jeudi 17 mai 2012

Les malades mentent tout le temps (Gregory House). Histoire de consultation 118.


Environ une fois tous les dix ans, un psychiatre libéral m'appelle en direct à mon cabinet. Cela doit faire trois fois en presque 33 ans d'exercice de la médecine générale.
Monsieur A, 81 ans, et sur mes conseils, consulte un psychiatre pour des troubles anxieux, vaguement dépressifs, développés sur un fond d'agressivité qu'il n'arrive plus à contrôler. Si je lui ai conseillé de consulter c'est essentiellement pour des raisons de confidentialité dans la mesure où je suis le médecin traitant et de sa femme et de sa fille et de certains de ses petits-enfants et de certains de ses arrière-petits enfants...
Il y a cinq ans, quand j'ai confié le patient au psychiatre que je connaissais et dont le cabinet est situé à une demi-heure en voiture de notre ville (les psychiatres libéraux se font rares dans des zones où les dépassements d'honoraires ne peuvent pas être très importants en raison des revenus moyens de la zone, je n'ai pas dit du secteur), j'avais écrit un courrier précisant notamment les antécédents somatiques du patient (double cancer dont il s'était sorti, troubles du rythme cardiaque et prothèse aorto-bifémorale pour lesquels il était traité) mais aussi quelques éléments psycho-biographiques. 
J'ajoute ceci concernant les lettres adressées à un psychiatre : que mettre dedans ? Soit vous avez affaire à un psychiatre qui ne lit pas votre courrier "pour ne pas être influencé" et cela ne sert à rien, sinon à informer le patient où vous en êtes de votre "analyse", soit vous avez un psychiatre qui ne lit les lettres qu'après que son opinion s'est formée, soit vous avez un psychiatre qui ne veut rien savoir venant du médecin traitant, soit vous avez un psychiatre qui lit tout et qui interprète tout avant même d'avoir vu le patient, soit vous ne risquez qu'une chose, que le psychiatre prenne le parti inverse de ce que vous avez écrit ou envisagé, mais, de toute façon, dans tous les cas, il ne vous répond jamais.
Et donc, le psychiatre libéral m'appelle vers dix-neuf heures et il me parle du patient pour lequel il est inquiet. Il me raconte ce qu'il a constaté, que le patient va mal, qu'il est angoissé, qu'il n'est pas près de passer à l'acte, enfin, il ne le pense pas, il me décrit sa personnalité, qu'il se fait une idée trop haute de lui-même et que la réalité le frappe de plein fouet, qu'il existe chez lui une blessure narcissique qui remonte à l'enfance, et, surtout, qu'il est en butte à l'hostilité incessante de sa femme et de ses enfants qui lui reprochent tout et n'importe quoi, qu'il n'en peut plus, qu'il est sous tension, qu'il a perdu son statut de mâle, qu'on le prend pour un crétin, qu'on lui fait comprendre qu'il ne sait rien faire, qu'il est incompétent et qu'il l'a toujours été, et, continue-t-il, "Vous qui connaissez la famille, comment est-il possible d'intervenir à votre niveau, car la situation est grave, elle m'échappe". 
Je ne lui réponds pas qu'il aurait pu m'appeler avant. Je ne lui réponds pas que le médecin traitant eût été ravi d'en apprendre plus sur cette blessure narcissique. Je ne lui réponds pas que je ne me rappelle pas avoir constaté que le patient éprouvait une trop haute idée de lui-même. Je ne lui réponds pas que je n'avais jamais remarqué qu'il se sentait découragé par l'hostilité de sa famille qui le dévaloriserait. Je lui dis en revanche que le patient en question n'a cessé, toute sa vie, de taper sa femme. Il ne lui a pas seulement tapé dessus avec des paroles, bien que dans les couples les paroles soient parfois plus difficilement supportables encore que les coups, non, il lui a tapé dessus, il lui a mis des volées, il l'a terrorisée, il l'a poursuivie quand elle a tenté de s'en aller, il la suivait partout quand elle voulait partir, il lui disait "Je te retrouverai...", il a aussi tapé sa fille et ses fils, quand ils étaient petits, il s'est montré méprisant à l'égard de ses petits-enfants qui ne réussissaient pas comme il l'aurait souhaité. Mais cela ne fait qu'un an que je sais cela alors que cela fait trente ans que je les connais. Jamais rien n'avait transparu. 
Je lui ai donc dit, au psychiatre, qu'il s'était trompé pendant cinq ans et moi pendant beaucoup plus longtemps.
