lundi 20 décembre 2010

MESOTHERAPIE OU COMMENT SAUVER LA MEDECINE GENERALE - HISTOIRES DE CONSULTATION : EPISODE 58


Il y a dix jours.
Madame A, 54 ans, a échoué dans mon cabinet parce que son médecin traitant (le docteur B1) est parti en vacances. Le fichier de l'ordinateur indique qu'elle est venue pour la dernière fois dans ce cabinet il y a huit ans.
Elle est tombée lourdement au travail sur son épaule gauche et elle vient me voir "pour se faire prolonger". Elle me montre une lettre du mésothérapeute du coin qui remercie le médecin traitant de lui avoir confié la patiente. Je grimace. La lettre indique que le mésothérapeute, non content de mésothérapeuter l'épaule (sans résultats, on le verra) a trouvé ce qu'il appelle "un probable syndrome du canal carpien du même côté" dont il va aussi s'occuper.
Conflit d'intérêt majeur : je n'aime pas la mésothérapie et les mésothérapeutes pour avoir pratiqué cette technique dans les années quatre-vingt et l'avoir abandonnée pour, avis personnel, manque d'efficacité notoire.
Quoi qu'il en soit, lors de cette première consultation, l'examen de la patiente montre une épaule inflammatoire et des lésions manifestes du sous et / ou du sus-épineux (je dois dire que je m'emmêle un peu les crayons dans l'examen de l'épaule), en tous les cas il y a quelque chose.
Je demande à la patiente si une IRM a été demandée (ne me cassez pas les pieds avec ma propension à prescrire des IRM dans l'épaule douloureuse et / ou traumatique, c'est mon expérience interne qui me le prescrit et de négliger les arthroscanners pratiqués par les radiologues) et elle me répond cette chose stupéfiante et proprement ininventable (il faut toujours se méfier de ce que racontent les patients, fussent-ils bien ontentionnés, ce sont des hommes et des femmes comme les autres) : le docteur B2 (le mésothérapeute) m'a dit qu'on en ferait une après les séances, si ça ne marchait pas.
Remarque : le médecin traitant de Madame A a confié "sa" patiente au docteur B2, médecin généraliste qui, accessoirement (pas si accessoirement que cela puisque c'est devenu la plus grande partie de son activité) pratique la mésothérapie et il vaudrait mieux dire le docteur B1, médecin traitant, a confié la patiente au docteur B2, mésothérapeute, qui exerce, accessoirement la médecine - générale). Le docteur B1 a fait comme si B2 était un spécialiste et B2 se comporte en plus spécialiste que les spécialistes en décidant des soins qu'il pratiquerait à la patiente qui lui est adressée.
La patiente remarque mon trouble et ma mauvaise humeur.
Moi : Je crois qu'il faudrait pratiquer une IRM. Madame A : Si vous le jugez nécessaire. J'ai déjà fait des radiographies de l'épaule qui étaient normales.
Aujourd'hui.
Je reçois Madame A avec retard. La neige. Beaucoup de neige. Je suis en retard et elle est arrivée en retard : la balle au centre.
Moi : Comment ça va ?
Elle : Je ne veux plus faire de mésothérapie, cela ne sert à rien (je vais me retrouver avec un procès au Conseil de l'Ordre, imaginez qu'elle ait, comme dans les séries américaines, porté des micros cachés dans son double menton lors de la dernière consultation).
Moi : Hum. Si vous me montriez l'IRM.
Elle : Vous aviez raison. Le radiologue m'a dit qu'il fallait que je me fasse opérer.
J'étais sur le point de me réjouir de mon grand sens clinique et voilà qu'elle me gâche ma joie en me parlant des avis du radiologue, le docteur B3.
Je jette un oeil intéressé sur l'IRM où le radiologue, complaisant, a mis des flèches pour montrer les lésions : "Rupture partielle du sus-épineux... bursite inflammatoire sous-acromiale..."
Cette histoire se complique.
Je résume les épisodes : le médecin traitant B1 confie "sa" patiente au docteur B2 mésothérapeute qui manie son appareil (avec dépassements et sans effets antalgiques), les deux considérant qu'une radiographie (face + profil) sans préparation de l'épaule signe la nécessité de faire de la mésothérapie et de ne pas demander d'IRM ; le docteurB1 croit que le docteur B2 est un spécialiste et le docteur B2 se comporte en spécialiste ; le docteurdu16 tente de piquer la malade du docteur B1 (rien à foutre : mon ambition dans ma vie de médecin généraliste : travailler moins pour gagner moins) en prescrivant une IRM et se fait court-circuiter par un photographe qui indique la route de la salle d'opération (mais pas, pour cette fois, le nom du spécialiste de l'épaule gauche, on a du bol).
Je dois faire partie d'un monde différent.
Je commence à fatiguer.
Le plus emmerdant vient de ce que la malade croit que je suis un bon médecin alors que je n'ai fait que le minimum syndical, c'est à dire examiner et prescrire.
Je vais faire une pause et cesser de parler de moi.
Dernier commentaire : le mésothérapeute a compris que la médecine générale était une spécialité en involution et qu'il fallait "innover" et "dépasser". Il a raison et j'ai tort.

