jeudi 12 juillet 2012

Une patiente dont je suis le médecin traitant et dont l'ordonnance est critiquable. Histoire de consultation 125.


J'ai reçu hier un appel émanant d'un médecin qui s'est à peine présenté et qui me demandait des renseignements sur une patiente que j'avais adressée en convalescence dans un établissement de soins  de suite au décours d'une petite intervention chirurgicale. J'ai un a priori très mauvais à l'égard de cet établissement car sa spécialité est de redemander des examens complémentaires qui ont été faits mille fois auparavant... Autre chose : c'est la patiente qui a combiné l'affaire avec le chirurgien et j'ai dû faire un courrier rapide la veille de son départ pour résumer sa situation clinique.
Le confrère m'a appelé au milieu de ma consultation et j'ai beau savoir comment d'autres confrères font pour ne pas répondre au téléphone au milieu d'une consultation, je n'ai jamais réussi à régler ce problème. Et j'ai une secrétaire qui filtre. Mais la secrétaire n'est pas là tout le temps : par une sorte de fatalité elle a des horaires moins étendus que les miens... Et j'ai tendance à dire aux patients de m'appeler "entre deux" plutôt que d'alourdir mes consultations... J'ai en ce moment au moins sept patients qui m'appellent régulièrement pour me communiquer les résultats d'INR... 
Cette patiente, Madame A, 74 ans, est hypertendue diabétique et présente des antécédents d'embolie pulmonaire. Enfin, c'est ce que je présume. Cela fait six mois qu'elle a changé de médecin et cela fait six mois que je patauge.
Je patauge et je m'énerve contre elle car elle est la championne des plaintes et des récriminations.
Je patauge et je m'énerve car le dossier que m'a transmis l'ex médecin traitant était étique et que je ne me suis jamais excité pour obtenir directement des compte rendus d'hospitalisation.
Je patauge et je m'énerve car je lui ai demandé plusieurs fois de prendre rendez-vous pour faire le point sur ses antécédents et sur ses traitements et qu'à chaque fois la consultation a été "encombrée" par de nouvelles plaintes, de nouveaux symptômes, de nouvelles questions et que mon interrogatoire se termine à chaque fois en eau de boudin.
Vous me direz, et vous aurez raison, ce ne sont que des prétextes. Mais attendez la suite.
Le docteur B me téléphone donc pour me demander pourquoi elle prend le médicament M1 et le médicament M2 au milieu des 6 médicaments qu'elle prend. Et à ma grande honte, je vous rappelle que je suis en consultation, que j'ai un malade en face de moi, qu'il se moque comme d'une guigne de Madame A, que, pendant que je réponds au docteur B et que je fais des gestes d'excuse au patient assis en face de moi, j'ouvre le dossier de la patiente et que je me pose des questions bêtes à propos des questions bêtes que me pose mon collègue : en gros je ne sais pas pourquoi elle prend le médicament M2 (de la molsidomine) et pourquoi j'ai continué le médicament M4 (fluindione). Rien que cela.
Moi qui suis le premier à dénoncer les ordonnances de merdre, à prôner la déprescription et autres trucs à la mode, je me retrouve dans la position du médecin que je n'aime pas, le renouveleur automatique d'ordonnances qui ne se pose pas de questions, qui renouvelle, qui renouvelle, qui remet à plus tard ce qu'il pourrait faire aujourd'hui, qui se dit que changer les traitements va être source d'ennuis et d'effets indésirables encore plus embêtants que les effets indésirables que la patient n'a pas encore eus et qui bien entendu ne sont que potentiels, non obligatoires, et qu'il ne faut pas exagérer, cela se saurait si c'était si dangereux que cela... Donc le confrère qui me téléphone et qui a lu le bref mot que j'ai écrit (à la main et sur un coin de table, après tout ce n'est pas moi qui ai décidé des soins de suite) doit me prendre pour une buse, pour un médecin généraliste de rien du tout qui ne connaît même pas le dossier de sa patiente, un khon en quelque sorte.
Je ne sais pas, je n'ai jamais su, le dossier est peu explicite, pourquoi elle prend de la molsidomine, je saurai ensuite, j'ai quand même fait un peu le boulot, qu'il y avait eu de vagues douleurs angineuses dont elle ne m'a jamais parlé, lors d'une hospitalisation il y a très longtemps et dont personne ne s'était inquiété, à juste titre probablement, sauf pour le maintien du médicament qui ne sert probablement à rien. Je ne me suis pas non plus posé de questions sur le fait qu'il fallait ou non maintenir le traitement par fluindione... Nul !
Cette patiente diabétique prend par ailleurs un médicament dont je n'avais jamais entendu parler auparavant, de l'Eucras. Et, lors de la première consultation que j'avais eue avec elle il y a six mois, elle m'avait dit : "C'est le seul médicament contre le diabète que je supporte, les autres, soit ne marchent pas soit me donnent des trucs bizarres..." Et j'ai renouvelé Eucras, je l'ai d'autant plus renouvelé que son HbA1C, le maître étalon des diabétologues, des capistes et des indicatorologues, est à 6,8 (ce qui, pour un diabétologue distingué qui me l'a écrit pour un autre patient, est trop en fonction de recommandations jusqu'au boutistes tirées d'on ne sait d'où et pas de l'HAS dont les recommandations avariées ont été retirées)...
Mais ce qui m'a le plus énervé (la paille et la poutre) c'est qu'en fin de communication téléphonique le confrère m'a dit "Vous ne trouvez pas qu'elle présente une hypothyroïdie ?..." Or le levothyrox chez les personnes âgées me donne tellement de boutons...
On le voit, ce coup de fil d'un éminent confrère soulève un nombre infini de questions que je vais essayer de résumer et qui montrent à l'évidence qu'il est beaucoup plus facile d'être un éminent spécialiste qu'un non moins éminent médecin généraliste.

