lundi 5 juin 2023

UN CONGRES A CHICAGO (ASCO ou American Society of Clinical Oncology)




Tous les ans se déroule la grand messe de la cancérologie dans la bonne ville de Chicago (IL).

Nous allons vous raconter ce qui s'y passe.

Tous les faits rapportés sont réels ou inventés.



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Pierre Gers


Ce n’est pas la première fois qu’il se rend dans un grand congrès aux États-Unis mais il est excité comme une puce car c’est la première fois qu’il s’y rend en VIP, qu’il va prendre l’avion en classe affaire, loger dans un hôtel de luxe et il a hâte d'en être comme un enfant découvrant ses cadeaux aux pieds du sapin de Noël. 

Les représentants de la Firme l’attendent à Roissy. Ils lui ont payé le voyage, ils vont lui offrir un séjour sur place all inclusive et vont le chaperonner, le chouchouter afin qu’il soit dans les meilleures conditions pour faire une présentation parfaite dans son anglais ferme et fluide en utilisant les mots et les phrases qui souligneront encore plus l’intérêt de la molécule qui permet de financer l’affaire. 

Il s’est habillé en touriste sans beaucoup de recherche mais avec son élégance naturelle : une veste sport en cuir marron qui souligne sa carrure, une chemise blanche en coton, une ceinture de cow-boy pas trop voyante, un jean étonnamment neuf, certainement un 501, et des mocassins sans pompons d’un brun perçant. 

Les employés du laboratoire sont au top. Le directeur des études cliniques, un Italien à l’accent amusant, porte un costume bleu pétrole de la meilleure coupe, une chemise à rayures bleu et blanc et une pochette crème au pli parfait. La représentante du marketing est habillée comme une directrice d’agence immobilière haut de gamme qui aurait oublié qu’elle a vingt ans de trop pour porter une robe si courte et une veste si voyante.

Sa femme l’a prévenu avant de partir qu’elle saurait, à la seconde où il rentrerait à la maison, dans six jours exactement, s’il l’avait trompée. Il n’en doute pas. Mais il ne se fait aucun souci, il n’est pas fait de ce métal, non pas celui de ne pas tromper sa femme, il est un homme facile, mais celui de ne pas se faire pincer.

Il y a aussi la cheffe de la division oncologie, Marie DeFrance qui ressemble à une pharmacienne coincée mais plutôt jolie dont les traces de sa scolarité dans un institut religieux huppé de Versailles et son mariage avec un polytechnicien sévère la rendent rigide et excitante comme un éditorial d’Ivan Rioufol dans Le Figaro

Quelques comparses sont aussi là qu’on lui présente et à qui il tient des propos entendus, préoccupé qu’il est de faire bonne impression. La Firme a aussi invité Steiner, un PU-PH de petite taille, qu’il a déjà rencontré dans d’autres conférences, un type puant qui se prend pour la future star de l’oncologie et qui, pour l’instant, joue au petit chienchien avec toutes les firmes qui lui proposent de l’argent pour vanter leurs produits. Sans compter de Viran, un agrégé aussi antipathique que nul dont la mauvaise réputation le précède partout, un exécrable orateur qui se la pète et qui sait à peine signer son nom.

C’est quand il aperçoit la professeure Edmée Vachon qu’il comprend que son séjour à Chicago ne sera pas de tout repos.




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Salon VIP


Le salon Air France a autant de charme qu’un décor Ikea revisité par un Finlandais : sa seule fonction est de faire croire aux passagers de la première classe et de la classe affaire qu’ils sont des privilégiés par rapport à ceux de la classe éco, alias classe bestiaux, et non de simples vaches à lait des compagnies aériennes. Gers apprécie d’en être, ce qui est le but recherché. 

Des cadors de l’oncologie français sont déjà là en train de consommer et de s’autoadmirer parce qu’ils en sont. Gers vient saluer avec prudence et respect ceux qu’il connaît, sachant que sa carrière est peut-être en train de se dessiner dans cette zone VIP d’aéroport où il y a quand même un peu plus de science que dans un cabinet d’ostéopathe. Dans un coin il y a aussi quelques alter ego avec lesquels il fraternise plus facilement et, pour certains et certaines avec très peu de franchise tant l’hypocrisie est de mise en ce milieu où les prétendants sont nombreux et les places très chères.

A trente-et-un ans Pierre Gers a fait un début de carrière éclair. N’étant issu ni d’une famille de médecins, ni d’une famille de hauts fonctionnaires pas plus que d’une famille ayant de quelconques relations dans et avec la médecine, il a eu la chance d’être adopté par un des grands patrons de la cancérologie française qui, lassé qu’on lui reproche de n’avoir jamais d’assistants goys, a pris Gers sous sa coupe non sans avoir noté qu’il était plutôt vif, intelligent et volontiers compliant pour populariser urbi et orbi son service comme le meilleur du monde (personne ne rit). 

Chef de clinique et bientôt PU-PH Gers a toutes les qualités du bon gendre, ce qui n’est bien entendu pas au programme de son patron, avec son air de beau gosse blond à la frange retombant sans cesse sur son œil droit, frange qu’il ramène en arrière soit par un délicat mouvement de tête, soit d’une main douce, les yeux bleu vert, une taille respectable, un mètre quatre-vingt-quatre, sportif comme pas deux et svelte comme une figure de mode. Le fait qu’il parle anglais couramment avec un accent français à peine perceptible favorise ses échanges internationaux et le rend indispensable quand il faut communiquer aux étrangers incultes et demeurés l’excellence de l’oncologie française dans la langue véhiculaire de la médecine, l’anglais scientifique, et dans la langue vernaculaire de l’oncologie, l’anglais dithyrambique.

Aucun masque dans la pièce fermée malgré la queue de la pandémie Covid qui continue de sévir un peu partout dans le monde. Une endémie mondiale s’est installée et certaines personnes ont déjà reçu leur huitième dose d’ARN messager avec des taux d’anticorps ridicules qui frisent ceux des immunodéprimés après plusieurs cures de chimiothérapie. Mais personne ne semble plus s’en émouvoir tant l’enthousiasme de la reprise des affaires a envahi la planète. 




 3

L'ASCO


Milstein, le patron de Gers, n’est pas encore arrivé. Invité par un autre laboratoire pour une autre étude qu’il présentera lui-même, une étude internationale de haut niveau dont il est l’investigateur principal et le Key Opinion Leader de la zone Europe. L’autre firme a dû lui réserver un accueil hyper VIP avec limousine en bas de chez lui et champagne dans le mini bar et un simple salon privé d’aéroport aurait pu ne pas correspondre à son standing de grand ponte de l’oncologie française ayant ses entrées dans Paris-MatchLe Journal du dimanche ou CNEWS

Tout ce beau monde se rend à l’ASCO (American Society of Clinical Oncology), la messe mondiale de la cancérologie qui réunit chaque année au mois de juin l’élite des cancérologues de la planète dans la bonne ville de Chicago. C’est l’occasion pour les firmes pharmaceutiques de réunir en un seul lieu l’élite universelle de la cacérologie, de mener des actions de marketing globalisées à coups de présentations en plénière, de séances de posters, de formations intégrées, et, bien entendu, tous frais payés pour les participants, ce qui leur permet d’inonder la planète médicale et pas seulement cancérologique de données extraordinaires sur leurs produits et de tenter de noyauter les grandes agences mondiales afin que l’autorisation de commercialisation de leurs molécules miracles soit la plus rapide possible et que leur prix de vente soit le plus élevé qui soit.

Les médecins invités, les journalistes embeddés, les attachés de presse free-lance ou non, ont droit à toutes les gratifications parce qu’il est nécessaire tous les ans de dire et redire combien les progrès des médicaments anti cancéreux sont un bien commun qui justifie des prix de vente pharamineux. Tous n’ont pas droit à autant d’égards que Gers et la plupart voyagent en classe éco tout en logeant dans des hôtels moins prestigieux. Mais le seul fait de partir pour l’ASCO les rend importants aux yeux d’eux-mêmes et aux yeux de leurs collègues, surtout aux yeux de ceux qui n’y ont pas été conviés. 

Les économistes, les boursiers, les agents de change, les traders, les clubs d’investissement, en savent plus sur le poids financier de l’oncologie que les grands professeurs qui la pratiquent et que les thuriféraires qui la vantent. L’oncologie est un marché porteur. Claude Martin, le spécialiste économique de la première chaîne d’information privée française, parle du premier marché de l’industrie pharmaceutique mondiale avec une croissance à deux chiffres de son chiffre d’affaires depuis déjà plusieurs années. Il fait partager son pur enthousiasme : c’est l’exemple parfait d’un progrès médical ininterrompu, l’oncologie sauve des vies, soutenu par un capitalisme triomphant, seul capable d’assumer des résultats aussi fracassants (il a utilisé ce terme dans une de ses chroniques). L’alliance de la morale et de la finance… 




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Pierre Gers, la conjuration des imbéciles et l'industrie.


Gers est un grand dissimulateur : il voit beaucoup de crétins autour de lui et fait semblant de ne pas les remarquer. Il côtoie des débiles avec des titres ronflants et se permet de ne pas les contredire ou de le faire avec souplesse et intelligence en tentant toujours de se mettre en valeur et de flatter les puissants. Il est avant tout compétent, avenant, et évite de faire des réflexions en privé qui risqueraient, les mauvaises langues sont légion, de devenir publiques et de nuire à son trajet semé d’embûches jusqu’à son but final, l’agrégation. Car Gers, parce qu’il connaît son sujet et qu’il est gosse-beau, suscite les jalousies, les jalousies des incompétents comme celles des plus doués. Outre ses qualités d’auteur, il est l’un des meilleurs faiseurs de littérature scientifique de la place de Paris, il est au courant de tout ce qui est publié, de tout ce qui est annoncé et sa fantastique mémoire lui permet, à la seconde et sans consulter ses notes ou son portable, de rappeler à un interlocuteur un peu moins professionnel que lui que le taux d’amélioration de la PFS est en moyenne de 32 % pour le produit A et de 37 % pour le produit B. 

