Un congrès à Chicago (ASCO 2023)
21
La fabrique d'un expert.
Gers est prêt. Pour la énième fois, et certainement pas la dernière, il a revu ses écrans, il a relu ses notes, il sait tout, il connaît tout et, à moins d’un accident vasculaire cérébral pendant sa présentation, il ira au bout. Il sait aussi qu’il pourra compter sur Milstein pour son propre topo : Milstein est un pro et comprend les choses. Il est même trop soucieux des détails. Il est capable de voir chez les autres le moindre défaut, même sur des sujets qu’il connaît mal. Il est capable dans le service de déceler sans faire aucun effort ce qui cloche et ce qui pourrait être challengé. Certains en ont fait les frais car il ne ménage personne et ne prend pas de gants. Les erreurs de ses collaborateurs, il les prend comme une attaque personnelle. Et contrairement à toute attente, le mandarinat, ses dépendances et le pouvoir absolu, il accepte qu’on lui fasse des reproches. Il faut certes choisir le ton, il faut certes y mettre les formes, il faut certes être sûr de soi, avoir des biscuits ou, comme au tribunal, avoir des preuves, mais il faut se lancer car il préfère que son équipe lui dise ce qui ne va pas, même en public, plutôt que de l’entendre de collègues ironiques et méchants qui se moqueraient de lui.
Brébant décoche un sourire à Gers : « Tu avances ? - Oui. J’ai presque fini. Tu sais que je rédige en même temps les questions contre Milstein et il me semble qu’il y aurait une sorte de problème à te les montrer… - Tu n’as qu’à ne me parler que des questions que tu vas poser à Ursula. - T’es con. - Franchement, je pense qu’il vaut mieux que tu ne me les montres pas, ce serait plus fair, mais, en même temps, c’est un secret de polichinelle, l’abstract est paru, tout le monde connaît le truc. - J’attends tes propres questions avec impatience…- Sur Milstein ou sur Ursula ? – Déconne pas, je parle de Milstein. D’ailleurs tu ne connais rien sur Ursula. - Ce n’était pas prévu dans le contrat. - OK, on va s’amuser. Mais j’imagine que tes propres questions sur notre étude vont être gratinées. - J’espère que mes chefs ne les verront pas car c’est une putain de critique contre le protocole.
- C’est toi qui l’as mis au point… Pas complètement. J’ai eu des pressions. - Des pressions ? - Tu fais l’âne pour avoir du son. - Il y avait longtemps que je n’avais pas entendu cette expression. Tu sors ça d’où ? - Au lieu de te moquer tu ferais mieux de te concentrer sur les réponses que tu vas me fournir… As-tu commencé à rédiger l’article ?
- Heu oui, un peu. - T’as intérêt à t’y mettre dès notre retour. Il faut qu’on le soumette le plus rapidement possible. Ça urge… »
S’il n’y avait pas les enjeux promotionnels sous-jacents on pourrait affirmer que ce dialogue entre les deux hommes, leur façon de travailler, sont dignes d’une disputatio scientifique de haut vol. Comme il y en a souvent entre de dignes médecins, même dans un avion qui file vers Chicago. Mais n’oublions pas le contexte : Gers est devenu l’objet de Brébant, il fabrique un expert pour dire du bien des molécules de la Firme 1.
(Pour lire depuis le début : LA)