  1. Est-il concevable de refuser tout appel téléphonique durant une consultation et comment faire pour ne pas rater un appel important ou, pour le moins, pertinent ?
  2. Faut-il accepter d'écrire des courriers pour des décisions que nous n'avons pas prises ou pour des patients qui ont pris rendez-vous sans vous en avoir parlé auparavant ?
  3. Faut-il accepter que des patients soient suivis en soins de suite dans des établissements qui refont des examens complémentaires inutiles pour améliorer l'ordinaire ? 
  4. Faut-il dénoncer ces établissements ?
  5. Est-il possible d'accepter un nouveau patient sans disposer de tous les éléments du dossier ?
  6. Peut-on accepter de re prescrire des médicaments que nous ne connaissons pas bien ou dont savons par ailleurs qu'ils n'ont pas (vraiment) fait la preuve de leur efficacité, même si les indicateurs sont au vert ?
  7. (Est-il possible aujourd'hui d'avoir des certitudes sur le traitement du diabète de type II en sachant que les "anciens" médicaments qui auraient théoriquement fait leurs preuves (metformine, glibenclamide) n'ont en réalité pas vraiment fait leurs preuves (étude UKPDS pour le moins "légère")) ?
  8. A quel moment arrêter le traitement anticoagulant chez une patiente âgée et fragile ?
  9. Faut-il systématiquement, même chez une patiente dont l'INR est stable, changer la fluindione pour la coumadine qui est beaucoup plus utilisée dans le monde, théoriquement beaucoup plus fiable, mais dont je subodore que son origine états-unienne est une des meilleures raisons de son rapport efficacité / risques favorable ?
  10. Comment envisager qu'un médecin qui prône l'attention, la dé prescription, la dé médicalisation de la vie, se soit laissé piéger par une ordonnance aussi banale et qu'il n'ait pas cherché à savoir les tenants et les aboutissants de cette prescription ?
  11. Pourquoi les malades que nous considérons comme casse-pieds finissons-nous par ne plus les entendre et, au bout du compte, ne pas les soigner ?
  12. Pourquoi nombre de personnes âgées sont traitées systématiquement pour une supposée hypothyroïdie ?
J'imagine que le lecteur aura d'autres questions à se poser en lisant ce post...
Pas fameux, en tous les cas.