samedi 18 décembre 2010

MARQUEURS SERIQUES DE LA GROSSESSE : UNE FEMME QUI SE POSE DES QUESTIONS - HISTOIRES DE CONSULTATION : EPISODE 57


Madame A, 37 ans, revient me voir avec son test sanguin de grossesse (positif) et une échographie obstétricale de datation (ses règles sont totalement irrégulières, les cycles peuvent durer entre 28 et 84 jours) ; elle avait consulté initialement pour des nausées et des vomissements sans point d'appel évident.
Je lui délivre un calendrier automatisé que je sors de l'ordinateur et je le lui commente en détail en me disant à chaque fois que je vais trop vite. Mais je l'invite à penser à des questions qu'elle pourrait me poser lors de la prochaine consultation ou à me téléphoner avant si elle est pressée et / ou inquiète.
Je fais un peu de médecine entre deux (prendre la PA, peser, m'informer des grossesses précédentes, prescrire une prise de sang, une autre échographie, ...) mais, en général, je ne m'occupe plus des grossesses car j'en ai assez de me demander et de demander avant ou après si la femme qui est en face de moi et qui me tend son test positif (urinaire ou sanguin, remboursé ou pas) acceptera de se faire examiner par un homme...
J'adresse dont la dame à mon associée qui, vous l'avez deviné, est une femme.
(Ne croyez pas que cette attitude est liée au fait que j'exerce au Val Fourré où il existe une très forte communauté musulmane car nombre de mes confrères masculins médecins généralistes font, depuis leur installation, le suivi des grossesses sans que cela pose d'énormes problèmes et avec une grande compétence. Disons que je n'ai jamais été un grand fan de la gynécologie, et bien que je sois "sorti" de la faculté Cochin-Port-Royal-Baudeloque- St-Vincent de Paul (Paris 75014) où les obstétriciens avaient grande réputation ils ne m'ont pas laissé une impression extraordinaire et m'ont plutôt rendu méfiants à l'égard de cette spécialité -- sans compter la suite et je vous invite à vous rappeler, ici, ce que je pense de la gynéco-obstétrique)
Pour en revenir à Madame A, dont je n'ai pas précisé, mais vous avez dû remarquer que je ne précisais jamais ce genre de détails dans mes Histoires de Consultations, qu'elle était foulardée (pas voilée) et que je la connais depuis son plus jeune âge, que j'ai connu toute sa famille dont son père décédé dans des conditions affreuses, je n'ai pas le temps d'en parler ici, et qu'avec les différents mariages et déménagements je n'ai fini par ne plus voir grand monde et que Madame A revient au cabinet depuis un petite année (son mari et ses deux enfants).
Où en étais-je ?
En regardant le calendrier de grossesse Madame A semble réfléchir et elle se décide : ella a besoin d'éclaircissements sur le dépistage de la trisomie 21.
Je tente de lui expliquer l'affaire. Surtout que désormais ce n'est plus moi qui prescris mais l'échographiste au décours de la première échographie.
Elle veut en savoir plus.
Je reprends : les marqueurs sériques indiquent une probabilité qui tient compte de l'âge de la femme et qui conduisent, s'ils sont considérés comme à risques, à proposer une amniocentèse. "Est-ce que je suis obligée de la faire ? - Non. - Et c'est fiable ? - Ben, si les marqueurs sériques sont une probabilité, l'amniocentèse entraîne un caryotype qui, lui, est très certain."
Elle a l'air gênée.
"Personne ne me forcera à avorter ? - Non, bien entendu. Tu ne souhaites pas avorter ? - Non, je sais que c'est dur, vous avez connu mon frère handicapé... - Oui, A...- Il est mort maintenant, mais, ce n'est pas le problème... Dieu ne nous autorise pas à reprendre une vie... Je pense que je n'avorterai pas."
Je la regarde, elle me regarde.
Moi : "C'est un choix très difficile. - Vous savez, d'un point de vue humain, oui, élever un enfant handicapé, c'est très douloureux. D'un point de vue religieux, cela, j'en suis sûre, l'avortement est interdit. - Même pour des motifs médicaux ? - Je ne crois pas. Bien entendu je ne connais pas toutes les opinions, tous les avis des théologiens, mais je crois que la religion musulmane est claire là-dessus : il ne faut pas enlever la vie." Je ne réponds pas. J'aurai des choses à dire, les lapidations, des choses comme cela, mais cette femme me parle d'autre chose... Pourquoi irais-je l'embêter avec des on-dit ou des excès ?
"Tu sais, moi qui ne suis pas croyant, et moi qui suis sociétalement contre la peine de mort, l'avortement me pose question. Pas l'avortement thérapeutique, je suis quand même moins questionneur, là, je crois qu'il n'y a pas de problème, avoir un enfant trisomique, ce n'est pas de la tarte... mais cela pose quand même une question morale..." Elle ne fait ni l'étonnée, ni l'intéressée. "Mais il y a des gens qui pensent que la destruction des trisomiques, c'est de l'eugénisme... Pas moi... Mais je ne peux m'empêcher de poser la question... - Eugénisme ? - Pardonne-moi, cela veut dire, comment dire ? Cela veut dire supprimer tous les anormaux, les fous, les tarés, les mongoliens comme on disait auparavant, comme si tout le monde devait être normal... C'est ce que l'on a reproché à Hitler. - Mais, ce n'est peut-être pas pareil... - Comment cela ? - Eh bien, supprimer un adulte mongolien et un foetus mongolien, même quand on n'est pas croyant... ce n'est pas la même chose... - Ton argument est très fort. Mais, d'un point de vue religieux, et, encore une fois je ne suis pas religieux, c'est tout autant supprimer une vie. Tu sais, c'est pourquoi l'avortement me pose question, il s'agit d'une question de curseur, à la période romaine, quand on ne voulait pas d'un enfant, surtout une fille, on l'exposait, c'est à dire qu'on le déposait à un coin de rue jusqu'à ce qu'il meure. Et c'était accepté alors qu'on l'entendait crier et pleurer. Est-ce que cela serait accepté de nos jours ? - Bien sûr que non. - Au Moyen Age, en France, les mères pouvaient placer les enfants dans un tourniquet, le bébé à peine né était abandonné dans un mur et il était récupéré de l'autre côté par des religieuses, et la mortalité de ces enfants était considérable. Et ces tourniquets étaient installés par l'Eglise qui refusait l'avortement. - Je ne savais pas... - Eh bien, à l'époque moderne, quand les femmes ou les couples, mais la loi parle essentiellement des femmes, quand les femmes ne désirent pas un ou des enfants, elles peuvent avorter dans un cadre légal, c'est à dire se débarrasser d'un foetus pratiquement sans risques médicaux. - Mais ce n'est pas l'avortement thérapeutique, ça, c'est strictement interdit par la religion. - Tu as raison, par toutes les religions, me semble-t-il. Mais une très large majorité de Français est pour l'interruption volontaire de grossesse, c'est le nom savant ou hypocrite pour l'avortement. Au nom du droit des femmes."
Madame A sait cela. "Je ne peux pas juger pour ces femmes mais enfin, pour une musulmane comme moi, c'est choquant. - Moi aussi, je suis, un peu, choqué. Mais toutes les femmes qui se présentent dans mon cabinet et qui veulent avorter, je les fais avorter dans les meilleures conditions, je les informe des conséquences, je ne leur parle pas de mes réticences, sauf si elles abordent le sujet, je leur propose le meilleur centre et, malheureusement, dans les meilleures conditions financières, car, contrairement à ce que l'on croit, l'IVG n'est pas gratuite, même dans les centres de planning familial, les meilleures conditions médicales, afin qu'elles n'aient pas à pâtir de ce geste pour le reste de leur vie. - Donc, vous, vous êtes contre l'avortement ? - Non, je ne dirai pas cela. En tant que partisan de la vie je me pose des questions sur ce que l'on peut appeler (et ne cite pas le nom de l'auteur qui a écrit cela pour ne pas faire le pédant ou le malin, à savoir Paul Yonnet), ouvrons les guillemets, "la division de la conscience". - Qu'est-ce que vous voulez dire ? - C'est un phénomène très répandu dans l'âme humaine, c'est à dire que des gens, des sociétés, ici la société occidentale, à part l'Irlande, sont contre la peine de mort et pour l'IVG, mais il y a beaucoup d'autres domaines où existent des exceptions, et tu en trouveras facilement dans la religion musulmane, sans nul doute, divisent leur conscience : Tu ne tueras point et, pour d'excellentes raisons, Tu tueras un foetus."
Madame A semble contente de sa consultation.
Nous y reviendrons une autre fois dans un chapitre qui s'appellera "Le Choix de Sophie".