Il s’amuse, mais il finira bien par cesser de s’en amuser, de constater combien ses collègues sont de gros feignants qui comptent sur lui et sur d’autres pour glaner des informations qu’il suffit de ramasser sur le web ou en feuilletant les revues en ligne. Il a compris depuis longtemps que la compétence médicale ne se mesure ni au lit du malade par des qualités diagnostiques, ni par l’intelligence des raisonnements ou des propos, mais par la pure politique de la vénération des chefs et de l’appartenance à des réseaux. On dira que ce mode de promotion et les injustices qu’il génère n’est pas réservé au milieu hospitalier et qu’il règne partout ailleurs, mais convenons, sans faire de morale à deux sous, qu’il s’agit quand même de la santé des gens et qu’il doit bien y avoir un moment où la conjuration des imbéciles a un retentissement sur la qualité des soins. A moins, et c’est une théorie répandue, que le système soit plus fort que les individus, que la complexité des interactions entre les différents rouages de l’institution, ici hospitalière, et son immersion dans une société tout aussi complexe qui interfère avec elle, soit plus fort que la qualité des membres du système, les humains en quelque sorte, qu’ils aient moins d’effets, le professionnel consciencieux contre le pourri paresseux, pour transformer ou améliorer les choses.

Gers n’est pas non plus dupe sur le rôle de l’industrie. Il sait que pour réussir il doit accepter la corruption des voyages transatlantiques en business, des hôtels quatre étoiles, des grands repas dans les meilleurs restaurants de France et de la planète, mais aussi les conférences pour délivrer la bonne parole à Paris comme à Clermont-Ferrand ou à Nice, et, surtout, on en parlera dans l’avion, accepter les modifications de données ou leur suppression pour que les résultats des études auxquelles il participe soient positifs.




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B. ou le triomphe de l'incompétence.


Un des assistants de Milstein, dont Gers ne dira pas le nom pour ne pas risquer d’être repéré ou dénoncé, appelons le B., ne sait rien (en médecine mais, en d’autres domaines, c’est pareil), ne comprend rien (en médecine mais, en d’autres domaines, c’est pareil), est nul en anglais, est incompétent en statistiques (il ne connaît qu’un seul test, le chi-deux, et répète à l’envi, « corrélation n’est pas causalité »), ne regarde jamais avec attention les images des scanners ou des IRM (mais en lit les comptes rendus en les critiquant), survole les informations qu’on lui glane, intervient toujours à tort dans les staffs, et reçoit des personnalités en consultations privées à cinq cents euros la séance. 

Que faire ? A qui le dénoncer ? A qui en faire part ? Gers pourrait crier haut et fort qu’il s’agit d’un danger public, d’un faiseur, d’un ignorant dont la caractéristique principale est de se montrer arrogant avec tout le monde, de mettre la main aux fesses des étudiantes en médecine, de faire des réflexions désobligeantes sur tout ce qui bouge autour de lui, de se faire interroger par Le Figaro Magazine à chacun de ses retours de Chicago ou d’une autre destination prestigieuse, de participer à des boardsrémunérateurs de l’industrie pharmaceutique et de signer des articles qu’il n’écrit jamais et qu’il ne relit pas plus. Ce qui est plus préoccupant, et Gers fait partie de ces préoccupations puisqu’il sait, se tait, ne dit rien et n’intervient pas, est qu’il s’est auto promu spécialiste français des cancers de la partie proximale de l’appendice iléo-caecal et qu’à ce titre il reçoit des princes fortunés, des industriels très riches et des gogos smicards qui ont le droit, disent-ils, de consulter un tel spécialiste et pas un cancérologue de quartier. Sa collection de briquets Dupont et de stylos Mont-Blanc qui s’alignent dans son bureau dans une armoire vitrée du plus mauvais goût témoigne de la reconnaissance de ses patients fortunés et que l’incompétence n’empêche pas la guérison. 

B. sera (ou est déjà) son adversaire le plus farouche et le plus déterminé pour l’empêcher d’obtenir son poste de PU-PH. Mais à part faire preuve d’intégrité, faire le job, se rendre indispensable dans le service, cirer les pompes de Milstein et regarder ailleurs quand il trompe sa femme, quelles sont ses possibilités hospitalières d’avancement autres que médiocres et déloyales ? Quels sont les réseaux mafieux qu’il pourrait mobiliser pour rendre B. improbable ? B est un fake qui le déteste et dont les facultés de nuisance sont infinies mais il est possible que lui et Milstein sortent de leur chapeau un outsider venu de nulle part et faisant partie d’un deal improbable.

Gers, dans cette salle des ambitions qu’est le salon VIP de Roissy en attente d’un vol pour Chicago, a aperçu B et son moral est tombé dans les chaussettes… Comment faire B. ? 




6

Quelques journalistes influenceurs et influencés.


Gers aperçoit avec surprise Sylvie Bouloux, la chroniqueuse médicale du Monde, une femme d’une quarantaine d’années, ancienne maîtresse de l’ancien directeur de l’Agence du médicament, pharmacienne de profession, qui écrit des articles sous la dictée des grands patrons de l’Assistance Publique de Paris en choisissant à chaque fois le plus avenant et dont la lecture de la littérature scientifique se résume aux communiqués de presse de l’industrie. Gers la connaît de vue, elle l’a plusieurs fois appelé sur les conseils de Milstein pour obtenir des détails sur un nouveau médicament anti cancéreux dont elle fera l’éloge dans son journal. C’est elle qui s’approche de lui. Qui paye la classe affaires ?

« Bonjour, vous faites combien de présentations ? - Une, mais j’ai un poster, un pro/con et des réunions multiples. - Comme d’habitude. Un brillant garçon comme vous. On peut convenir que je vous interrogerai une fois sur place ? - Avec plaisir. »

Bouloux fait du journalisme de complaisance, c’est-à-dire qu’elle reproduit avec sincérité les propos des gens qu’elle interroge, parfois en commettant des erreurs, sans jamais émettre la moindre critique, elle en serait d’ailleurs bien incapable, mais ce n’est pas le but de ce genre de journalisme, le but est, en faisant croire comme argent comptant les propos des professeurs ou, ici, d’une jeune pousse désignée par Milstein, de donner de l’espoir aux lecteurs du journal, de faire de la science et de glorifier le modèle économique qui permet tant de progrès vitaux pour l’humanité. Le pire de tout, et Gers l’apprendra plus tard : elle pense réellement qu’elle est devenue spécialiste en oncologie, sans examiner de malades, sans voir de patients, sans avoir lu un scanner, une IRM ou un pet-scan de sa vie, par le simple fait d’avoir écouté la bonne parole des grands docteurs. 

Gers reconnaît aussi Durand, un journaliste de la télévision publique française et se demande qui paie son déplacement : les impôts des Français ou l’argent de l’industrie. Il va aller le saluer bien qu’il le déteste cordialement. Pour Gers, il s’agit d’un suceur de roue comme on dit dans les courses cyclistes. Et un vantard. Un vantard arrogant qui réussit à toujours être sur le devant de la scène en travaillant peu. Il ne le supporte pas. C’est aussi un groom, celui qui renvoie les ascenseurs avec servilité et intérêt réciproque. Un groom qui présente une émission médicale tous les matins depuis cent ans. Il s’entoure de nullités journalistiques qui font la promotion à longueur d’antenne de la naturopathie, de l’homéopathie, de l’auriculothérapie, des cures thermales et autres fadaises tout en affirmant que c’est lui, la science, la science des molécules innovantes de l’ASCO. Gers espère qu’un jour quelqu’un lui rentrera dans le lard pour le seul plaisir de démasquer un imposteur mais l’histoire montrera qu’il se désignera tout seul. Comme un grand.




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Le marketing mix de l'oncologie.



L’ASCO est une vitrine internationale formidable.

C’est un lieu privilégié pour faire du marketing pur, pour faire de la promotion sans limites, pour s’affirmer, pour faire le malin, pour préparer des campagnes de pub, pour se mettre dans la poche des patrons inapprochables à Paris, à Marseille ou à Lyon. C’est un lieu d’échanges entre praticiens, un lieu de conflits entre les firmes, un lieu de négociations en coulisse, un lieu de plaisirs, un lieu de corruption.

Tout ce qui compte en cancérologie est là : les industriels du médicament, les marchands de matériel et de diagnostic, les marketeurs, les membres des agences gouvernementales, les chefs de service comme les jeunes internes prometteurs, les oncologues de province, des centres hospitaliers universitaires ou non, les cancérologues de cliniques, les journalistes de la presse scientifique comme de la presse grand public… Des cinq continents.

Gers est encore jeune, il n’a pas encore saisi toute l’étendue du système, il est naïf et pense encore que l’industrie pharmaceutique, ne dites pas big pharma, c’est considéré comme complotiste, est la seule capable d’entraîner des progrès thérapeutiques en médecine. En revanche, et c’est malheureusement vrai, refuser son argent signifie ne plus faire de recherche clinique, ne plus faire de recherche fondamentale, ne plus voyager dans les congrès mondiaux et n’y pas rencontrer des collègues prestigieux, ne pas participer à la stratégie des essais cliniques depuis leur conception jusqu’à leur publication en passant par l’analyse des données et leur interprétation. Gers, naïf, croit sincèrement qu’il est possible, en ouvrant les yeux, de rester droit, pur, de ne pas céder aux sirènes des influenceurs et de rester indépendant.

Milstein, son patron, a une attitude plus simple : il accepte l’argent de tout le monde car il prétend que le nombre de ses sponsors lui permet d’oublier quelle molécule l’a soutenu et ainsi ne peut-il être accusé d’avoir été influencé. Il part pour Chicago en tant qu’investigateur principal Europe d’une étude prestigieuse et ses écrans de présentation, il ne les a pas réalisés lui-même, c’est la firme qui les a conçus à partir de documents internes qui serviront plus tard pour le service après-vente, tout comme le texte de son intervention. Il les a certes corrigés, modifiés, initiés ou plutôt il l’a un peu fait mais c’est Pierre Gers qui s’est collé le boulot en collaboration avec le médecin produit de la firme, un type charmant mais insistant.

La recherche du nom Milstein Norbert sur la base de données Eurosfordocs consultable en ligne permet cependant de constater que malgré les interférences du Covid, le bon Milstein a signé en dix ans deux-cent-cinquante-deux contrats et qu’il a touché (sans compter les sommes non déclarées par des artifices comptables connus des professionnels) la somme rondelette de cinq-cent-trente-trois mille euros, ce qui ferait rêver quelques soignants de son service.