Il a fallu qu'un jour la femme de mon patient, venue seule au cabinet, me fasse quelques confidences. Et je suis tombé par terre, je m'en suis voulu, je me suis demandé comment j'avais pu faire pour ne me rendre compte de rien. Je me suis même demandé, j'ai honte, au début, s'il ne s'agissait pas d'une affabulatrice tant les faits que j'avais constatés (et, en l'occurrence, que je n'avais pas constatés) me semblaient aller à l'encontre de ce qu'elle me racontait, puis j'ai tenté de réagir. Elle m'appelait de la maison quand son mari s'absentait. Mais elle ne voulait pas partir. Mais elle n'allait pas voir de psychiatre. Mais elle était soutenue par ses enfants. Mais il s'était calmé depuis une ou deux années, il ne la frappait plus, il la menaçait encore, il la serrait parfois contre un mur dans la maison, pour lui faire peur, il ne la lâchait pas pourtant, même quand elle allait faire des courses, il la bousculait parfois, et, quand je lui en parlais (malgré le fait que sa femme, terrorisée, m'ait demandé de ne rien dire, mais j'avais rusé, j'avais parlé d'une altercation avec un voisin que l'on m'avait rapportée), il baissait la tête, il ne cherchait pas à se justifier, il disait "Je tente de me calmer... Je fais des efforts... Aidez-moi..." Et cela faisait déjà quatre ans que je l'avais envoyé chez le psychiatre. Et les choses, d'après sa femme, se sont un peu arrangées. Il n'était plus violent physiquement. "Que pourrais-je devenir à mon âge ?" me disait-elle. "Ne me dites pas que je suis une victime, je le sais... Mais je ne veux pas partir. C'est trop tard."
Le psychiatre, au téléphone, a marqué le coup. Il s'était fait balader pendant des années, il n'y avait vu que du feu et là, tout d'un coup, le malade qui lui avait menti allait vraiment mal. Enfin, peut-être. 
A quoi servent les relations entre psychiatre et médecin traitant ? J'ai déjà évoqué ce problème de nombreuses fois et, plus particulièrement, ICI. Faut-il que l'entretien singulier entre un psychiatre et son patient ou entre le médecin traitant et son patient soit exclusif ? Comment faire pour qu'il n'y ait pas de clash ? Je ne parle pas d'un clash entre les deux médecins, cela n'a aucune importance, je parle d'un clash dans la tête du patient, un conflit d'intérêt au sens strict, quel est le discours qui me "parle" le plus au moment m, quel est le discours qui m'arrange le mieux à la seconde s, quel est le médecin qui me convient le mieux à l'instant i ? La lente construction d'une relation entre médecin et patient passe par des étapes, des hauts et des bas, et les différents interlocuteurs du patient (et le patient) peuvent (et doivent) ne pas aller au même rythme, passer par des chemins de traverse, se promener ou courir, prendre des raccourcis ou baguenauder le nez au vent, revenir sur leurs pas, hésiter, bégayer, se répéter, raconter toujours la même chose sous des formes différentes, dire le contraire en prenant les mêmes mots, penser à autre chose, être inconscients... ou laisser parler leur inconscient, en quelque sorte. Comment imaginer que ce qui se passe dans un cabinet se passe de la même façon dans un autre ? Comment espérer qu'en utilisant des techniques différentes des idées contradictoires ne se chevauchent pas, parfois au même moment ? Et par quel miracle cela pourrait-il être "bon" pour le patient, c'est à dire, comment le patient pourrait retrouver son unité dans une telle confusion des sentiments, si j'ose dire ? Comment le patient pourrait tirer profit d'un tel amas de faits, de constatations, d'avis, de conseils, de pistes, de portes à ouvrir ou à fermer ? Je laisse la réflexion ouverte mais elle me semble fondamentale et, à mon avis, soulève le problème crucial de l'entretien psychologique (je ne sais pas trop commet l'appeler), à savoir qu'il est très (trop ?) opérateur dépendant.
Pour en revenir à Monsieur A : va-t-il vraiment plus mal ? N'est-il pas encore en train de promener son monde ? Ne nous utilise-t-il pas encore ? On dira : un homme aussi tyrannique avec son entourage ne peut pas être franchement bon et ne peut pas aller bien. Mouais. Est-ce qu'un pervers ne prend pas du plaisir ? Est-ce que ce plaisir est condamnable en soi ou seulement parce qu'il peut causer du mal à autrui ?
Je n'en sais rien. 
Le psychiatre est en train de digérer ce que je suis en train de lui dire. Mais un psychiatre s'en sort toujours, il a toujours une explication à donner, il a toujours une veste à retourner. Celui-là me dit ceci : "C'est très intéressant. Je vais y réfléchir. Tout ce que vous venez de me dire va alimenter ma réflexion. Ne faites rien pour l'instant. Bien entendu, je ne vous ai pas appelé. Je vais le revoir dans quinze jours, je vous rappellerai après."
Il est gentil, le psychiatre. Il m'appelle pour m'inquiéter et ensuite il me dit de ne pas m'inquiéter alors que je lui ai appris sur son malade des choses qu'il ne connaissait pas et qui sont, proprement, bouleversantes.
(Lucian Freud. Reflection with Two Children (Self-Portrait), 1965)