vendredi 17 décembre 2010

TRAMADOL : UNE MOLECULE QUI ME FAIT PEUR

Tête de la douleur (Auguste Rodin - circa 1900)

Le retrait du dextroproxyphène (DXP) et, plus particulièrement, des produits contenant du paracétamol associé (DXP/PC), annoncé comme une victoire du bon sens contre le mal prescrire, et pour lequel l'AFSSAPS n'était pas chaude (voir infra), va conduire, n'en doutons pas, ou plutôt, si, doutons-en puisque comme d'habitude les médecins ne vont rien déclarer du tout, à une explosion des événements indésirables liés à la prescription de tramadol.
Nous en avons déjà parlé ici et .
Je rappelle donc que l'AFSSAPS, dans un document datant du 25 juin 2009, avait fait une mise au point sur le nombre comparé d'événements indésirables rapportés pour le paracétamol-codéine, le DXP et le tramadol. Vous allez dire que je ne cite l'AFSSAPS que lorsqu'elle va dans mon sens, ce qui n'est pas tout à fait faux, mais une partie du texte :
En 2006, une nouvelle enquête menée auprès du réseau national des centres antipoison a comparé les risques liés au surdosage des médicaments antalgiques de pallier II (DXP, tramadol, codéine). Les données recueillies suggéraient que la codéine présente une toxicité moindre au cours des intoxications observées. En revanche, la toxicité du tramadol était supérieure à celle de l’association DXP/PC et de la codéine, en termes de décès consécutifs à des polyintoxications, comme en termes de convulsions et de complications respiratoires et cardiovasculaires. Dans ces conditions, l’Afssaps avait considéré que ces données ne justifiaient pas de mesures de restriction ou de remise en cause de l’usage du DXP. Cependant, elle a estimé nécessaire de poursuivre la surveillance des risques d’intoxication aigue pour l’ensemble des antalgiques de pallier II.
J'avais, dans ce blog, exprimé à plusieurs reprises mon inquiétude concernant la quantité (et, accessoirement, la qualité) des événements indésirables liés possiblement au tramadol et constatés par moi tant au niveau de ma patientèle vue au cabinet qu'au décours d'hospitalisations ou de passages aux urgences de cette même patientèle. Le recueil systématique des événements indésirables durant l'année 2010 me conduit aux mêmes conclusions (je publierai les chiffres complets ultérieurement).
Ainsi l'AFSSAPS, contrainte et forcée par l'EMEA (l'Agence européenne) et en raison de décès dus à des intoxications volontaires, notamment en Suède et en Grande-Bretagne, (respectivement 200 décès pour 9 millions d'habitants et 300 à 400 pour 60 millions d'habitants), ce qui, on le remarque est ENORME par rapport aux 500 à 1000 morts en 30 ans attribués au Mediator pendant toutes ses années de commercialisation, s'est rendue aux arguments impératifs de l'Europe et a publié un document (ici) faisant le point de l'utilisation des antalgiques en médecine et proposant des "solutions" avant et après le retrait du DXP associé au paracétamol.
C'est clair comme du jus de chique !
C'est un festival d'hypocrisie comme on en a rarement lu.
C'est un festival de "Les choses nous échappent, feignons de les avoir organisées."
C'est un florilège de langue de bois, non pas une langue propagandiste ou idéologique au sens politique du terme, mais une langue administrative coupée de son objet, étrangère à son propos, c'est à dire informer les médecins sur ce qu'il convient de faire alors que les millions de boîtes de médicaments contenant du DXP vont être retirées du marché.
Il est à noter, en particulier, qu'aucun chiffre n'est publié, aucune donnée disponible sur le nombre d'événements indésirables rapportés au nombre de prescriptions n'est mentionné, alors que dans le document que j'ai cité plus haut l'AFSSAPS y faisait référence et de façon comparative.
C'est pourquoi le tramadol m'inquiète.
Au vu de mon expérience interne il va se produire une explosion d'événements indésirables liés au tramadol et il eût été prudent de rappeler quelques précautions d'emploi, notamment chez les personnes âgées et a fortiori en cas de co-prescriptions avec des psychotropes (voir ici).
Je ne suis ni nostalgique, ni négationniste (en prétendant qu'il n'y aurait pas ou peu d'événements indésirables avec le DXP, et mon expérience interne, encore une fois, m'indique que la majorité des événements indésirables concerne la dépendance, notamment des personnes âgées, à l'égard du DXP), ni contestataire (anti Européen ?), mais :
a) je m'inquiète des transferts de prescription du DXP/PC vers le tramadol, le DXP/codéine, les anti-épileptiques, voire les dérivés morphiniques... sans compter l'augmentation prévisible des doses de paracétamol dont l'innocuité ne paraît pas aussi évidente que cela (voir ici et ) ;
b) je me pose des questions sur le traitement de la douleur en médecine générale, du traitement de la douleur dans la société en général, des questions qui ne me semblent pas solvables dans les dogmes que je vais rappeler ici. Ainsi, à l'occasion de ce retrait, pourquoi ne pas nous interroger sur nos croyances, nos certitudes et nos agissements. En ces périodes de médiatisation du Mediator et des "C'est pas moi, c'est l'autre...", des "Je suis propre comme un sou neuf...", "Prescrire du Mediator ? Moi ? Jamais !...", pourquoi ne pas faire le point sur nos pratiques et sur les moyens de les rendre responsables ?
Quel est l'Etat de l'Art ? La douleur est insupportable. Il n'est pas possible, au vingt-et-unième siècle, de laisser souffrir des êtres humains. Et surtout des enfants. La douleur non annihilée est le résidu de nos croyances judéo-chrétiennes dans le style "Tu enfanteras dans la douleur." (A ce sujet j'ai un exemple très révélateur des croyances modernes, mais je le développerai une autre fois : la douleur des IVG médicamenteuses, chapitre nié par les bien-pensants). Les médecins qui laissent quelqu'un souffrir sont des monstres.
Il y a donc les antalgiques de palier I. De palier II. Et les morphiniques. Et les coanalgésiques. Encore que les antalgiques de palier II puissent être assimilés aux morphiniques. Voir ici.
Ainsi, le médecin généraliste, placé devant un malade qui souffre et qui a déjà consommé paracetamol, ibuprofène et / ou DXP/PC, se doit, selon les critères sociétaux admis par la majorité des Français, supprimer la douleur.
Car, n'en doutons pas, le fait que dans tous les pays du monde développé les antalgiques (appelés dans les pays anglo-saxons du charmant nom de pain-killers) soient non seulement les médicaments les plus prescrits (en nombre de boîtes vendues) mais parmi les plus générateurs d'événements indésirables, rend compte de l'exigence de la société à ne plus souffrir et à ne plus connaître les affres du désagrément de la douleur. C'est pourquoi nos consultations sont remplies de patients pas même malades qui veulent consommer des antalgiques pour ne pas souffrir une seconde, qui veulent consommer des antalgiques pour ne pas souffrir une minute, qui veulent consommer des antalgiques pour ne pas souffrir une heure, qui veulent consommer des anxiolytiques pour ne pas souffrir moralement, qui veulent consommer des antidépresseurs pour ne pas souffrir psychiquement, qui veulent consommer des hypnotiques pour ne pas être insomniaques, qui veulent consommer des hypnotiques pour pouvoir dormir, et, sans nul doute, ils ont raison de leur point de vue, ils ont raison de participer à l'idéologie du Bonheur sur la terre, l'idéologie du droit au bonheur, du droit au désir, du droit au bien-être, un droit qui est réciproquement un devoir pour les soignants, un devoir sacré, puisque des moyens modernes existent, puisque des molécules existent, puisque la chimie peut venir au secours de l'humaine condition...
La disparition de la douleur fait partie des rêves millénaires de l'humanité et la science est là pour y pourvoir.
La souffrance est une erreur, un mal, une expression de la malignité du monde. Le mal est parmi nous : délivrons- nous en !
Que l'on ne s'étonne pas ensuite que les tueurs de douleurs (les pain-killers) deviennent des armes à double tranchant, non seulement pourvoyeuses d'événements indésirables (mais que ne ferait-on pas quand quelqu'un souffre ? On ne fait pas d'omelettes sans casser des oeufs...) mais aussi de suicides puisque la suppression complète de la douleur, cela s'appelle aussi la mort. D'un côté la promesse d'un monde sans douleur, que l'on pourrait appeler un monde indolent ou un monde de l'anhédonisme, de l'autre la réalité d'un monde souffrant (faim dans le monde, guerres, catastrophes naturelles) sur lequel aucun pain-killer n'est capable d'agir.