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François Brébant.


Un grand type dégingandé fait un amical signe de la main à Gers et lui adresse un sourire sincère. Son interlocuteur privilégié dans la Firme s’appelle François Brébant. Ancien chef de clinique à l’hôpital Bichat dont la carrière s’est vue barrée par un protégé du patron du service, il avait pourtant joué la carte de l’ultra spécialisation dans une maladie très rare, presque orpheline, il avait joué le jeu, celui de la collaboration intelligente avec les financeurs d’Etat et l’industrie pharmaceutique, il avait trouvé des gens compétents, précis, informés et malins, et, au dernier moment, le protégé lui avait pris la place de PU-PH qui lui était promise. Désespéré, il avait été remplacé par un sinistre garçon qui ne connaissait ni la maladie rare, ni vu de patients qui en souffraient, un arriviste prétentieux et vide qui avait commencé par réorganiser la petite structure que Brébant animait et qui fonctionnait de façon parfaite tant et si bien qu’en secouant l’arbre, le débile, avait réussi à ce que les fruits pourris s’attachent aux branches et que les fruits de bonne qualité aillent voir ailleurs. Par une sorte d’ironie de l’histoire, les fonds tant espérés et depuis longtemps par l’ancienne petite équipe compétente avaient été débloqués au profit de la nouvelle équipe ignorante. 

Brébant aurait pu se décider à déprimer et à devenir un traîne-patin dans le service, à se cacher derrière son ordinateur, à lire la littérature sur son écran et à la garder pour lui, à bouder en quelque sorte, à prendre des notes pour lui-même pour ne pas se gripper, à ne plus intervenir dans les staffs et à laisser les nullos parler pour ne rien dire, tout en exerçant pourtant une activité clinique tout à fait normale, c’était quand même ce qui l’intéressait, mais en évacuant les parlotes, les commentaires et les réflexions personnelles sur le cul des infirmières… Il aurait aussi pu se confier à la paroxétine et au clobazam ou consulter un collègue psychiatre mais il croyait encore moins à la psychiatrie que les psychiatres eux-mêmes, ce qui n’est pas peu dire. Au lieu de cela il se concentra sur ses priorités personnelles et, au moment où l’intérêt de celles-ci commencèrent à s’épuiser, il reçut chez lui comme par enchantement, cinq à six semaines environ après sa rétrogradation ou sa placardisation, c’est selon, un appel d’un chasseur de têtes qui lui demanda s’il acceptait un rendez-vous.

Brébant avait tout raconté à Gers au fur et à mesure de leur collaboration sur les essais, sans doute pour lui signifier qu’il n’était pas seulement le chef de la division médecine interne Europe de La firme étatsunienne M*** mais aussi un universitaire qui savait comment travailler… Leur entente avait été immédiate. Comme on dit chez les managers et chez les faiseurs, c’était du win-win, en réalité c’était une amitié profonde qui s’était installée et qui résista à tout, sauf au temps.




9

Ursula.


Le plaisir qu’a Gers, le plaisir idiot se fait-il la réflexion, de franchir le guichet d’embarquement en premier, de regarder la tête des autres qui le voient passer devant eux en se demandant ce qui peut bien faire qu’un voyageur paie sa place ou se fait payer sa place cinq à six fois plus cher, il tente de le cacher. Mais il le ressent. Il se dit que sa femme n’a jamais eu ce plaisir et il le regrette sincèrement. 

Edmée Vachon lui a fait du gringue dès qu’elle l’a aperçu. Il sait qu’elle va être collante pendant tout le congrès. Il ne sait pas comment faire pour s’en détacher et tout le monde a remarqué le manège de la directrice de Gustave Roussy qui fait la pluie et le beau temps dans le milieu de l’oncologie. On dit qu’elle désigne les rois et qu’elle détrône les princes, à moins que cela ne soit le contraire. Le problème de Gers, et il n’aimerait pas que cela se sache pour des raisons publiques et privées, est qu’il a déjà cédé. Un congrès à Nice, une chambre au Negresco et une soirée un peu ennuyeuse ont fait le reste. Or la professeure n’aime pas que ce ne soit pas elle qui décide quand c’est fini et quand ça commence…

Il comprend enfin pourquoi Milstein ne s’est pas montré avant : il arrive au dernier moment flanqué de sa maîtresse en titre, une visiteuse médicale d’une trentaine d’années terriblement sexy, habillée comme une visiteuse sexy accompagnant un patron pas sexy. Elle est franchement blonde, elle est montée sur des hauts talons, elle porte un jean si serré qu’on se demande si elle l’enlève pour dormir, un chemisier criard et un blouson de cuir très olé olé, sans oublier les accessoires, les boucles d’oreille, le collier et les épingles dans les cheveux, et elle répond (mais personne n’a encore osé l’appeler) au nom prédestiné, cela ne s’invente pas, d’Ursula. Tout le monde tire la langue. Milstein est un habitué du genre. Il aime bien se montrer avec des maîtresses qu’il emmène dans les congrès, sans doute pour corriger les écrans et lui faire répéter sa prestation avant les séances plénières ou pour mieux ajuster son nœud de cravate ou fixer ses boutons de manchettes avant la présentation. Il semble que l’industrie pharmaceutique ne fasse pas de détail et paie aussi le voyage des maîtresses, sans doute un budget non déclaré, tant Milstein est important. Personne n’oublie, et il n’aimerait sans doute pas qu’on l’oublie, cela rajoute à sa légende, qu’il est marié, qu’il a des enfants et que dans la vie courante on pourrait affirmer sans se tromper qu’il fait partie de la tendance politiquement conservatrice de la société.

Quoi qu’il en soit, le petit monde français du congrès de l’ASCO finit de se constituer et nous épargnerons au lecteur la fastidieuse liste des petites mains qui naviguent en classe économique. Dans d’autres aéroports européens, asiatiques ou sud-américains, se passent exactement les mêmes phénomènes.




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Un programme très chargé.


Gers est assis tout près de Brébant. Vachon n’est pas loin. Milstein est installé en première avec Ursula. 

- Le problème de l’avion, commente Brébant, c’est la picole, tout le monde se la joue décontractée et trouve que c’est sympa de forcer un peu sur les apéritifs et les boissons. C’est comme dans les buffets, les gens ont peur de ne pas assez profiter de la gratuité.

Gers se marre.

Le personnel de bord joue au personnel de bord de la classe affaire. 

- C’est quoi, ton programme, en dehors de la présentation de vendredi ?

Gers se tourne vers Brébant : « Demain je commence à flâner un peu partout pour faire des commentaires pour Allo ASCO, le fil en ligne du congrès pour les francophones, vendredi, c’est notre présentation, mais ça, tu le sais, samedi, j’anime le matin un pro/con sur les nouveaux traitements du lymphome avec Henderson de Johns Hopkins et Lopez de Dallas…

- Jolie joute en perspective.

Ça va chauffer entre les deux gus. Mais je suis prêt, ils m’ont envoyé leurs écrans, leurs commentaires et leurs références… L’après-midi il y a un meeting sur le cancer du poumon…

- C’est P*** qui organise ? 

- Oui. Et dimanche après-midi Milstein fait son show. J’assure l’intendance et lui prépare les réponses aux questions…

- Lundi, je te rappelle, on a un board avec la division US, ils ont plein de trucs à te demander.

- Plein de trucs ? 

- Oui. On aura le temps d’en parler. Tu as rédigé combien d’abstracts avant de venir ?

- Six.

- Et le poster ?

- C’est dimanche matin aux aurores. 

- Beau programme. On va revenir tous épuisés. Surtout si tu t’envoies Vachon ?

- Pardon ?

- Tout le monde sait que tu fais partie de son agenda.

- Ah ? 

- Je te rappelle que baiser Vachon ne donne pas un totem d’invincibilité mais que refuser rend plus vulnérable…

- A ce point ? Et toi, tu as des activités sexuelles prévues, reprend Gers pour se sortir de la situation ?

- Je suis intouchable en congrès.

- Un pro de chez pro.




11

Le professeur Norbert Milstein.



L’hôtesse blonde avec les cheveux tirés en chignon derrière la tête a eu le temps de leur reverser un verre de champagne.

- Quand est-ce qu’on se fait une virée à l’Art Institute ? demande Brébant.

- Lundi matin ou lundi après-midi, comme tu le sens.

- Je vais regarder. Cela va être cool.

Gers sait combien les congrès sont une décharge constante d’adrénaline, entre les réunions à préparer, les présentations à répéter, le décalage horaire, trop d’alcool, trop de nourriture et les à-côtés sexuels. Une virée au musée ne lui fera pas de mal et il est certain qu’il y aura moins de congressistes sous les cimaises que lors des virées dans les clubs de strip-tease de Chicago organisées par les labos.

Milstein s’approche de son chef de clinique en portant un masque FFP2.

- Tu penses qu’on pourra se parler un peu pendant le vol ?

- Un problème, Monsieur ?

- Non, il y a deux ou trois trucs que j’aimerais voir pour la présentation de dimanche.

- Quel genre ?

- Il faut qu’on regarde au moins une fois toutes les écrans pour que je me cale définitivement avec le texte. Je répèterai tout seul sur place puis on fera une répétition en conditions réelles… 

- OK.

- Mais, surtout, c’est le plus important, il faudrait que tu me prépares des questions casse-pieds dont les Américains ont le secret afin que je me prépare à y répondre. Ou plutôt, que tu m’écrives les réponses. Cela me rassurera.

- Bonne idée…

Brébant s’enfonce dans son siège. Il a entendu la conversation. Ce congrès ne va pas être une partie de plaisir. Il a des poulains partout, des rencontres dans tous les sens, des projets à finaliser, des patrons à rencontrer, des dîners à organiser et une direction qui le tient par les couilles. Il joue une partie difficile avec Gers car il a beaucoup misé sur lui et il faut absolument que les actions du jeune chef de clinique pendant ces cinq jours soient valorisées à son juste niveau, car l’objectif final est qu’il devienne PU-PH afin que la Firme ait un pied solide dans la place pour la poursuite de ses projets de développement en France. Sa position dans le service de Milstein est inconfortable pour des raisons ethniques et également parce qu’il ne fait pas partie de la grande famille de la famille des patrons de l’AP-HP parisienne où les entrelacs dynastiques sont nombreux et compliqués. Ensuite, Gers a aussi un gros défaut : il est brillant et il ne doit pas faire de l’ombre aux arrivistes sans talent qui n’hésiteront pas à le traîner dans la boue pour le mettre à l’écart. Brébant sait par quel bout cela va arriver et il s’est promis d’en parler à Gers pendant le séjour.