5 commentaires:

Charlotte a dit…

Bonsoir,
je pense que les patients mentent autant que les médecins ... Ce sont des êtres humains.
Quant à savoir si les échanges entre les médecins sont bénéfiques pour le patient ?
Non, car ils faussent la relation avec le patient, mais oui, car ils peuvent aider les professionnels à mieux connaitre leur patient. Cependant, ne doit-on pas laisser le patient construire lui-même sa relation avec ses médecins ?
Une patiente

Anonyme a dit…

Cher confrère,

Comment situez vous votre intervention à la lumière des articles ci-dessous ?


Article 4 (article R.4127-4 du code de la santé publique)

Le secret professionnel, institué dans l'intérêt des patients, s'impose à tout médecin dans les conditions établies par la loi.
Le secret couvre tout ce qui est venu à la connaissance du médecin dans l'exercice de sa profession, c'est-à-dire non seulement ce qui lui a été confié, mais aussi ce qu'il a vu, entendu ou compris.


Article 45 (article R.4127-45 du code de la santé publique)

II. ― A LA DEMANDE DU PATIENT OU AVEC SON CONSENTEMENT, le médecin transmet aux médecins qui participent à la prise en charge ou à ceux qu'il entend consulter les informations et documents utiles à la continuité des soins.
Il en va de même lorsque le patient porte son choix sur un autre médecin traitant.


Article 68 (article R.4127-68 du code de la santé publique)

Dans l'intérêt des malades, les médecins doivent entretenir de bons rapports avec les membres des professions de santé. Ils doivent respecter l'indépendance professionnelle de ceux-ci et le libre choix du patient.
AVEC L'ACCORD DU PATIENT, le médecin échange avec eux les informations utiles à leur intervention.

Frédéric a dit…

Toutes ces questions, Dr Grange...
Vous avez peut-être bien 20 ans d'avance sur moi, en exercice de la médecine, et toujours toutes ces questions !...
Je désespère : jamais une bonne grosse certitude bien grasse à se mettre sous la dent... Jamais !!!
Toujours pleins de petites questions maigrelettes, qui ne nourrissent pas leur homme, à peine comestibles...
Mais je vais mourir de faim, moi ! Tiendrai pas, moi !
Bouuuhhh...

Trêve de plaisanterie, j'ai bien aimé le passage sur "le discours qui parle le plus au patient", "le médecin qui lui semble le plus crédible à l'instant t", etc.
Il faut parfois accepter que le patient ai besoin d'une autre réalité que celle que nous avons en stock à lui proposer (qui est une émanation de notre propre réalité). Ne pas y voir une trahison ni même un désaveu. Ne pas juger de ce qui est bon ou mauvais dans l'absolu, mais plutôt de ce qui est utile à ce patient en ce moment.
Voilà voilà.
Sinon il me semble que notre métier recèle une bonne part d'artisanat : mettre les mains (et les pieds, et parfois la tête) dans le cambouis, bricoler pour que ça tourne quand même. Et une petite part de création artistique pure : parfois, un petit coup de pinceau, façon maître de calligraphie, et un petit rayon de lumière fait jour, sans qu'on l'ai voulu.