Ainsi, le médecin généraliste et le médecin en général, confrontés à la douleur culpabilisante de son patient qui exige d'être soulagé de tous ses maux, exigence faite de l'association "citoyenne" du devoir du médecin et du droit du malade, se doit de prescrire : après le paracétamol, il a l'exigence du choix entre le paracétamol / codéine et le tramadol seul ou associé au paracétamol. Puis on entre dans le domaine des antiépileptiques, des anxiolytiques, des antidépresseurs et des morphiniques. On le voit, la fameuse et antique séparation entre le corps et l'esprit vole en éclats quand il s'agit de soulager l'humanité souffrante : la périphérie et le centre se mélangent, l'âme et le corps, il n'y a plus de limites à l'intrusion de la médecine dans le corps des hommes, le tramadol et / ou la codéine sont des analgésiques opioïdes, selon la nomenclature, ils agissent en haut et en bas et au milieu, l'autonomie de la douleur est livrée à l'hétéronomie de la chimie.
Mais arrêtons de faire de la philosophie à deux sous. Le pacte de Faust avec le Diable ne se fait plus au nom de l'Eternité mais au nom de l'Indolence.
Arrivons au point essentiel : le transfert des prescriptions de dextropropoxyfène (DXP) vers le paracétamol, le paracétamol-codéine et, surtout, le tramadol, et surtout les autres opioïdo-morphiniques va faire exploser les courbes de vente des centres de Pharmacovigilance !
Il est donc urgent de demander aux médecins de réfléchir lorsqu'ils prescrivent des tueurs de douleur et qu'ils exposent à leurs patients les dangers potentiels de ces prescriptions.
Donc, mes amis, faites comme moi : ne déclarez rien. En ne déclarant rien vous ne risquerez pas de vous faire piquer par la patrouille, vous éviterez les procès, vous éviterez les crises de foi, les insomnies culpabilisantes, et jamais un Centre Régional de Pharmacovigilance ne se plaindra de ne jamais recevoir de déclarations spontanées... A moins que la petite affaire du Mediator (500 à 1000 morts en 30 ans) ne donne enfin du travail à notre Pharmacovigilance Nationale. Et des crédits. Et de l'innovation. Et de l'intelligence.



jeudi 16 décembre 2010

QUE FAIRE EN CONSULTATION APRES LA DECONSTRUCTION DU MONDE ?

Fédor Dostoïevski (1821 - 1881)