(Kenya 2012 - Photographie : docteurdu16)

5 commentaires:

Docmam a dit…

1. J'ai pas la solution, mais lui étant en centre et vous en pleine consultation, il était peut être plus facilement joignable : à rappeler entre deux consultations pour être tranquille.
Quand aux coups de fils pour INR, je préfère encore prendre 1/4h tranquille pour rappeler ceux dont l'INR est mauvais qu'être interrompue en consultation.
Mais une fois de plus je n'ai pas les réponses parfaites.
2. Si vraiment je ne sus pas d'accord avec les choix de la patiente, pourquoi engager ma responsabilité juste pour qu'elle soit mieux remboursée ? Je me fend parfois d'un "Mme Bouton me demande une lettre pour un rendez-vous qu'elle a pris chez vous. Confraternellement." Au moins en face il comprend.
5. Là... un peu obligé, puisque le patient ne pourra faire parvenir le dossier qu'une fois qu'il saura qui est son nouveau médecin.
6. 7. 8. 9. Des questions qu'on se pose tous les jours...
10. Enfin n'ayant pas en main tous les éléments le choix est biaisé...
Au final au moment d'un renouvellement, est-il mieux pour le patient d'arrêter tous les traitements sous prétexte qu'on ne connaît pas le début de l'histoire et tous les rebondissements ? Ou de poursuivre en attendant d'en savoir plus en faisant un minimum confiance au confrère d'avant en se disant qu'ils doivent bien être là pour une raison ces médocs...
Pas de réponse toute prête non plus.

6 mois, ce n'est pas très long dans un suivi, et on ne peut pas soigner les gens comme il faut si ils ne font pas un effort aussi...

T3kr0m a dit…

Vous ne vous posez pas la bonne question. En réalité vous vous demandez si vous avez bien fait et vous avez des remord sur votre possible échec.
Rassurez vous l'erreur est humaine et un patient attends de son médecin qu'il fasse de son mieux, la perfection n'existant pas.
Faites donc de votre mieux et ne répétez pas les erreurs commises, pour le reste il n'y a rien à faire.

Anonyme a dit…

Etant nouvellement arrivé en médecine de campagne, je découvre tous les patients de cette manière.
"Mais pourquoi sont-ils traités de la sorte?" ...est une question que je me pose 20 fois par jour...
Ma question concernant cette C 125, est "pourquoi n'avez-vous pas pris le temps de revoir son traitement???"
Pas le temps car surchargé de consultations dont le motif paraîtrait dérisoires il y a 40 ans (genre nez qui coule)?...et du coup, question du tarif de la Consultation ?
Fatigue ? Patient "difficile"? méconnaissance des problèmes (EUCRAS ? Pourquoi AVK au long cours?,etc...)
Bref. Moi, je passe pour quelqu'un qui "arrête les traitements" et fait couler le chiffre d'affaire de la pharmacie locale...
Mieux vaux renouveler sans réfléchir?
RB

Frédéric a dit…

La théorie à l'épreuve de la réalité...
Sûr que ça n'est pas le genre de situation qui réconforte notre égo de médecin consciencieux, mais quand même, "à l'impossible nul n'est tenu".

Ce post m'évoque tant de situations familières...
Tiens, comme cette charmante mamie de 83 ans et 120 kilogrammes, diabétique-hypertendue-arythmique-insuffisante dans plein de domaines (mais pas dans celui de l'humour, c'est le plus important), que je vois à domicile depuis 3 mois.
Elle est systématiquement déséquilibrée de tous les côtés, ne prend ses médicaments les jours où elle est de bonne humeur, fume le cigare et ne boit que de la bière belge. Je l'aime bien.
La semaine dernière, quand elle a fait un érysipèle sur une de ses jambes qui sont plus larges que mes cuisses, qu'elle a tout à coup attrapé un teint gris, une tension anormalement normale, une CRP à près de 200 et un INR à 5,7, jai pris mon courage à deux main et me suis fendu d'un courrier façon VIP tapé à l'ordi et tout le tintouin, afin de l'adresser dans un service d'urgences que je croyais savoir de qualité.
Dans mon courrier, j'expliquais qu'une courte hospitalisation lui serait bénéfique, tant pour traiter son érysipèle et ses ulcères, que pour adapter son insulinothérapie et monitorer sa tension artérielle, que comme ça on pourrait repartir sur des bases plus saines, que les choses étaient ingérables à domicile, tout ça.
Mamie était d'accord sur le principe, elle a bien assez de ressources pour encaisser quelques jours d'hopital, tout était nickel.
Au final, les urgences me l'ont renvoyé illico presto, me congratulant pour le très bon traitement antibiotique que j'avais entrepris, et concluant qu'en somme, il n'y avait aucun problème relevant d'une hospitalisation.
Une question : à quoi sert l'hopital ?
Mamie n'était-elle pas rentable vue au travers de la grille T2A ?
Mais le plus important, et le plus étonnant :
depuis cet épisode, les glycémie et tensions de Mamie sont presque rentrées dans l'ordre, elle a une pêche d'enfer, et m'a remercié de tout cœur, la voilà repartie pour un tour.
Moi ? Je n'y comprends rien, mais au fond je trouve que les choses sont bien ainsi.

