Griot au Niger.
Il y a deux ans.
Monsieur A, 26 ans, je ne l'appelle pas Monsieur mais par son prénom (B). Je le connais depuis sa sortie de la maternité. Aujourd'hui il a un (gros) rhume et il s'agit, peut-être, d'un prétexte pour m'annoncer qu'il va se marier. "Avec ta copine ? - Non. - Ah..." Cela fait au moins trois
ans qu'il a une copine que je connais. Il se tortille sur sa chaise.
A moins que cela ne soit pour obtenir un arrêt de travail pour aujourd'hui qu'il me parle de son mariage. Allez savoir. "Je suis cassé et je n'ai pu aller au taf."
Mouais.
"Tu me présenteras ta future ? - Elle est encore au Sénégal."
Gloups.
Mon ami B se marie avec une Sénégalaise. Pourquoi pas (enfin je ne pense pas cela) ? Moi, très lourd : "C'est un mariage arrangé avec une cousine ? - Vous savez ça comment ? - Je suis un gros malin. Tu ne le savais pas ? - Docteur... - Bon, dans ma naïveté, je croyais que les mariages forcés, cela ne concernait que les filles. - Vous ne savez pas tout docteurdu16... - Les toubabs ne sont pas informés de tout sur les Poulars. Ils ont même parfois des surprises."
Je le regarde avec ma tête de toubab qui essaie de ne pas faire de morale dans le genre "Nous les blancs on se marre..."
Il sourit.
"Vous pensiez que cela ne pouvait pas m'arriver ? - Quoi ? - Ben, un truc comme cela. - Je ne sais pas, tu jouais les affranchis et, maintenant... Tu ne pouvais pas refuser ? - C'était difficile de faire autrement. Vous savez, chez nous, il faut faire plaisir à la famille, je n' avais pas envie d'être éjecté... - A ce point ? - A ce point."
Je ne souris pas. Je réfléchis à la façon de me tirer de ce mauvais pas. Quel mauvais pas me dit mon petit diable bobo ? Mauvais pas : comment ne pas laisser penser à B que je vais le juger et, si je le juge, après tout, on a bien le droit de juger ses patients, comment ne pas être vécu comme un méchant blanc post colonial faisant suer le burnous moral des Indigènes de la République ? Je me calme. Heureusement que B vient à mon secours : "Je sais ce que vous pensez. - Ah oui... - Je sais que vous me désapprouvez, que vous pensez que je n'ai pas eu les roucous assez costauds pour dire non. - Non, je ne pense pas cela." Là, je mens. Pas tout à fait. Mais je mens quand même. Je me rappelle telle fille qui a dit non à sa famille et pour laquelle les choses ont fini par se tasser.
"Non, je pense à ta copine..." Je viens de trouver un argument de poids, la corde sensible sur laquelle il est possible de tirer des lamentos.
"Là, docteurdu16, c'est pas cool. - A ce point ? - Vous savez que je ne pense qu'à cela." J'enfonce le clou :" Tu n'es pas le premier et tu ne seras pas le dernier. La femme blanche peut aller pleurer dans son coin et toutes ses copines lui diront On te l'avait bien dit... - Mais je l'aime. - Mais tu la quittes. D'ailleurs, est-ce que tu savais que tu la quitterais ? - Oui."
Je me reprends. Je suis un sale con. "Ecoute-moi, B, je sais que tu es plongé dans une situation inextricable et que tu souffres. Je le sais, tu as beau prendre de grands airs... Tu souffres. Et pas seulement de ton mariage forcé et de ton abandon forcé. Tu souffres parce que tu te demandes ce que ta thèse va devenir, ta grande thèse sur la polygamie en zone sensible. Je me trompe ?"
J'ai droit à un sourire. "Comment pouvez-vous savoir des choses pareilles ? Vous êtes un marabout blanc. - Cela ne fait que trente ans que je suis ici..."
Aujourd'hui. C'était ce matin. Madame A est face à moi et elle vient simplement pour renouveler (je sais, il y a des médecins qui s'étranglent en lisant ce verbe, moi, non) sa pilule. C'est la femme de B. La cousine sénégalaise. Il n'y a rien à dire : elle est charmante. Elle fait des études à Nanterre et ce n'est pas le genre à être la deuxième femme. La consultation est sur le point de durer deux minutes. Madame A, quand elle s'est mariée, n'était jamais venue en France. "Comment va B, sa thèse avance ?" Elle fait un bruit avec l'arrière-gorge : cela veut dire que quelque chose ne va pas. "Il a du mal." Va-t-elle parler ? Je n'ai pas encore appuyé sur Imprimer et un grand silence règne dans la pièce. "Qu'est-ce qui se passe ? - Il a presque abandonné... - Non ?"