J'ai en face de moi le malade A ou la malade A, je l'écoute, je les écoute, je nous écoute me parler, nous parler, qui de leur anxiété, qui de leur difficulté à vivre, qui de leur sensation de faire une dépression, qui de leur ressentiment, qui de leur incapacité à pardonner, qui de leurs insomnies, qui de leurs phobies...
J'écoute et je n'entends plus rien.
Il est même possible que je sois entré dans l'ère du doute le plus désespérant, celui qui rend impuissant, qui paralyse, qui fait de tout jugement une souffrance et de toute décision un remords.
J'ai tenté de déconstruire tout ce que l'on m'avait appris, j'ai essayé, contre moi-même, en dépit de mes penchants naturels, de tout remettre à plat, de me défaire des gangues successives qui m'ont recouvert, ligoté, aseptisé, automatisé, randomisé, culpabilisé, glorifié...
Ainsi, parti fringant, la psychanalyse freudienne à la boutonnière, lecteur analphabète de Freud et de ses collègues, attiré par la différence, Wilhelm Reich ou Ronald Laing, je me suis engouffré dans le tunnel de la littérature analytique, une voie sans issue, sans retour, sans regrets, toujours plus noire, toujours plus angoissante, toujours plus éclairante malgré le noir et la profondeur, mais un tunnel dont on ne verrait pas l'issue, un tunnel sans fin, menant dans les entrailles de la terre - cerveau, un tunnel en pente douce, avec une chaussée à la fois lisse, glissante, parfois savonnée mais aussi remplie d'ornières, de nids de poules... Et j'ai butté sur la statue en pied de Bruno Bettelheim. Je m'y suis fracassé, j'ai tenté de me relever et me suis retrouvé devant celle de Françoise Dolto, la petite messagère du sinistre Lacan, sinistre parce qu'encore plus angoissant, encore plus triste, encore moins gai, et tellement opérationnel... Il fallait donc que je fasse mon aggiornamento, que je trouve une issue de secours, un tunnel secondaire pour m'échapper, tout en entendant les voix freudiennes me susurrer dans l'oreille, me crier dans les tympans "TU RESISTES !", et que je me tourne, effaré vers un autre vade mecum rationnel : les sciences cognitives. Quel bel enthousiasme au début, quel bonheur que de lire des propos sensés, scientifiques, clairs, franchement nouveaux, qui rendaient la psychanalyse ringarde, qui permettait, surtout, d'échapper sans appel, je le croyais vraiment, aux instances, aux catégories analytiques et de pouvoir développer un raisonnement sans se référer constamment aux piliers de la philosophie freudienne. Puis vint le temps du DSM IV (Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders) en 1994 que je lisais avidement et dont je compris tout aussi rapidement qu'il s'agissait ni plus ni moins d'un outil dangereusement complet classant l'humanité en catégories, outil de combat pour la psychiatrie américaine cherchant à détrôner le Dieu Freud et à parfaire le quadrillage chimique de la planète en gommant l'inconscient et en ouvrant la porte aux rêves nano-technologiques de transformation de l'humanité (voir toute la littérature américaine "cognitiviste" autour de Richard Dawkins).
Où en étais-je ?
Ainsi, partant de Freud (de l'inconscient et de la sexualité), j'entrais dans le domaine de la Science pure et dure, celle qui tentait de rationnaliser les comportements, ces deux disciplines se partageant le "marché" avec comme arrière-plan, c'est selon, les réflexes marxistes (qui classaient les individus selon des classes) et les réflexes libéraux (l'économie comme structuration première de l'humanité).
Revenons aux malades qui s'installent en face de moi et qui sont traversés peu ou prou par ces courants contradictoires qui, chacun les uns à côté des autres, peuvent et doivent expliquer une part de la réalité. Que leur proposer ? Que leur donner en pâture ? Que dois-je faire ? Cette jeune femme angoissé, cet homme dépressif, comment les écouter ? Que personne ne vienne me parler de bon sens ! C'est d'ailleurs une des deux choses que j'ai retenues de Balint : le bon sens est dangereux (la deuxième : le médecin considère qu'il est le meilleur médicament pour son malade). Le bons sens, c'est, pour résumer, l'opinion personnelle du médecin.
Est-ce que je dois mettre en avant les conflits inconscients, les agencement neuronaux, la lutte des classes ou la loi du marché ?
Est-ce qu'un questionnement EBM (Evidence Based Medicine ou Médecine par les Preuves) est suffisant et nécessaire ? Les preuves externes sont traversées par l'idéologie : qui fait des études, pourquoi les fait-on, qui les finance, dans quel but ? Les preuves internes sont également polluées par l'idéologie de l'examinateur. Les valeurs et préférences des patients de la même façon. On est bien avancés !
Heureusement que quelques reconstructeurs (refondateurs en plus chic) me permettent de me reconstruire. Mais ils arrivent trop tard : le patient ou la patiente sont en face de moi et il n'y a pas encore de théorie constituée ou de modus operandi détectable.
Je donne deux ou trois exemples.
Ivan Illich : la critique illichienne de la médecine (développée essentiellement dans Némésis Médicale. L'expropriation de la santé (1975), dans Oeuvres Complètes, vol.1, Paris 2005, pp582-786) est une critique non marxiste (Big Pharma n'apparaît pas ; ce qui ne signifie pas dans mon esprit qu'il faille se priver d'une critique marxiste ou marxienne de la façon dont la médecine est exercée ou contrôlée) ; c'est une critique des institutions instrumentales comme l'école, l'hôpital ou les transports dont il ressort les trois niveaux de la contre-productivité : technique (les maladies iatrogènes par exemple ou le surdiagnostic) ; sociale (synergie négative entre deux modes de production, autonome et hétéronome) ; symbolique ou structurelle (paralysie de l'imagination qui empêche de voir qu'il pourrait en être différemment). Et finalement Illich dit ceci : "... la médecine, au delà de son instrumentalité spécifique, en synergie avec d'autres agences de services fonctionnant de manière analogue, tend à transformer la pensée, les représentations, les perceptions, et surtout la perception de soi-même en fonctions soumises à des commandes." (cité par Babara Duden in "Illich, seconde période. Esprit. Août septembre 2010: pp 136-157")
René Girard : la critique girardienne du freudisme et des sciences cognitives se veut anthropologique réfutant à la fois la logique freudienne et celle de la logique algorithmique transmise par la participation aux institutions. Et ainsi, René Girard en utilisant ses outils habituels extra freudiens (bien qu'il travaille sur le même terreau) et extra cognitifs (même remarque) autorise, par exemple, de considérer l'anorexie / boulimie comme un trouble mimétique, et les angoisses (et la dépression dite réactionnelle) comme les stigmates d'une exacerbation aiguë de la rivalité mimétique.
Maurice Godelier : anthropologue post marxiste, post structuraliste, post colonial, post je ne sais quoi, nous donne des exemples de différences selon les cultures, les peuples et les religions sur le "comment" s'exercent les relations entre le chaman et l'individu et / ou la tribu. Mais pas seulement : par la simple recension de faits, il met à mal les grandes "intuitions" freudiennes (la théorie de la horde primitive ou l'universalité du complexe d'Oedipe) ou structuralistes (l'énigme du don) pour nous conforter dans l'idée qu'un seul point de vue tue le point de vue.
Joan Tronto : politologue (political scientist), dont le livre fondateur a été publié en 1993 aux Etats-Unis et seulement publié en français en 2009 (Un monde vulnérable. Pour une politique du care (1993), Paris, La Découverte, 2009) a tenté de définir de façon éthique et philosophique la notion de Care comme, je cite "une activité générique qui comprend tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer et réparer « notre monde », de sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible", ce qui ne pouvait que nous troubler, nous les médecins exerçant dans le cocon du paternalisme et de la distance, car le Care va plus loin que le soin et suppose le "bon" soin et l'implication de la personne qui prend soin.