Bonne route,

Frédéric

BT a dit…

Le dysfonctionnement dans la "cellule" familiale ne pourra être perceptible que le jour où les membres accompagnant celui qui les "maltraite"prennent du recul en considérant la situation anormale. A ce moment, ils se livrent à l'extérieur ( au monde social, médical), entraînant une rupture fragilisant la cellule mais condition sine qua non pour démarrer une prise en charge de chacun des membres.
Dans une autre dimension on peut rapprocher le déni de grossesse , la cellule représentée par la mère et l'enfant vit cachée, le jour où la mère accepte de reconnaître son enfant, son ventre se déploie au grand jour à la stupeur de ceux qui l'entourent ( qui n'avaient rien vu), elle se trouve, cependant, à ce moment très vulnérable et nécessite une prise en charge extérieure.
On ne peut pas parler de mensonge mais plutôt de tolérance à une situation n'apparaissant pas forcément comme anormale à ceux qui la vivent avant de la dévoiler.

CMT a dit…

A propos de petits secrets de famille et de violence, j’avais eu à réfléchir à cette question lorsque je m’étais intéressée aux problèmes d’abus sexuels et d’inceste.

Dans les situations d’inceste le père, généralement, s’affranchissant de la loi commune, se comporte en despote et en incarnation de la loi soumettant sa famille à une multiplicité de règles à la fois strictes et arbitraires, souvent prétexte à la répétition de violences.

Les enfants soumis à une telle violence, de manière directe ou indirecte, même comme témoins ou spectateurs sont, d’une part traumatisés, comme des recherches récentes l’ont montré pour les enfants témoins de violences conjugales, d’autre part exclus, exclus par ce secret qui les isole du reste de la société. Et donc ils savent très bien que cette violence, et ce secret, maintenu par la violence, la menace et le chantage affectif n’est pas normal.

On peut voir des jeunes filles rigoler un jour avec leurs copines et le lendemain se taillader les veines ou prendre des médicaments pour se suicider. Malheureusement trop souvent, les affaires d’inceste sont révélées par des aînées qui veulent épargner à leur petite sœur ce qu’elles ont eu à subir.

Avant la loi du 10 juillet 1989 sur la protection de l’enfance il n’était pas extraordinaire qu’un thérapeute veuille suivre seul une famille incestueuse sans informer les autorités judiciaires. Pensant, dans une terrible arrogance, pouvoir « guérir » cette famille, le thérapeute était ainsi ni plus ni moins englobé dans le dysfonctionnement familial, dans le secret, ce qui permettait à la famille de continuer à dysfonctionner.

Les violences conjugales justifient, quand on en a connaissance, une information préoccupante si des enfants sont présents au domicile.
Lorsqu’on n’est pas dans le cadre de l’enfance en danger, de violences caractérisées qui sont renvoyées aux services judiciaires, l’évaluation suite à l’IP est faite par les personnes du Conseil Général en charge de la protection de l’enfance. Un grand progrès a été fait avec la loi du 5 mars 2007 qui met les parents au centre de la démarche concernant leur enfant.
Par exemple, les travailleurs sociaux sont maintenant tenus de lire à haute voix et intégralement le rapport rédigé suite à l’évaluation de la famille. Cela oblige à beaucoup de professionnalisme. Mais cela permet aussi aux parents d’être confrontés à un regard extérieur qui leur renvoie une image de leurs dysfonctionnements. C’est très constructif en fait.


Je pense que les violences physiques sont moins puissamment destructrices que les violences incestueuses parce que dans ces dernières il y a un déni de la place de l’enfant qui porte atteinte à son identité même.

Mais le point commun est le despotisme du parent maltraitant qui s’autorise tout, qui s’érige en incarnation de la loi et hors du champ de la loi.

Et donc faire entrer la loi dans ces familles est une démarche, non seulement obligée légalement, quand il s’agit de protection de l’enfance, mais thérapeutique. Aussi parce que cela permet de remettre cette famille dans la société et d’interrompre la transmission transgénérationnelle de la maltraitance.
Voici un bon texte sur ce sujet : http://www.therapie-familiale.org/resonances/pdf/vous_%20av_dit_inceste.pdf