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Le professeur Gunther Frick.


La molécule que Gers va présenter à l’ASCO est sur le point d’obtenir une autorisation de mise sur le marché grâce à une procédure accélérée au niveau de la FDA. Les portes sont grandes ouvertes mais il n’en faudra pas moins jouer serré. Gers n’est sans doute pas au courant de l’urgence de la situation et il ne paraît pas utile à Brébant de lui en parler pour l’instant… Outre sa présentation, une autre sera faite pour la même molécule par Gunther Frick de Minnesota University pour laquelle la Firme a mis le paquet. L’organisation Frick est impressionnante : dans son service il y a une unité consacrée aux essais cliniques avec deux résidents qui collectent les données, les analysent, écrivent les résumés, les articles et concoctent les présentations dans les congrès. Frick est un bon, il parle un anglais mâtiné d’accent germain, il vient de Leipzig puis a émigré vers les US, trafique les données comme pas un, fait des présentations parfaites, deux écrans, trop de lignes quand même, sort des jokes au bon moment et arrive à faire rire l’assistance. Les laboratoires aiment bien travailler avec lui car il fait du bon boulot, à part les tricheries, mais il est cher et la multiplicité de ses sponsors le rend au fur et à mesure moins sûr pour la communauté des oncologues. Mais tout le monde a peur de lui et sait que ses dossiers font plaisir, pour ne pas dire plus, à la FDA. Il faudra pourtant qu’à un moment il choisisse entre la bonne réputation et l’argent. Brébant ne l’aime pas, fait ami-ami avec lui en lui faisant comprendre qu’il n’est pas dupe et qu’un grand professeur c’est toujours beaucoup plus qu’un médecin de l’industrie pharmaceutique. Frick n’admet pas la critique en théorie mais comme il est très intelligent il sait quand les critiques sont constructives et les prend en compte pour contribuer à sa gloire sans dire d’où les modifications proviennent. Les données qui seront présentées par Gers lui ont été montrées et les quelques réflexions qu’il a faites ont été prises en compte en raison de leur pertinence. Mais Frick veut être au-devant de la scène, pas derrière. Ce n’est pas un Frenchie qui va lui voler la vedette…

Brébant : « Je crois que l’idée de ton patron, préparer des questions embarrassantes, est classique mais géniale. Veux-tu que nous fassions la même chose pour notre étude ? - Top.- Tu penses qu’il te laissera réviser avec Ursula…- Déconne pas. Quelqu’un pourrait nous entendre. »

Brébant jette un œil autour de lui et aperçoit Marie DeFrance qui n’a pas encore regagné sa place avant le décollage. Comme c’est une putain de langue de pute qui tuerait dix patients dans le groupe placebo pour rendre une étude significative, il paraît effectivement prudent de ne pas parler trop fort.

Tout baigne. L’avion est sur le point de décoller. Tout le monde regagne sa place.




13

Marie DeFrance, pharmacienne.


Marie DeFrance, la pharmacienne passée par Blanche de Castille (Versailles), ne peut pas sentir Brébant, ce qui est réciproque, mais les raisons sont asymétriques. Elle ne l’aime pas car elle pense qu’elle pourrait faire mieux que lui et que son poste tant envié, elle ne l’aura jamais parce qu’elle est une femme. Pas féministe pour deux sous, mais toutes les femmes sont féministes par nature, dirait son mari, elle sait que le fait d’être une femme est quand même un désavantage. Quant à Brébant, s’il reconnaît quelques qualités à cette pharmacienne, et il n’aime pas les pharmaciens par principe corporatiste, il la trouve cependant limitée, intrigante et toxique. Jamais, au grand jamais elle n’imaginera qu’elle ait pu se tromper ou qu’elle ait pu mal agir lors du déroulement d’un essai clinique. Peu après le décollage elle se lève pour aller voir Brébant. Une des études dont elle s’occupe est sous le feu des critiques d’un oncologue gallois du nom de John Davies dont l’accent dans les congrès, il le cultive, est invraisemblable même pour des natifs anglo-saxons non gallois. Il a écrit un article polémique dans le British pour regretter le protocole de cette étude pivot de la division France dont la Firme fait la promotion partout en pré-marketing et à laquelle elle tient beaucoup. 

- Comment peut-on faire ?

Il la regarde, debout dans l’allée, légèrement penchée vers lui, il sent les effluves d’un parfum Guerlain qu’il n’identifie pas et qui lui procure un certain malaise tant il est insistant, quelle femme encore jeune peut-elle se parfumer avec du Guerlain ?, et prépare tranquillement la réponse qu’il a dans sa tête depuis le début de l’essai. Il jette un œil sur sa droite pour voir si Gers serait susceptible de l’entendre, non, il porte un casque, et :

- Je t’avais dit dès le début que le groupe comparateur était sous-efficace…

- Oui, OK, moi-aussi je le savais…

Elle ment.

- … mais on fait quoi ?

- On laisse tomber.

- On laisse tomber ?

- Oui, sinon on va se payer l’effet Streisand : les gens qui ne connaissent pas le problème apprendront son existence et comprendront pourquoi il a raison.

- Tu penses qu’il a raison ? 

- Oui. Pas toi ?

Il ne la regarde déjà plus et il ne peut voir sa mine déconfite. Le problème diplomatique de Brébant est le suivant : les critiques qu’il a émises ne peuvent que déplaire au grand boss de la division Europe qui ignore combien la DeFrance est mauvaise. Brébant a besoin de lui et ne veut pas prendre le risque d’une confrontation car son appui est déterminant pour d’autres prises de décisions.




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Pierre Gers dans son siège business.


Gers est impressionné par son siège business. Il ne sait pas où donner de la tête. Il explore tout. Les playlists (désespérantes), les jeux (classiques), le cinéma (versions adaptées avion et écran minuscule) … Chouette. Il aimerait partager cela avec sa femme. Il y a toujours un moment, se dit-il, où profiter de sa solitude ne suffit pas, ce congrès aux États-Unis avec tout ce monde autour de lui, il est nécessaire de la partager avec ceux que l’on aime pour l’apprécier vraiment. Réflexion sans doute incongrue quand il verra ce qui l’attend à Chicago.

Gers a vérifié vingt fois que le dossier papier de son étude est bien dans sa serviette, un porte-document en cuir jaune offert par Madame Gers. Il y a aussi le dossier Milstein, le dossier pour le pros/cons et, dans le coffre à bagages, l’affiche immense sous forme de tube cartonné qu’il présentera à la séance des posters. Et après, plaisante-t-il tout seul, on dit que nous sommes corrompus par big pharma alors que nous sommes leurs esclaves. Brébant, s’il avait entendu cette réflexion intime, aurait commenté, lui aussi in petto : il découvre le capitalisme.

Il a donc ouvert son ordinateur qu’il a posé sur la tablette et il se met à rédiger, en anglais, c’est mieux pour se mettre dans l’ambiance du congrès où le français ne s’entend pas, ne se conçoit pas, où les arcanes de la méthodologie des essais seront abordés avec des termes anglais dont il ne connaît parfois même pas la traduction en français, les questions qui pourraient violemment être posées de la salle par des cliniciens adversaires des équipes qui ont réalisé les essais, sur l’essai qu’il présentera et sur celui que Milstein présentera. Les Anglo-saxons en général sont redoutables dans les congrès internationaux, d’abord parce qu’ils parlent la langue, ce qui économise chez eux tout ou une grande partie de leur cerveau actif, et ensuite parce qu’ils sont toujours d’une amabilité ironique en commençant leur intervention, dans le genre, « Nous remercions notre cher collègue pour ce travail important qui apporte une contribution déterminante à l’étude de la question. Cependant, pourriez-vous expliquer, cher collègue, pourquoi le patient 212 de la diapositive 8, semble hors protocole ? ... » alors que les Français, avec leur tact habituel et leur capacité quasiment naturelle à ranger tout le monde contre eux avant même d’avoir commencé à parler attaquent plutôt dans le style « Comment avez-vous pu faire une telle étude de merde ? ... »

Gers, en commençant de rédiger, se rend compte, mais qui aurait pu en douter ?, qu’il s’intéresse plus à l’étude qu’il soutient qu’à celle que son patron promeut. Mais, et il va en parler à Brébant bien qu’il appartienne à un laboratoire concurrent, celle de Milstein est mieux ficelée que la sienne… Il a d’ailleurs plus de mal à formuler des questions qui tuent contre la première que contre la seconde.




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Ursula amuse.


Un moment de grâce suspend le vol en première et en classe affaire : Ursula s’est levée et le regard perdu de ses yeux noisette cherche la direction des toilettes. Tout le monde peut admirer la splendide jeune femme se déplacer comme un mirage entre les sièges. La réalité de l’adultère dépasse la fiction. Gers, pas plus que Brébant, ne raconteront cette anecdote croustillante à leurs épouses respectives car cela pourrait éveiller chez elles des soupçons, et le lecteur saura bientôt s’ils sont fondés ou non, qui n’arrangeraient pas les craintes qu’elles éprouvent à chaque fois que leurs maris partent en congrès.

Milstein a donc décidé de se la jouer décontracté. Ursula semble ne lui poser aucun problème existentiel. Qui d’ailleurs, connaissant l’animal, aurait pu imaginer qu’il ose emmener sa maîtresse en congrès et qui aurait pu imaginer que la fille soit aussi canon ? Il ne peut penser une seule seconde que personne ne dira rien et que les services parisiens ne sont pas déjà au courant de ce manquement aux valeurs qu’il a toujours prônées, la famille, la religion, les bonnes manières ? Il doit déjà être séparé de sa femme, ce qui est une performance extraordinaire tant tous les gens bien informés savent de quel dragon il s’agit. Mais les quelques personnes qui la connaissent dans cet avion savent aussi qu’il joue gros et que la partie n’est pas gagnée d’avance : il va même perdre beaucoup.