Mais je voudrais terminer ce petit tour d'horizon, avant de reparler plus tard de ce sujet fondamental, que faire quand tout s'écroule autour de soi, en citant Dostoïevski dont ce texte, écrit en 1864, m'a fait penser aux certitudes freudo-scientistes.
"... alors, dites-vous, c'est la science en tant que telle qui apprendra aux hommes (encore que là, ce soit même du luxe à mon avis) qu'en fait, ils n'ont ni volontés ni caprices, qu'au fond, ils n'en ont jamais eu, et qu'ils ne sont eux-mêmes rien d'autre que des touches de piano, ou des goupilles d'orgue ; et que, en plus de tout cela, il y a encore les lois de la nature ; de sorte que tous les actes qu'ils font ne se font pas selon leur volonté, mais par eux-mêmes, d'après les lois de la nature. Il suffit donc de découvrir les lois de la nature et l'homme pourra cesser de répondre de ses actes, ce qui simplifiera sa vie de façon considérable. Toutes les actions humaines seront d'elles-mêmes classées selon ces lois, mathématiquement, un peu comme des tables de logarithmes, jusqu'à 108 000, elles seront inscrites à l'almanach ; ou, mieux encore, on pourra voir paraître des éditions utiles, où tout sera noté et codifié avec une telle exactitude qu'il n'y aura plus jamais d'actes ni d'aventures."

Fédor Dostoïevski. Les carnets du sous-sol. Actes Sud, 1992. Collection Babel.

mardi 14 décembre 2010

THESES DE MEDECINE GENERALE : PFIZER ASSUME !


J'accepte l'autre jour de recevoir l'appel d'une interne de médecine générale de l'hôpital de Mantes qui fait, a-t-elle dit à ma secrétaire, une thèse de médecine générale. Voix charmante, au demeurant, elle me pose des questions d'identité, ma date de thèse (1979), mon âge (58), le nombre de malades que je vois par jour (je ne sais pas lui répondre et je lui donne mon nombre d'actes annuels, 7000, bon an mal an, remplaçants et vacances comprises), puis me dit qu'il s'agit d'un questionnaire et que cela va durer environ dix minutes. Et elle commence : "Connaissez-vous les caractéristiques des douleurs nociceptives ?" Blanc sur la ligne. Interloqué, je réponds, ce qui est assez vrai : "Non." Deuxième question : "Connaissez-vous l'étiologie des douleurs nociceptives ?" Nouveau blanc et moi : "Je croyais, Mademoiselle, qu'il s'agissait d'une thèse de médecine générale ? - Mais c'est le cas. J'essaie de faire le point sur les connaissances des médecins généralistes dans le domaine de la douleur. " Moi, non convaincu et un peu énervé : "Je vous réponds donc non et accepte de continuer mais je vous dirai ce que je pense de tout cela." Troisième question : "Quel type de médicaments utilisez-vous en cas de douleurs nociceptives ?" Là, je bous. "Mademoiselle, j'aimerais savoir de quel type de thèse de médecine générale il s'agit ? Parce que votre questionnaire ressemble furieusement à un argumentaire pour vendre du lyrica... - Je fais cette thèse sous l'autorité du docteur F qui s'occupe du centre anti-douleurs de P. - Bon, je comprends mieux. Vous savez ce que je pense des centres anti douleurs ? - Non... - Eh bien, ce sont des annexes des laboratoires Pfizer, des endroits où les malades, après avoir attendu trois mois un rendez-vous, après qu'ils ont rempli un questionnaire de douze pages sur le poids de leur âge, le sexe de leur grand-mère ou le nombre de boîtes de paracétamol qu'ils ont avalées (carton compris) depuis les trois dernières années, sont reçus par un médecin douleurologue, soit une anesthésiste requalifiée, soit un neuropsychologue reconverti dans le somatique, sont reçus pendant quelques minutes, se voient prescrire un anti-épileptique ou un boîtier de neurostimulation, sans compter un antidépresseur imipraminique à doses anxiolytiques et le médecin traitant ne recevra une lettre que vingt ans plus tard..." Blanc sur toute la ligne. "Pourtant", reprend-elle, "vous ne pouvez pas nier que les douleurs nociceptives soient un sujet important... - Je ne nie pas. Je veux signaler combien les centres anti douleurs sont des officines dépendant directement de l'industrie pharmaceutique. - Est-ce que vous acceptez quand même de répondre aux questions suivantes ?" Il ne sera pas dit que le bon docteurdu16 sciera sur pied la statue de la médecine générale représentée par une charmante voix. J'écoute la question suivante : "Est-ce que vous seriez intéressé par une formation sur les douleurs nociceptives ? - Non. " Je vous fais grâce du reste.
J'avais oublié cet épisode navrant de l'évolution prévisible de la médecine générale quand j'ai reçu hier soir par courriel un message de Medscape Family Medicine Education (ici), revue sponsorisée mais dont il est possible d'extraire la substantifique moelle, et deux Titres (Headlines) ont attiré mon attention : What Primary Care Physicians Should Know about Fibromyalgia et Fibromyalgia: Diagnostic and Treatment Strategies for Family Physicians. Eh bien, le questionnaire évaluant ce que les médecins de premier recours doivent savoir sur la fibromyalgie ressemblait étrangement au questionnaire de l'interne de médecine générale (ici).
Ainsi, cette jeune interne de médecine générale, sous le prétexte (et je conçois qu'il ne s'agit pas pour elle d'un prétexte) de faire sa thèse, a commencé avec succès son trajet expertal (voir ici) sous les bons auspices de Pfizer Inc., et en toute innocence, de telle sorte que son sujet de thèse pourra avoir des effets multiples et variés sur sa carrière et sera un grain de sable de plus dans l'édifice pfizerien de l'éducation des masses généralistes et autres.
Car, ne nous y trompons pas, si cette jeune femme à la voix charmante a un tant soit peu de savoir faire, parle un peu l'anglais, et sait parler en public, nul doute que la déléguée hospitalière du dit laboratoire la mettra en avant, organisera pour elle des réunions de Formation Médicale Continue sponsorisée avec sa chef directrice de thèse, avec et pour des médecins généralistes qui ont répondu au questionnaire sur les douleurs nociceptives, avec des petits fours, une présentation Power Point, et un message Lyrica clair comme du jus de roche ; puis, cette thèse lui ouvrant la possibilité d'articles dans de prestigieuses revues comme Le Quotidien du Médecin, Le Généraliste ou La Revue de Médecine du Val d'Oise, et sa connaissance de l'anglais aidant lui permettant de "couvrir" le Congrès sur la douleur de Clermont-Ferrand, puis celui de Bruxelles ou de Berlin et, enfin, récompense suprême, celui de la Société Américaine d'Algologie à Chicago (Il)...
Pfizer a tout bénéfice : il "tient" le centre anti douleurs, subventionne une thèse qui permet ensuite de faire découvrir une jeune interne qui va faire des réunions de FMC pour les médecins généralistes du coin, flattés de la façon dont l'information scientifique leur arrive, va obtenir des articles gratuits dans la presse médicale, va pouvoir populariser les Congrès que le laboratoire sponsorise ici et là et aidera la jeune femme à participer à un essai clinique bidon qui sera publié, grâce à l'obligeance de sa sainteté dollar, dans des revues de langue anglaise tout aussi sponsorisées mais dont l'éloignement exotique permet de gommer les financements domestiques... Ces études permettront d'alimenter aussi les associations de patients qui, souffrant, ont droit à tous les égards pharmaceutiques, à toutes les empathies sentimentales et à toutes les subventions qui permettront à ces dits patients, en entrant dans le cabinet de leur médecin généraliste transformé par la grâce de la science toute puissante se penchant avec bienveillance sur leur cabinet de se prendre pour un algologue distingué, un fibromyalgithérapeute émérite (voir ici mon empathie pour la fibromyalgithérapie), et d'exiger qu'un anti douleur moderne leur soit prescrit (i.e. un antiépileptique).
Je n'aime pas les antiépileptiques utilisés systématiquement et sans réflexion dans les douleurs nociceptives.