L'histoire est simple : quand elle est arrivée en France il a fallu qu'il se mette à travailler pour les faire vivre et la thèse de sociologie est passée quasiment à la trappe. Un effet collatéral du mariage forcé ? Sans doute. "Mais c'est une grosse con..., bêtise... - Oui, je le lui ai dit. Mais on ne peut pas faire autrement. Vous ne connaisse pas les Africains..." Ben, si, je connais un peu les Africains originaires de la région du fleuve, cela fait trente-deux ans que je les reçois et qu'ils viennent me voir.
Je dirai qu'ils sont plus pessimistes que moi sur l'avenir de leurs pays (Sénégal, Mauritanie, Mali).
B a longtemps parlé avec moi de sa thèse. Lui-même issu d'une famille polygame il avait le "droit" et l'"autorisation" du parler universitairement correct d'enquêter sur les souffrances des femmes et des enfants de ces familles. J'y reviendrai peut-être un jour. J'ai beaucoup d'histoires à raconter. Des histoires de chasse, comme on dit. Pas un discours structuré de sociologue ou d'anthropologue. Mais je me suis fait une opinion, non pas une opinion morale, occidentale, mais une opinion humaine.
B a de la chance qu'on l'ait forcé à se marier à une jeune femme qui paraît équilibrée et qui se fond dans sa belle-famille avec sincérité. Madame A a de la chance qu'on l'ait forcée à se marier avec B qui est un garçon ouvert, intelligent et qui aurait été capable de terminer sa thèse (ce qu'il ne fera plus, désormais) sur un sujet sensible.
"Vous vous sentez coupable ?"
Elle me regarde comme si elle n'avait pas compris mais elle a compris.
"Coupable de quoi ? - Ben, qu'il n'ait pas continué sa thèse. - Non. Pas coupable du tout. - Ah..." Où ai-je mis les pieds dans le mauvais plat ?
Nous nous regardons. Elle est jolie et elle le sait. Mais elle ne veut pas en profiter. Elle a un secret à me dire. Elle ne me regarde plus : elle a besoin de se lancer.
"B n'a pas terminé sa thèse parce qu'il ne le pouvait pas. - Heu... - Il ne le pouvait pas car plus il avançait, plus il racontait, plus il faisait des statistiques et plus il se disait qu'il n'avait pas le droit. - Le droit de quoi ? - Le droit de raconter ce qui se passe dans les familles africaines polygames vivant dans les quartiers. Il ne pouvait pas leur faire cela. - Et qui le fera ? - Peut-être personne."
Je vous disais que cette jeune femme était un ange.
B a renoncé deux fois : en acceptant ce charmant mariage arrangé et en quittant la jeune femme qu'il aimait et en n'écrivant pas sa thèse.
Nous avions la chance d'avoir en B à la fois un presque griot et un futur diplômé de troisième cycle de l'enseignement supérieur et il s'est tu. J'espère, mais je ne suis pas un spécialiste de l'anthropo-sociologie, que ce genre de thèse existe déjà ou va exister, mais la sienne est morte. C'est drôlement dommage.
Nous avions la chance d'avoir en B à la fois un presque griot et un futur diplômé de troisième cycle de l'enseignement supérieur et il s'est tu. J'espère, mais je ne suis pas un spécialiste de l'anthropo-sociologie, que ce genre de thèse existe déjà ou va exister, mais la sienne est morte. C'est drôlement dommage.
3 commentaires:
Vous racontez bien. J'aimerai lire votre opinion humaine et, surtout, ce qui l'a forgée. J'ai fait médecin aussi pour ça.
NP
oui moi aussi j'aimerais lire vos histoires ;Celle ci laisse un goût amer ...
Mine de rien, on apprend énormément de choses ;-)
C'est pas docteur en médecine que vous êtes, mais docteur en sociologie ;-)
Je dirais, ce n'est pas un récit à mettre dans toutes les mains… mais c'est tellement plus humain que les YAKA* et autres YFOKON !
* véridique : ma ville est jumelée avec Yaka , au Togo…
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