Il a surtout mis contre lui ses pairs chefs de service qui n’auraient jamais osé faire un truc pareil et qui trouvent, surtout, qu’Ursula est trop bien en la comparant à leurs maîtresses respectives qui n’appartiennent pas à la même catégorie. Se pourrait-il qu’il s’agisse d’une pute ? La classe affaire comme la classe éco bruissent de plaisanteries salaces à propos de Milstein et d’Ursula comme seuls les carabins en sont capables. Milstein aurait-il fait l’erreur de sa vie ? 

Bien que l’avion soit perché à dix mille mètres d’altitude les discussions ne volent pas très haut dans la cabine. Et bien entendu les hommes sont en première ligne pour raconter des conneries et des histoires sexuelles et sexistes. Les femmes font semblant de ne pas entendre même si elles n’en pensent pas moins : la masculinité de la médecine éclate sans retenue.

Tout le monde y va de sa petite anecdote concernant un patron, un PU-PH, un futur PU-PH, un interne. Et ce qui a le plus de succès : les promotions canapés, les mains aux fesses dévoilées, l’impunité des chefs… Les légendes et les vérités sur les chambres de gardes, les infirmières, les étudiantes, les stagiaires… On ment beaucoup, on enjolive encore plus, on parle sans savoir, on prête aux riches, on prête même aux innocents, et on oublie les coupables. Si on mettait tout cela bout à bout il serait possible de tenir une chronique ininterrompue pendant toute la durée du congrès.

Le lecteur va-t-il y échapper ?




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L'oncologie pour les nuls.


Les enjeux de l’oncologie sont majeurs au niveau mondial. Le vieillissement de la population, la nécessité de commercialiser les produits innovants le plus tôt possible comme les pressions des politiques et de l’opinion publique, ont accéléré la compétition entre les grands laboratoires qui se battent à l’échelle planétaire pour un chiffre d’affaires de plus de 180 milliards d’euros. Les budgets de développement sont tels, les enjeux si importants, les efforts si colossaux que les financiers exigent que les retours sur investissement soient rapides et durables. Les grandes firmes embauchent les meilleurs spécialistes de la planète pour effectuer les recherches, pas seulement des médecins ou des pharmaciens, mais aussi des biochimistes, des informaticiens, des physiologistes, des biologistes, et bien entendu des oncologues, mais surtout elles entretiennent des départements d’études et marchés et des hommes de marketing afin de cerner et de choisir quels seront les domaines de recherche les plus rentables à court et moyen terme, en fonction de la taille du marché dans les pays développés où les patients sont solvables et en fonction du retentissement émotionnel de ces affections dans le grand public. Les hommes de marketing de l’industrie pharmaceutique, tout comme ceux qui vendent des savonnettes, des machines à laver ou des smarts tv, ne s ‘intéressent qu’au cash-flow, à la courbe des ventes et aux profits que ces recherches pourront générer, c’est-à-dire aux dividendes qui pourront être délivrés aux actionnaires. 

Les journaux économiques sont remplis d’analyses financières qui manient les concepts médicaux pour les populariser très en amont de la commercialisation des produits afin de donner envie aux investisseurs d’investir de l’argent. Il faut dire que l’enjeu est de taille : connaît-on beaucoup d’industries où le chiffre d’affaires global progresse presque chaque année d’au moins 10 % depuis des dizaines d’années ?

La majorité des oncologues qui travaillent dans les hôpitaux ou les cliniques ne se rendent à l’ASCO que parce qu’ils sont invités par l’industrie : ils ne peuvent ou ne veulent pas payer, les coûts ont explosé, leurs frais d’inscription, leurs nuits d’hôtel, leurs à-côtés, ce qui fait qu’ils deviennent captifs des invitations qu’ils reçoivent. La plupart ne se doutent pas une seule seconde que ces invitations les engagent dans un processus de réciprocité masqué par le fait qu’ils sont grisés par l’honneur qui leur est fait et par la distinction que cela suppose par rapport à leurs collègues qui n’en sont pas. Ils s’engagent bien malgré eux à être à la hauteur, c’est-à-dire à croire à la beauté des résultats qu’on leur présente et, une fois revenus dans les services, prescrire larga manu de si merveilleux produits.





                           

17

François Brébant et l'industrie : win-win.


François Brébant a un profil spécial dans l’industrie pharmaceutique : celui d’un universitaire de qualité. Brillant pour ses qualités de clinicien et de chercheur à l’hôpital, il avait fini par devenir le tsar français d’une maladie orpheline qui concernait peu de patients mais dont les caractéristiques excitaient beaucoup les firmes pharmaceutiques pour les retombées économiques possibles qu’un traitement aurait dans d’autres maladies voisines et plus fréquentes. Mais sa carrière fut interrompue par des intérêts opposés tenant à la jalousie et à son manque d’entregent et de diplomatie. Qu’il fût un homme d’extrême-gauche ne fut pas un obstacle parce qu’il cacha rapidement ses idées à mesure que son ambition de grimper dans la hiérarchie devenait plus évidente : il était devenu de gauche, plus simplement. L’Université, et son chef de service en particulier, était passée à côté d’un médecin de qualité préférant promouvoir un imbécile à un poste auquel il n’était pas fait et l’industrie pharmaceutique était alors venue le chercher avec beaucoup d’intelligence et d’arguments. 

D’une certaine manière, et hors idées politiques, Pierre Gers a le même profil que lui à quinze ans d’écart. La seule différence, et elle est de taille, vient de ce que Gers travaille dans un secteur porteur, l’oncologie, et que les études cliniques auxquelles il participe et pour lesquelles son avis est requis, font partie d’un domaine que les marketeurs ont identifié comme ultra bankable, les tumeurs liquides, qui représente à la fois des centaines de milliers de malades à travers le monde, une grille de prix intéressante et des succès thérapeutiques prometteurs. Tous les indicateurs sont au vert. 

Dans cet avion qui se dirige vers Chicago, il y a, en classe affaire comme en classe éco, nombre de spécialistes, des cliniciens avisés ou des arrivistes arrivés, qui ne sont pas au courant des enjeux de leurs recherches ou de leurs pseudo recherches, qui ne savent pas combien ils sont manipulés par des firmes qui sont animées par des objectifs mercantiles cachés sous l’apparence de la science et du soin. 

Ici, les gens informés, ceux qui savent et qui décèlent au premier coup d’œil les discours complotistes, tendent l’oreille et se hérissent : cette description de l’industrie pharmaceutique ne peut être le fait que d’un gauchiste ou d’un adorateur des Illuminati.

Brébant a fini par oublier qu’il était rouge vif et maintenant qu’il est dans la place, il vise l’excellence, avec grand cynisme et sans trop de culpabilité : il vole vers les US en classe affaire et tente d’effectuer son travail avec le plus de professionnalisme possible.

Il regarde Gers avec amitié sans oublier qu’il est en train de l’aider à obtenir un poste universitaire où il pourra le manipuler bien malgré lui pour le plus grand bien des possédants de fonds de pension et des actionnaires.




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Cloison nasale.


Le professeur Mathieu Barambert est un grand ORL. Il a bâti sa réputation sur son habileté d’opérateur et sur son empathie extraordinaire à l’égard des patients. C’est sa plus grande fierté : ses malades l’aiment. Tout le monde connaît sa façon de les recevoir, de les mettre à l’aise, de les flatter, il flatte d’ailleurs tout le monde et tout le monde le flatte, il a droit à des pages en couleur dans Paris-Match, l’émission Télématin le reçoit régulièrement pour qu’il puisse y délivrer la bonne parole, le directeur de l’AP-HP (les hôpitaux de Paris) est un de ses bons amis, ils se reçoivent et la légende dit que leurs femmes sont copines. Il ne se prive pas de faire savoir partout qu’on le reçoit à l’Élysée avec les honneurs dus à son rang. Il est aussi décomplexé, il dit qu’il ne déteste pas l’argent, ses consultations privées à l’Hôpital public ont un prix qui oscille entre cinq cents et six cents euros la séance et si l’on consulte l’argent qu’il a reçu de l’industrie pharmaceutique sur le site Eurosfordocs on est un peu ébahis. « C’est le prix de la notoriété et de la compétence » dit-il avec un grand sourire. Mais, demandent les profanes, pourquoi se rend-il à l’ASCO ? Parce qu’il est spécialisé, entre autres, dans la chirurgie cancérologique en ORL. Ses collègues, dont la jalousie n’a d’égale que son ego démesuré, le trouvent pourtant « bon ».

Barambert a aussi un surnom : on l’appelle Cloison nasale

Outre ses grandes qualités de chirurgien, sa remarquable habileté, tout le monde le dit et lui aussi, il est connu pour avoir opéré le Tout Paris de sa cloison nasale. Ce n’est pas un chirurgien esthétique, il laisse à regret cela à ses collègues des cliniques privées du seizième arrondissement et de Neuilly, il fait quand même quelques oreilles décollées pour de riches fortunés débarquant dans le service en jet privé du Moyen-Orient, mais sa spécialité ce sont les cloisons nasales. Alors qu’il était jeune chef de clinique il avait commencé à persuader ses patients, ceux qui venaient pour un rhume, une allergie, une sinusite banale unilatérale ou pour une pan sinusite impressionnante, un mouchage postérieur, que cela venait de l’irritation produite par leur cloison nasale mal positionnée. Qui pouvait résister à cet enthousiaste jeune homme, beau garçon, le sourire aux lèvres, le teint hâlé, les plaisanteries légères au bout de la langue, les allusions sexuelles à peine esquissées, personne ?

Et ce qui surprenait tout le monde c’est que cette activité inlassable, obsessionnelle, hors de proportion, personne ne s’en inquiétait. Ni ses chefs, ni ses collègues, ni l’administration : il séduisait et le service florissait. Quoi qu’il en soit notre ami ORL voyage en classe Affaire, est invité partout et produit des séries chirurgicales dans tous les congrès, pas ici à Chicago, il devait être fatigué, ou alors ses collaborateurs avaient demandé une pause, ces séries ouvertes où les bons résultats avoisinent les quatre-vingt-quinze pour cent…




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Panem, circences et sex.