vendredi 10 décembre 2010

INTOLERANCE A LA MEDECINE PREVENTIVE - HISTOIRES DE CONSULTATION : EPISODE 56


Mademoiselle A, 31 ans, je ne la vois pas souvent, de façon épisodique, elle n'a pas de problèmes de santé, elle a une gynécologue qui lui fait "ses" frottis et lui prescrit "sa" pilule (non remboursée), elle me fait un maigre sourire avant de s'installer en face de moi. "Cela recommence" me dit-elle "je fais encore une infection urinaire". Je la regarde sans trop comprendre, mon ordinateur indique une infection urinaire il y a dix-huit mois... Je lui raconte ce que raconte mon logiciel et lui dis qu'une infection urinaire tous les dix-huit mois, c'est quand même pas terrible. Elle ne semble pas d'accord. "Pourquoi je fais des infections urinaires ? - D'abord, tu ne fais pas des infections urinaires, tu en as fait deux en dix-huit mois, y a pas de quoi réveiller un urologue... - Pourtant..." Je lui sers donc mon discours infection urinaire aux femmes qui en ont fait une ou deux, le discours convenu, fait de truismes dans le style 'Les femmes en font plus que les hommes...' ou 'Il faut boire beaucoup', enfin tout ce qu'un officier de santé de troisième zone est capable de raconter... Vous voulez d'autres idées reçues qui sont peut-être vraies ? Les rapports, l'urètre court, le voisinage de la vulve ? Vous connaissez cela aussi bien que moi... Les jeans trop serrés, les petites culottes en synthétiques, bon, je n'insiste pas. Il y en a encore des kilos. Je n'insiste pas mais il est possible que ce que j'ai dit à cette jeune femme soit une pure fumisterie de ragots de revues sponsorisées par l'industrie ou de revues sponsorisées par les bons sentiments et l'hygiène... Où en étais-je ? Merci au lecteur non pressé qui saura me remettre à ma place. Finalement, je préfère écrire ce petit billet et me faire reprendre plutôt que de m'embêter à jeter un oeil sur Internet.
Je n'omets pas de dire que je l'ai interrogée comme tout bon interne de médecine générale qui vient d'apprendre sa question d'internat ; depuis quand ? t'as de la fièvre ? t'as des pertes ? et tout le toutim.
Je la fais pisser dans un gobelet en plastique dans les toilettes de l'établissement (mon cabinet), je lui tends du SHA, le truc qui ne protège pas contre la transmission de la grippe et dont on nous a fait une publicité incroyable jusque dans la plus petite école maternelle du Royaume de Madame Bachelot, je veux dire du nouveau Royaume de Monsieur Bertrand (qui a déjà été roi il n'y a pas si longtemps), et je trempe ma bandelette qui revient leucocytes ++ et nitrites ++. "Bingo !"
Je jette un oeil sur le truc que j'ai donné la dernière fois, hésitant entre "Je te donne la même chose, ça a marché" et le "Tiens, prends ça, ça changera", non sans lui dire de boire et de reboire. Ouf !
Enfin, arrivé à cet instant de notre colloque singulier, il s'est bien passé dix ou onze minutes, je me dis que ce genre de consultation pourrait être évitée à un grand docteur qui a fait de nombreuses années d'études et qui a connu, jadis, le cycle de Krebs par coeur ou qui savait décrire par le menu l'arrière cavité des épiploons, et qui lit le BMJ dans le texte non sans jeter un regard sur le NEJM, toujours dans le texte... jusqu'à ce que Mademoiselle A me montre ce que lui a donné à prendre le pharmacien, entre le moment où elle a commencé à avoir mal, il y a presque trois jours, le moment où elle s'est mise dans la tête qu'elle faisait beaucoup d'infection urinaire, et le moment où elle s'est décidée à consulter son médecin traitant... Du cranberry ! Elle sort un flacon de son sac et me le tend mais elle se rétracte vite : elle a dû voir mon regard courroucé, mon regard agacé, mon regard de grand professeur de médecine générale à qui une vulgaire malade tente d'apprendre son métier. Je me reprends : "C'est ce que t'as donné le pharmacien ? - Oui, il m'a dit que cela évitait les infections urinaires..." Je me reprends encore, toujours cette façon de retomber sur ses pieds avec élégance : "Des études ont effectivement montré que le cranberry, la canneberge en français", je ne peux m'empêcher de faire le malin pendant cette consultation qui devrait être inintéressante, plan plan et tout et tout, mais, comme on dit, c'est dans le trivial que l'on rencontre la "vraie" âme humaine (qui a dit ce truc ?), "avait un effet sur la prévention des infections urinaires récidivantes..." Mademoiselle A prend son air 'Je vous l'avais bien dit' mais je ne vais quand même pas passer pour un crétin aux yeux d'un pharmacien... Je reprends la main : "Comme je te l'ai dit, tu n'es pas sujette aux infections urinaires à répétition. Il y a des femmes qui font deux épisodes par mois, voire plus, celles-ci on peut, éventuellement, leur proposer un traitement préventif mais dans ton cas. - C'est quand même dangereux... - Mais non, ce n'est pas dangereux. C'est gênant, casse-pieds, tout ce que tu veux mais ce n'est pas dangereux. Imagine que tu aies mal à la tête une fois tous les dix-huit mois, est-ce que tu accepterais de prendre un médicament tous les jours ? Non ? - Non.- Mais si tu faisais une migraine deux fois par mois et que cela t'oblige à rester au lit un jour et demi ou deux, te faisant rater ton travail, t'empêchant de t'occuper de ta famille, là, on pourrait te proposer de te prescrire un traitement à condition qu'il soit efficace et qu'il ne provoque pas trop d'effets indésirables. Non ? - Oui. - Donc, dans ton cas, on ne fait rien et quand tu reviendras dans dix-huit mois pour une autre infection urinaire, je te ferai pisser dans un flacon et comme aujourd'hui je te prescrirai des antibiotiques pour une journée... Oui ? - Je comprends mieux. - Mais cela ne t'exonèrera pas de faire attention à boire suffisamment, et cetera, et cetera... - Je jette la boîte ? - Ben, je crois que la poubelle est sa destination la plus conseillée."
Ce qui n'empêche que ce genre de consultation aurait pu se faire ailleurs que dans mon cabinet, que cela m'aurait permis de jouer au grand docteur avec quelqu'un d'autre et que, débarrassé de ces conseils et de ces considérations aussi élémentaires que les tables de multiplication en cours de CM1, je pourrais obtenir plus que 22 euro, bien plus que 22 euro avec une autre patiente et lui éviter, par exemple, de se faire prescrire une pilule non remboursée par son gynécologue.
Mais non, ce n'est pas comme cela.
On en reste à 22.

