Milan Kundera (1984)
Voilà une consultation comme je ne les aime pas. Une consultation sans la patiente. J'ai en face de moi le frère et la soeur qui viennent discuter de ce qu'il convient de faire pour leur maman.
La simple lecture de cette phrase devrait horrifier tout le monde et moi le premier. Mais j'ai déjà parlé de cela plusieurs fois à des collègues et ils ne m'ont même pas adressé une seconde d'attention : cela leur paraissait normal. Pas à moi.
Car le frère et la soeur ont sollicité cet entretien "pour savoir ce que j'en pense". Et moi qui suis le médecin traitant, je suis le premier en qui la patiente doit faire confiance, il ne faut pas qu'elle pense, qu'elle sache que des choses se trament derrière son dos, qu'il existe des propos cachés, des choses bonnes à dire à elle et bonnes à dire à sa famille, et pourtant je reçois les enfants qui vont peut-être faire un impair, dire qu'ils m'ont vu, par inadvertance ou en croyant bien faire, je reçois les enfants et, qui plus est, pour donner mon avis sur la stratégie à suivre et la patiente n'est pas là, "ma" patiente, comme on dit dans les feuilletons américains.
Et, en plus, ils m'ont pris par surprise. Ils ont pris un rendez-vous au nom de la fille et ils sont venus à deux.
"Nous sommes venus vous parler de maman. Cela ne vous dérange pas ?" Si, ça me dérange mais j'accepte. Et je sais très bien de quoi ils vont me parler. L'histoire est compliquée. Elle est d'autant plus compliquée qu'un deuxième avis a été demandé et que le deuxième avis est (un peu) contradictoire avec le premier. J'avais envoyé la patiente chez un chirurgien. Et ils sont allés en voir un deuxième, sur les conseils d'un membre de la famille qui connaissait un professeur à Paris.
Je me dis que demander un deuxième avis n'est jamais une bêtise, même s'ils l'ont fait derrière mon dos, mais, maintenant, je me trouve à devoir donner un troisième avis mais pas à la patiente, à sa famille et une famille qui n'a pas dit à la maman qu'ils étaient venus me voir. Ici, demander un deuxième avis, c'était quand même se poser la question de savoir s'il était nécessaire d'interrompre la continuité colique et pendant combien de temps, questionnement qui pourrait, si la réponse était possible de façon évidente, mériter plusieurs redites : avoir une poche sur le côté avec de la merdre dedans, ce n'est quand même pas rien...
Je ne sais pas quoi faire. Me fâcher ? M'indigner ? Monter sur mes ergots ? Leur faire la morale à ces deux enfants de trente et vingt-six ans qui s'inquiètent pour leur mère ? Au nom de quoi ? Au nom de mon statut marmoréen de médecin traitant qui m'a été octroyé par la CNAMTS après qu'elle m'eut enlevé, sous la pression des syndicats redevenus majoritaires, celle de médecin référent ? Je me calme et je les écoute.
Nous discutons des deux stratégies proposées et je comprends pourquoi, "ma" patiente a voulu un deuxième avis : elle n'avait pas envie de se faire opérer deux fois ; une fois pour les macro biopsies et une fois pour l'intervention elle-même. Ou elle n'en avait pas compris l'enjeu.
Ainsi, il faut le savoir, les patients, eussent-ils un médecin traitant, ne disent pas tout à leur médecin, même en le connaissant, ici, depuis une bonne quinzaine d'années... Ainsi, dans le monde réel, le monde des "vraies" gens comme disent les populistes de gauche et de droite, les "malades" peuvent ne pas tout dire, voire même mentir à leur médecin traitant ex référent. On savait depuis Hypocrite que les médecins ne cessaient de mentir à leurs malades (voir sur ce blog, le paternalisme, dire la vérité aux malades, l'utilisation du placebo ne médecine, et cetera) et on sait depuis Gregory House que les malades mentent également à leurs médecins.
Et je comprends également mais je devais avoir la comprenette difficilette, que ces deux enfants, aussi maladroits qu'ils puissent paraître sont morts de trouille.
Et à cet instant la jeune femme se met à pleurer pendant que je leur explique pour au moins la troisième fois combien, malgré tout, le pronostic n'est pas aussi catastrophique que cela. Je me tourne vers elle pour la mettre à l'aise et j'entends cette phrase stupéfiante pour moi, prononcée par le frère : "Tu ne devrais pas pleurer. Pas ici. Nous sommes chez le docteur. Pleurer, c'est privé..." J'esquisse une parole d'apaisement et la jeune femme de m'interrompre : "Mais c'est notre mère, quand même, on a besoin d'elle..."
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