La professeure Marie Carmichael n’en peut plus d’Ursula et des plaisanteries sur Ursula. Cette atmosphère de mecs impudents, de mecs qui trouvent que c’est normal, « on est quand même des carabins, on a une réputation à défendre… on nous emmerde sur tout… les fresques dans les salles de garde comme la drague au débotté… nous sommes des adultes consentants… » On la prend pour une pisse-froid, une coincée, une mal baisée, et tout le tralala bien connu. S’ils savaient combien elle s’en moque à titre personnel et combien elle en souffre pour les étudiantes et les femmes médecins. Elle est assise à côté d’une jeune chef de clinique qui va présenter un papier sur le dépistage du cancer du sein dans une section annexe du congrès. Elles ne participent pas à la curée générale et les mecs s’en foutent.

Nombre de futurs congressistes qui n’ont rien à présenter au congrès, la majorité, les invités comme futurs prescripteurs ne pensent qu’à profiter de la situation d’invités. Les trois sujets qui les préoccupent : vont-ils avoir, pour les hospitaliers comme pour les privés, des ouvertures professionnelles ? Vont-ils avoir des ouvertures sexuelles pendant cette petite semaine ? Vont-ils pouvoir profiter, loger dans un hôtel top classe, se taper de bons restaus, sortir dans des bars ou des boîtes et picoler ? C’est une sorte d’échappatoire à leurs vies normées et remplies. Car ces privilégiés, il suffit de regarder leurs comptes en banque respectifs, et notamment pour les libéraux, leurs revenus non commerciaux pour l’année dépassent les trois cent mille euros, bossent. Bossent tard et n’ont pas affaire à des malades faciles parce que leurs malades meurent plus que les autres.

Il faut donc décompenser. Déconner. Raconter des conneries. Faire des plaisanteries sur les filles, déjantées et allusives, franchement vulgaires, leurs femmes seraient horrifiées ou non. Le congrès s’amuse.

La professeure Carmichael est considérée comme une extra-terrestre qui ne saute jamais en l’air dans les pots de service, qui ne pousse pas des cris quand un malade va mieux, qui ne fait pas la maligne devant les malades, qui reçoit les familles avec autant de bienveillance que possible et qui ne prend pas le petit personnel pour de la merde en boîte. On sait qu’elle est réservée, elle ne parle jamais de sa vie privée, de ses copains comme de ses copines. Mais son secret est celui-ci : elle est la copine de la chef de clinique qui est assise à côté d’elle et elle va en profiter pendant le congrès comme un vulgaire Milstein avec sa secrétaire.

Elle ignore pourtant qu’Edmée Vachon, en saluant tout le monde d’un bout à l’autre de la cabine, a vu et compris le manège. Elle n’oubliera pas.




20

L'hameçonnage des oncologues.


Sophie Branus est chef de produit oncologie dans la firme 3. Elle sait exactement où tous ses prospects sont placés dans l’avion, en classe affaire comme en classe éco, et elle s’est promis de les choyer pendant leur séjour. D’abord en leur faisant croire qu’il pourrait très bien y avoir des ouvertures avec elle (elle choisira le moment venu quel sera l’heureux ou les heureux élus…) et ensuite en leur ayant prévu à Chicago un programme de feu avec visites de bars à jazz, de bars à putes, de bars à sport, et aussi des repas fins dans les restaurants les plus sympas de la ville.

C’est un plan de séduction qui lui permettra, à elle, aux médecins et aux délégués à l’information médicale de la Firme 3 d’être bien reçus dans les services. Les jeunes internes et chefs qui ont été invités sont de jeunes pousses dont certains monteront dans la hiérarchie. Elle les chouchoute. Parmi eux il y aura des vedettes que la Firme 3 pourra recruter pour participer à des essais où le plus important est de participer, pas de publier, pour les faire tourner dans des staffs ou dans des réunions de promotion avec un programme audiovisuel aux petits oignons vantant les produits de la firme. Il y a aussi les oncologues des cliniques privées dont les capacités de prescription sont quasiment illimitées et qui ne sont pas très difficiles à séduire. Pour les grands chefs, ce sont les médecins de la Firme 3 qui font le job de relations publiques.

Branus connaît le boulot et ses patrons savent qu’elle le connaît. Elle s’occupe d’un produit dans le myélome qui n’est ni meilleur que ceux des concurrents, ni pire d’ailleurs, mais pour rester dans les leaders du marché il faut investir dans les relations publiques, il faut avoir la confiance des vieux requins et des jeunes loups et leur faire croire, parfois c’est vrai, que leur carrière universitaire pourrait dépendre de l’aide de la firme 3.

Donc, le programme est clair : de la science, de l’alcool, de la bouffe, des distractions, des filles et l’éblouissement de Chicago, une visite privée de la ville en minibus, un pot en haut de la grande tour, une pizza chicaguienne, et tout le tralala. Et la gouaille de Sophie Branus pour détendre l’atmosphère. 

Elle a un œil sur Filliâtre qui sait que s’il veut passer un bon séjour il faut qu’il plante d’emblée des banderilles et il a déjà repéré une ou deux jeunes femmes à qui, durant le vol, il ne manquera pas de se présenter. Un œil sur Bamberg, Rako, de la Taille ou Wissner qui ont décidé qu’ils se préoccuperont plus tard des nanas, au calme, mais les filles ont déjà leurs favoris : ils ne décideront de rien. Quant aux puceaux, comme les appelle Théron, il leur restera les chaînes pornos de l’hôtel. 

Car la concurrence veille aussi au grain, les oncologues sont des proies précieuses.




21

La fabrique d'un expert.


Gers est prêt. Pour la énième fois, et certainement pas la dernière, il a revu ses écrans, il a relu ses notes, il sait tout, il connaît tout et, à moins d’un accident vasculaire cérébral pendant sa présentation, il ira au bout. Il sait aussi qu’il pourra compter sur Milstein pour son propre topo : Milstein est un pro et comprend les choses. Il est même trop soucieux des détails. Il est capable de voir chez les autres le moindre défaut, même sur des sujets qu’il connaît mal. Il est capable dans le service de déceler sans faire aucun effort ce qui cloche et ce qui pourrait être challengé. Certains en ont fait les frais car il ne ménage personne et ne prend pas de gants. Les erreurs de ses collaborateurs, il les prend comme une attaque personnelle. Et contrairement à toute attente, le mandarinat, ses dépendances et le pouvoir absolu, il accepte qu’on lui fasse des reproches. Il faut certes choisir le ton, il faut certes y mettre les formes, il faut certes être sûr de soi, avoir des biscuits ou, comme au tribunal, avoir des preuves, mais il faut se lancer car il préfère que son équipe lui dise ce qui ne va pas, même en public, plutôt que de l’entendre de collègues ironiques et méchants qui se moqueraient de lui.

Brébant décoche un sourire à Gers : « Tu avances ? - Oui. J’ai presque fini. Tu sais que je rédige en même temps les questions contre Milstein et il me semble qu’il y aurait une sorte de problème à te les montrer… - Tu n’as qu’à ne me parler que des questions que tu vas poser à Ursula. - T’es con. - Franchement, je pense qu’il vaut mieux que tu ne me les montres pas, ce serait plus fair, mais, en même temps, c’est un secret de polichinelle, l’abstract est paru, tout le monde connaît le truc. - J’attends tes propres questions avec impatience…- Sur Milstein ou sur Ursula ? – Déconne pas, je parle de Milstein. D’ailleurs tu ne connais rien sur Ursula. - Ce n’était pas prévu dans le contrat. - OK, on va s’amuser. Mais j’imagine que tes propres questions sur notre étude vont être gratinées. - J’espère que mes chefs ne les verront pas car c’est une putain de critique contre le protocole.

- C’est toi qui l’as mis au point… Pas complètement. J’ai eu des pressions. - Des pressions ? - Tu fais l’âne pour avoir du son. - Il y avait longtemps que je n’avais pas entendu cette expression. Tu sors ça d’où ? - Au lieu de te moquer tu ferais mieux de te concentrer sur les réponses que tu vas me fournir… As-tu commencé à rédiger l’article ?

- Heu oui, un peu. - T’as intérêt à t’y mettre dès notre retour. Il faut qu’on le soumette le plus rapidement possible. Ça urge… »

S’il n’y avait pas les enjeux promotionnels sous-jacents on pourrait affirmer que ce dialogue entre les deux hommes, leur façon de travailler, sont dignes d’une disputatio scientifique de haut vol. Comme il y en a souvent entre de dignes médecins, même dans un avion qui file vers Chicago. Mais n’oublions pas le contexte : Gers est devenu l’objet de Brébant, il fabrique un expert pour dire du bien des molécules de la Firme 1.




22

Arrivée à Chicago.


Les futurs congressistes sont fatigués et, pour la plupart, ont trop bu et trop mangé pendant le vol. Il est une heure du matin le jour d’après à Paris et 18 heures à Chicago. Il est déjà trop tard pour appeler la famille en France : juste un petit mail pour dire qu’on est bien arrivés suffira. Tout le monde a reçu le même conseil : s’endormir ce soir le plus tard possible pour souffrir le moins possible du décalage horaire demain matin. Certains ont prévu de prendre un starter (benzodiazépine ou mélatonine) au moment de dormir afin de ne pas se réveiller trop tôt.

Il fait une chaleur terrible à la sortie de O’Hare. Les futurs congressistes sont exténués, mêmes ceux qui n’ont pas voyagé en classe éco. Ils se sont regroupés sous la bannière des firmes qui les ont invités qui ont prévu des repas dans les différents hôtels où les congressistes sont descendus ou dans des restaurants aux alentours. Tout le monde a déjà une idée du programme de demain et des jours suivants. Il y a une certaine excitation dans l’air.

Ce n’est que demain que tout le monde saura où est qui (les collègues) et combien de temps il faudra pour atteindre le Conference Center sur la McCormick Place. Il y aura des jaloux et des engueulades.

Gers et Brébant sont déjà convenus de se retrouver au bar de l’hôtel dès qu’ils auront posé leurs affaires dans leurs chambres. Ce n’est pas tous les soirs que l’on débarque à Chicago par une belle fin d’après-midi de juin et qu’on peut se détendre en buvant de l’alcool aux frais de la princesse en attendant un dîner fin et bien arrosé…

- T’es bien logé ?