jeudi 9 décembre 2010

LE MALADE QUI A CONSULTE INTERNET AVANT DE VENIR EN CONSULTATION : UN PLAISIR

Les chemins d'Internet

D'après le rapport Elizabeth Hubert (ici) une des causes des difficultés actuelles que rencontrent les médecins généralistes serait que les patients (malades ?) arrivent en consultation avec un diagnostic trouvé sur Internet. Si elle le dit, c'est qu'elle doit l'avoir entendu dans ses "consultations" qui, on l'espère, ont été nombreuses et variées avec mes collègues médecins généralistes.
Où est le problème ?
Nous, partisans convaincus mais non aveugles et dogmatiques (on l'espère) de la Médecine par les Preuves (en anglais) et de l'Evidence Based Medicine (en français) (voir ici), ne pouvons qu'être ravis d'avoir en face de nous des patients informés qui savent que c'est le carburateur qu'il faut changer et comment entretenir la batterie.
La médecine par les preuves, je le rappelle ici pour ceux, les plus nombreux, qui croient qu'elle consiste à fonder sa décision thérapeutique sur les résultats des dernières études cliniques contrôlées, est un questionnement : Que vais-je faire avec ce patient particulier en mettant en oeuvre mon expertise externe (le résultat des dernières études contrôlées ou l'Etat de l'Art), mon expertise interne (mon expérience personnelle) et les Valeurs et Préférences du patient qui est en face moi ?
Eh bien, j'ai en face de moi un patient "qui sait ce qu'il a", "qui sait ce qu'il faut faire", qui sait ce qu'il doit demander", et cetera.
Quelle chance !
C'est une chance expertale (ce mot m'arrache le clavier) pour le médecin généraliste car :
  1. Il peut exercer son Art en trouvant le "vrai" diagnostic ou en orientant vers le diagnostic le plus probable...
  2. Il peut rediriger le patient qui s'est trompé ou qui s'est fait abuser...
  3. Il peut, connaissant la littérature, rectifier une idée reçue, donner des conseils appropriés, proposer une stratégie...
  4. Il peut, connaissant la pathologie, donner des indications précises sur le devenir, les conséquences, les espoirs, les dangers et... rassurer
  5. Il peut, connaissant la valeur prédictive positive de tel ou tel examen, sa sensibilité / spécificité, conseiller au mieux le patient vers un geste diagnostique et indiquer le ou les endroits où il sera le mieux pratiqué, interprété et utilisé...
  6. Il peut prescrire en conseillant le médicament dont le rapport bénéfices / risques est le plus adapté, non seulement sur la foi du résultats des essais cliniques randomisés mais aussi en fonction de l'Etat de l'Art (qui n'est pas toujours randomisé), du profil du patient, de son environnement, de ses éventuels agissements, et du choix du patient entre deux molécules dont l'une, par exemple, serait plus efficace mais pourvoyeuse en théorie de plus d'effets indésirables ou d'inconvénients quant au suivi...
  7. Il peut "prescrire" un spécialiste non seulement en fonction de la compétence intellectuelle du dit spécialiste mais aussi de son plateau technique ou de son secteur d'activités (et de ses "dépassements" éventuels) ou de sa déontologie... et des retours d'information qu'il obtiendra... voire en raison de sa gentillesse...
  8. Il peut "prescrire" un paramédical en fonction de sa compétence particulière pour la pathologie ou pour le diagnostic, de sa disponibilité et de sa gentillesse...
  9. Il peut, surtout, remettre en bon ordre les croyances du patient ou pondérer les recommandations internetiennes des sites grand public sponsorisés... en lui fournissant des adresses de sites qui, sur un point ou sur un autre pourraient être pertinents...
  10. Il peut aussi remettre des documents aux patients, des documents qu'il a sélectionnés sur le Net ou ailleurs, des documents émanant de Prescrire, de la HAS (eh oui...) ou d'autres sites gouvernementaux ou non, grand public ou non... en fonction, bien entendu, du degré de compréhension prévisible de ses patients (une grande partie de ma clientèle est d'origine ouvrière et souvent analphabète)
  11. Il peut encore, et je suis assez adepte de cette façon de faire (il faut toujours prêcher pour sa paroisse, dire du bien de soi finit toujours par se répandre et on finit par oublier qui a commencé), REFORMULER. La reformulation peut être associée à la maïeutique ; elle consiste, au lieu de "balancer" un document à un patient en lui demandant de le lire chez lui, de lui en faire un résumé et de s'assurer de la compréhension de la reformulation...
J'ai dû oublier trente-six trucs mais je trouve que c'est déjà pas mal...
Cela suppose, bien entendu, d'être à jour de la littérature (et c'est loin d'être le cas pour moi), d'être à jour de sa propre pratique (raisonner sur le suivi de ses propres patients en les comparant à d'autres pratiques, d'où l'intérêt des groupes de pairs qui sont un révélateur parfois tragique de nos incompétences, d'où l'intérêt des forums médicaux sur Internet où l'on finit toujours par trouver le "spécialiste" de quelque chose qui, soit nous informe, soit nous renvoie dans les cordes, d'où l'intérêt de la lecture de revues en lesquelles on a confiance ou à propos desquelles il faut exercer un esprit critique encore plus aigu, d'où l'intérêt de se connecter avec les sociétés savantes de médecine générale -- qui ne sont pas florès-- pour être au courant des opinions et des courants de recherche, d'où l'intérêt de recherches personnelles sur Internet qui nous permettent non seulement de nous former mais aussi de savoir ce que les patients peuvent lire...) et de respecter les croyances (valeurs et préférences) de ses patients tout en connaissant leurs agissements.

Qui a dit que la médecine générale était pénible et inintéressante ?



Note : voici une réflexion d'un médecin généraliste (que je connais ni des lèvres ni des dents) parue dans le journal Le Monde de ce jour : ici.