Je repense aussi à d'autres fois où, endossant ma cape de bon docteur-EBM qui ne prescrit que des traitements utiles et validés par la science, j'ai arrêté quelques cachets me semblant accessoires chez des personnes âgées dont je reprenais le suivi, et qui à la suite de ce petit coup de balais de rien du tout, sont parties en c****** avec l'insouciance joyeuse qui caractérise parfois les personnes d'un âge avancé.

Je pense aussi à ce papy qui a failli passer l'arme à gauche il y a 2 ans après un infarct massif, et qui est tellement bien et tellement fragile que je n'arrive pas à me résoudre à arrêter son CLOPIDOGREL, alors qu'il est déjà sous aspirine.
La science voudrait qu'on arrête, mais une autre petite voix me dit, d'ailleurs de plus en plus souvent et de plus en plus fort, que le mieux est l'ennemi du bien.

Ne soyez pas trop dur avec vous même, Docteur Grange.
Les patients et la vie s'en occupent déjà ;)

Frédéric

Anonyme a dit…

cher doc du 16, je me reconnais tellement que je ne vais pas résister à l'envie de répondre aux questions auxquelles il ne faudrait théoriquement pas répondre mais ainsi on déculpibilisera tous ensemble ;-), entre MG, merde alors !
1. oui car les appels importants sont rarissimes et peuvent attendre, même l'hôpital (de toute façon on est jamais appelé là où on pourrait apporter mille bénéfices)
2. oui et non, ça dépend de l'humeur du moment. De toute façon peu les lisent ou ils sont foutus à la poubelle.
3.rien à foutre ;-) c'est leur problème ! On ne peut pas être seul à faire des efforts économiques
4. non, toute délation amoindrit l'âme et créé un jour ou l'autre en retour rumeur et calomnie
5.oui à condition qu'il finisse par accepter d'être soigné tel que le médecin l'entend. En cas de discorde, faut vite divorcer car sinon l'avocat viendra quand même un jour ;-)
6. oui un peu car la "préférence du patient" entre en jeu, du moment qu'il n'y a pas de risque majeur
7.oui !
8.je ne suis ni pour ni contre. J'attends de trouver un prétexte pour l'arrêter ;-) c'est hypocrite et manipulatoire je sais mais bon ...
9.non, on ne peut pas lutter seul contre un tel tsunami fluindionesque
10. le médecin n'était pas seul; il semble qu'il avait en face de lui une personne pénible à gérer. Euphémisme pour éviter d'être jeté du blog ;-). Bien dit, on pourrait dire qu'on ne soigne pas seul. La patiente est plus responsable que vous de cette situation. Sauf qu'en tant que "sapiteur", c'est nous, le médecin, qui en prendrons plein la g....
11.nous sommes des êtres humains. On n'aide que ceux qui le veulent, pas ceux qui n'entendent pas ou qui n'entendent qu'eux
12. parce que le concept d'hypothyroidie "fruste" est passé par là il y a quelques années et que ça donne du grain à moudre à certains endocrino et qu'il est de bon ton de tout traiter chez les personnes âgées. C'est bien connu, un vieux "gâteux" ça n'existe plus, c'est un trouble cognitif dégénératif d'origine mixte.
et là la beauté de la MG s'étale au firmament etc ... etc ....
t lambert