- Superbe. Avec une vie magnifique sur le lac. Et toi ?

- Ca va. Tout baigne. J’ai même réussi à avoir ma femme qui est contente que je sois bien arrivé et les enfants sont en pleine forme.

- Ma femme se couche tôt. Elle a eu droit à un WhatsApp

- Tu feras pareil quand Vachon sera dans ton lit ?

- Déconne pas.

- Tu joues ta carrière.

- Je ne crois pas mais jouer mon couple ne seraitpas génial.

Et pourtant c’est ce qui va se passer : Vachon sera dans son lit et il enverra un WhatsApp juste avant le passage à l’acte pour dire à sa femme que tout va bien.

Le bar de l’hôtel ressemble à l’idée que les deux hommes se font des bars des hôtels de luxe américains comme on les voit dans les films et dans les séries. Brébant a décidé de ne pas dîner avec tous les invités de la Firme et d’inviter Gers dans une steakhouse où le T-bone coûte soixante dollars sans le service… Gers pourra ainsi raconter à sa femme ses aventures à table qui la feront saliver ce qui lui permettra de taire ses aventures au lit avec Edmée Vachon qui l’auront fait saliver.




23

Une nuit compliquée.


Les première séances ne commencent qu’à 13 heures (20 heures à Paris).

Pierre Gers a eu du mal à bien dormir alors qu’il était épuisé. Le zopiclone qu’il a pris lui a permis de s’endormir immédiatement mais il a fait ses cauchemars récurrents quand il doit parler dans un congrès, celui où il se retrouve derrière un pupitre et que les mots n’arrivent pas à sortir de sa bouche tandis que les écrans défilent derrière lui et que la salle est secouée par des rires de plus en plus bruyants : il s’est trompé de présentation et la salle découvre les photos de ses dernières vacances où sa femme et ses enfants montrent des visages radieux. Il y en a un autre où il parle dans une langue inconnue de la salle et de lui-même et où les questions qu’il ne comprend pas ne cessent de fuser. 

Dans une autre chambre du Hilton François Brébant a dormi par phases d’une heure et il se retrouve le matin la bouche pâteuse, les idées peu claires, un sentiment de décalage horaire et de « qu’est-ce que je fais là » qui n’annonce pas une journée brillante malgré l’excitation de toutes les tâches qu’il va accomplir.

Quant à Norbert Milstein, logé au Peninsula avec Ursula, il a passé une nuit excitante mais il va avoir du mal à donner le change ce matin : il faut qu’il se repose absolument avant d’aller chercher son badge au congrès.

Bref, beaucoup de congressistes, même ceux qui n’ont rien à présenter, ont passé une nuit compliquée mais les salles de petit déjeuner des différents hôtels vont les réveiller. 

Sophie Branus, la chef de produit oncologie a peu dormi car elle a potassé son emploi du temps pour voir un maximum de médecins pendant le séjour.

Edmée Vachon a repéré dans quel hôtel était logé Pierre Gers et jusqu’à son numéro de chambre et elle a parfaitement dormi sous prazépam.

Sylvie Bouloux est la mieux organisée de tous. Elle a déjà écrit à Paris tous les articles qu’elle enverra au Monde depuis Chicago, sous réserves de modifications de détails, mais elle a quand même passé une nuit épouvantable où elle a regardé la télévision, consulté twitter, et débattu avec elle-même de sa solitude sexuelle.

Durand, de la télévision française s’est assoupi comme un bien heureux, il n’a eu besoin ni de Zopiclone, ni de prazépam, ni de mélatonine, l’alcool de l’avion, l’alcool du restaurant, l’alcool du minibar, une drogue dure mais légale qui le berce depuis de nombreuses années avec une légère céphalée matinale et une langue un peu pâteuse.

Enfin, Marie DeFrance, la fille bien sous tous rapports, celle qui intrigue pour être khalife à la place du khalife : rien à signaler.




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Convention Center.


Récupérer son badge dans le grand hall du Convention Center signifie que les congressistes élus par la médecine entrent dans le vif du sujet : ils sont fiers de pouvoir mettre le badge autour de leur cou, récupérer la serviette sponsorisée contenant, outre de multiples publicités pour des molécules diverses et variées, l’épais volume du programme avec le résumé des abstracts. Les plus sérieux s’asseyent dans un coin pour organiser leur journée et pour ne rien manquer. Les autres discutent, font des rencontres, voient des copains dont ils ignoraient qu’ils étaient invités, des collègues perdus de vue avec lesquels ils avaient fait l’internat ou le clinicat, saluent des patrons qu’ils n’avaient jamais vus en chair et en os, se perdent dans les couloirs, crèvent de froid tant la climatisation est forte et regrettent les foulards et les pulls des vieux de la vieille. C’est l’excitation d’en être : ils ne veulent rien rater et il est possible de tout rater tant le programme est chargé. Il faut pour les plus courageux passer de sessions en sessions, soit pour entendre une pointure, soit pour écouter une présentation que l’on attendait, soit pour se planter devant un poster pour féliciter un collègue ou, au contraire, l’agresser, soit pour montrer qu’on était là lorsque le professeur P a fait sa présentation et pour le raconter aux copains.

Pierre Gers est prêt pour Allo ASCO, le résumé quotidien des meilleures présentations qui sera publié en ligne par la Revue d’Oncologie, car il a déjà tout écrit avant de venir. Il ne fera donc que des modifications mineures en tenant compte des questions réponses entendues dans les salles. Il a aussi prévu de rencontrer quelques-unes des légendes de la cancérologie mondiale avec qui il entretient déjà des liens sur twitter.

Quant à François Brébant il est parti vers les stands des exposants pour se rendre compte du poids de sa propre firme aux US et saluer ses collègues. Il jette un œil distrait sur le clinquant des décorations démontables, sur les hôtesses aguichantes maquillées comme des protocoles Pfizer et les directeurs du marketing habillés comme pour aller à un mariage, et s’amuse des endroits où l’on peut jouer au golf en honneur des CAR T ou conduire une Formule 1 pour un énième amazingpriceumab.

Edmée Vachon, flanquée du professeur Michaux-Garnier, et du directeur médical de la Firme 2 est en réunion dans une salle annexe avec trois représentants de la FDA afin de connaître le sort d’une molécule développée en Europe par un laboratoire US et qui passe en Hearing le mois prochain. L’affaire n’est pas gagnée. Souhaitez-vous un cours sur le protectionnisme états-unien ou sur la politique des pots de vin dans le Maryland ?

Quant à Ursula, avec son badge d’exposante, elle va venir faire une entrée remarquée dans la salle plénière peu avant 1 PM.




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La course dans le centre des congrès.


A partir de maintenant Pierre Gers se met à courir. Il doit courir pour aller de salle en salle, d’étage en étage, de salle plénière en salles annexes, en foulant la moquette épaisse et criarde qui recouvre le sol, en tentant de ne rien oublier, de noter tous les détails qui tuent, de serrer les mains qu’il faut, de rencontrer les personnes ad hoc. En cancérologie, toutes les disciplines médicales et chirurgicales participent, toutes les sensibilités sont présentes, toutes les tares des sous et des sur spécialistes sont évidentes, les préjugés comme les sous-entendus, les rancunes comme les vengeances et, par-dessus tout, l’envie et la jalousie. 

La liste des sujets abordés est impressionnante en ce vendredi 2 juin (à partir de 13 heures) : les cancers héréditaires, construire un partenariat avec les patients, cancer du sein (plusieurs sessions), cancer du poumon, tumeurs hématologiques, leucémies, myélomes, cancers en neurologie, en gastro-entérologie, sarcomes, thyroïde, nouvelles thérapeutiques (et comment les intégrer dans la pratique), biomarqueurs, ORL, pancréas, chirurgie cancéro-gynécologique, parcours des patients atteints de métastases, comment faire une présentation, immunothérapie, lymphomes, sarcomes encore…

Il y a de quoi être étourdi et ce d’autant que tous les sessions ne se valent pas, que certaines sont désespérément inintéressantes, mal fichues ou bien fichues mais présentées par des vedettes dont tout le monde sait soit qu’ils modifient les résultats pour qu’ils soient « parlants », soit qu’ils sont meilleurs en congrès que dans leurs services, que tel chirurgien qui fait la malin avec une vidéo est considéré dans son hôpital comme un médiocre opérateur… A propos des médiocres B. a décidé, il l’attendait lors de la distribution des badges, de coller aux fesses de Gers, « Ça ne te dérange pas ? », que répondre ?, l’envoyer paître ? B. ne le fait pas par malice mais parce qu’il sait que Gers l’emmènera aux bons endroits et qu’il pourra pallier ses défaillances en anglais, le cas échéant. Ce qui est plus amusant : ils rencontrent Florence Maraval, une Marseillaise qui portera toute sa vie sur la conscience les raoulteries de la Cannebière, et qui est la plus charmante des oncologues, c’est-à-dire cortiquée, à jour de la littérature et fan du Choose Wisely qui fait défaut à nombre de ses collègues, à défaut d’être la plus sexy des cancérologues… 

- Tu sais où tu vas aller ?

Elle montre à Gers la liste des sessions qu’elle a cochées et surtout les heures de présentation.

- Je vois que l’on est sur la même page.

La course commence.

Et Gers sait que si B. sera un boulet durant cet après-midi Florence Maraval sera un plaisir pour écouter, partager, commenter et prendre des notes.




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La Firme Quatre lance une nouvelle molécule.


La Firme Quatre, une firme nippo-états-unienne aux dents rayant le parquet et dont le sens éthique a depuis longtemps été oublié malgré son slogan répété à longueur de communiqués à l’intention des boursiers, des actionnaires, des décisionnaires de santé, des assureurs, des médecins et des malades, « La Science au service des patients », est en effervescence car, demain, l’étude-pivot de sa molécule phare, son futur blockbuster, doit être présentée en plénière par Kenzo Unisawa, un cancérologue de l’université de Kyoto dont la réputation est bien établie dans le monde fermé des essais cliniques de mauvaise qualité et dont la fluidité en anglais ne cache pas un accent à faire mourir de honte Maurice Chevalier… La partie US de la firme a bien essayé de convaincre le siège de la Firme Quatre à Okinawa qu’un autre intervenant servirait mieux les intérêts de tous, cela a été considéré comme un crime de lèse-nipponité. 

Il existe dans la Firme Quatre une multitude d’avis sur la molécule, le nipponumab, allant de l’enthousiasme le plus débridé à la crainte la plus irraisonnée. Les enthousiastes ont forcément raison car il est nécessaire que tout le monde regarde dans la même direction, c’est-à-dire celle des profits maximums, que la moindre réserve exprimée en public pourrait interférer avec le niveau des rémunérations et parce que les enthousiastes le font avec tellement de cœur qu’ils en oublient sans se forcer tout esprit critique. Les craintifs ont au contraire bien tort car la Firme Quatre a développé un tel réseau d’influences, a arrosé tellement de médecins, d’administratifs, de membres de commissions, a favorisé tant d’essais cliniques inutiles largement payés pour s’implanter ici et là dans de nombreux hôpitaux du monde entier qu’il serait étonnant que la reconnaissance du ventre ne joue pas à plein.

Les champions du marketing-mix ont appliqué leurs recettes, coché toutes les cases (en s’inspirant des fameux articles de Weiner et al parus dans le New England Journal of Marketing), respecté la hiérarchie des institutions, des hommes, des tâches, mobilisé toutes les ressources de l’entreprise, tous les contacts, tous les relais, tous les personnels amis de la Firme Quatre à l’intérieur du complexe mondial santéo-industriel, à coups de pré-rapports, de pré-abstracts, de communiqués de presse à l’intention des journaux économiques, des journaux médicaux, des journaux grand public, en insistant lourdement sur le fait que le cancer est féminin, que la santé des femmes bla-bla, que c’est une opportunité unique… Quant aux futurs prescripteurs, dont ceux de l’ASCO, ils n’ont pas été oubliés et nul ne doute qu’une invitation à un concert de Paul Simon pendant le congrès n’apparaîtra pas dans EurosForDocs … Enfin, les patients-experts sont de tournée… Mais il y a encore du marketing-mix à venir.




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Brébant est débordé.


François Brébant a le même objectif que son nouvel ami Pierre Gers : profiter au maximum du congrès pour découvrir des données nouvelles, écouter des présentations brillantes, découvrir des nouveaux intervenants, sentir les tendances, apprécier les questions et les réponses des concurrents, parler avec des pointures en tentant de découvrir quel est le vent dominant, mais il est aussi là pour préparer l’avenir de sa firme, prendre des contacts, organiser des réunions informelles, diriger des réunions stratégiques, s’occuper du board nord-américain, faire sa propre publicité pour se faciliter la vie. 

Lui-aussi aimerait bien courir de salle en salle, évitant les fâcheux et les casse-pieds et tenter de refaire le monde avec les ténors de la spécialité. Mais son objectif majeur est que les présentations de Gers et de Frick se passent le mieux du monde afin que les deux futurs articles signés par l’un et par l’autre soient publiés dans le même numéro du prestigieux New England Journal of Medicine au moment de l’autorisation de la molécule par la FDA. 

Il y a beaucoup d’argent dans la balance et c’est aux US que tout va se jouer. Son alter ego et pourtant chef états-unien, Aaron Goldstein, est un type charmant qui bosse comme un malade (et ne le fait même pas savoir) et qui aimerait bien que Frick écrase Gers au congrès, pas trop quand même pour le bien de la molécule, mais surtout qu’il soit prêt avant pour soumettre le texte.

Goldstein est une caricature de médecin états-unien qui a dû servir de modèle à la fois pour Taub et Sheperd et dont le prix de ses vêtements pourrait suffire à nourrir une région d’Éthiopie pendant un siècle. Goldstein aime bien Brébant et les deux hommes, au lieu de courir dans les couloirs, sont assis dans un coin de salle avec un retroplanning devant les yeux. Goldstein est un légitimiste et un bureaucrate efficace. Peu d’imagination, pas de folie, mais un respect des règles et une observance des directives à toute épreuve. C’est sa marque de fabrique. Et sa force. Alors que Brébant, le moins rigolo de l’équipe française, passe pour un fou furieux pour les Etats-uniens…

Goldstein comme Brébant sont préoccupés par PV qui a fait des commentaires cinglants sur les deux essais de Frick et Gers, en critiquant violemment la méthodologie et notamment la qualité du bras comparatif et le principe du cross-over. PV est connu de toute la communauté oncologique pour être un emmerdeur de première classe et nul doute qu’un de ses sbires viendra poser des questions embarrassantes après les deux présentations. Le fait que PV soit désormais perçu comme covido-sceptique aidera sans doute la molécule à s’en sortir.




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John Williams est challengé.


La présentation de John Williams, ce n’est pas le compositeur de musiques de films, mais il est aussi célèbre que lui dans la communauté oncologique mondiale, se fait dans une grande salle bondée : il faut y être pour voir et écouter le stand-up d’un des tsars des tumeurs solides. Les gens sont debout, adossés aux murs, assis par terre et on s’attend à ce que la sécurité vienne évacuer avant qu’un incendie émotionnel ne se déclare… La majorité des présents ont lu le titre de l’abstract ou sa conclusion voire seulement les communiqués de presse triomphalistes du laboratoire qui sait que le marketing des produits commence bien avant que les molécules n’aient fait la preuve de leur efficacité. Il s’agit d’un essai contrôlé d’une nouvelle molécule, le wallstreetogenumab, dont l’objectif est d’améliorer la survie dans un cancer non opérable, tueur à 95 % entre trois et six mois. Les visiteurs et les visiteuses médicales de la Firme 5, ce que l’on appelle les Key Opinion Leaders, ont commencé le boulot depuis longtemps, des articles dithyrambiques ont été publiés dans le Wall Street Journal, le Financial Times, le Nihon Keizai Shinbun et autres revues scientifiques mondiales comme Les Echos ou La Tribune en France…

Le nœud papillon parfaitement ajusté (Brébant dit à Florence Maraval : « Il les porte autour du cou »), John Williams, avec au premier rang une nuée d’assistants, commence son exposé. La salle retient son souffle. Le discours est rodé, le passage des diapos sur les deux écrans est parfait, on voit à peine qu’il s’agit de Power Point, il plaisante entre deux, il est sérieux le plus souvent et il termine cette hymne au wallstreetogenumab par un trait d’humour dont les Anglo-saxons ont le secret. De nombreux intervenants se sont rangés derrière le micro posé debout dans l’allée centrale.

Un questionneur non identifié : « Merci John pour cette étude magnifique qui donne enfin un espoir… » Un autre : « Ces résultats magnifiques nous donnent une claque… » Afshâr Fallahi (un jeune type de UCLA) connu pour ses éditoriaux percutants : « … il est assez étonnant que le signataire des guidelines de l’ASCO ait mené un essai qui contrevient à toutes les recommandations qu’il a préconisées… » (Mouvements houleux dans la salle…) « … le groupe contrôle est sur dosé pour augmenter les effets indésirables, la survie est exprimée en pourcentage relatif, il n’y a pas d’échelle de qualité de vie et nous manquons de données contrôlées au-delà de trois mois… Avec une survie augmentée de deux mois, ce qui serait considérable s’il s’agissait d’années, on est en droit de savoir si les patients sont morts en souffrant deux mois de plus… » Williams est furieux et s’agite derrière son pupitre. « Y aurait-il deux poids et deux mesures ou deux professeurs John Williams, celui qui fait des recommandations et celui qui mène des essais ? » Williams : « Je remercie notre jeune collègue pour ses commentaires. Cet essai est pourtant une innovation majeure, une révolution qui profitera à nos malades. » Le modérateur intervient…




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John Williams se défend.


Le modérateur, Michael-Ren Kurosawa, est un oncologue d’une quarantaine d’années connu dans le milieu pour ses positions centristes, c’est-à-dire qu’il accepte de participer à des essais cliniques car il n’est pas possible de mener des recherches cliniques sans recevoir de l’argent de l’industrie, car les budgets publics fédéraux sont limités et car le faible nombre d’équipes élues élimine de nombreux oncologues de talent comme de nombreux oncologues plus médiocres... C’est un pragmatique car il se permet d’accepter de l’argent des industriels et de les critiquer. Le problème de cette attitude tient à la position du curseur à la fois pour les industriels et pour les puristes. Aaron Goldstein n’est pas loin de son collègue Brébant dans la salle. Ils se font un signe amical de la main, le pouce dressé. Goldstein défend l’idée à l’intérieur de la Firme 1 qu’il est nécessaire de ne pas se couper de conseils universitaires comme Michael-Ren Kurosawa ou Afshâr Fallahi en raison de leur intelligence, de leur agilité conceptuelle et de leur capacité à déceler au premier coup d’œil ce qui cloche dans un protocole tout en proposant des solutions, mais certains de leurs collègues et plus largement dans l’industrie pensent qu’il ne faut pas introduire de loups dans la bergerie et qu’il ne faut travailler qu’avec des moutons bien-pensants. Quant aux puristes, ceux qui ne viennent pas à l’ASCO ou qui s’y rendent à leurs propres frais, s’ils sont trop intransigeants, ils sont condamnés à ne plus faire de recherches et à n'écrire que des éditoriaux ou des articles critiques sur les travaux de leurs collègues, sans montrer leur propre savoir-faire…

« Afshâr Fallahi vous a posé des questions sur la méthodologie de l’essai. Merci pour la bonne tenue de cette séance de lui répondre. » Williams se crispe mais la salle est tellement grande, il y a environ trois mille personnes, que peu de congressistes le remarquent. « Afshâr Fallahi a eu raison d’avoir remarqué quelques imperfections méthodologiques mais vous conviendrez que les résultats obtenus sont une telle révolution, un tel changement de paradigme, un tel espoir, qu’il vaut mieux se tourner vers l’avenir que de se pencher sur des détails… J’ajouterais que l’éthique voulait que nous fassions un cross-over tant l’efficacité du wallstreetgenumab était patente… »

Afshâr Fallahi agite la main afin de pouvoir reprendre la parole mais son temps est passé et il a juste le temps d’ajouter avant que le micro ne soit coupé « … nous attendons des éclaircissements… » Un autre congressiste prend la parole en commençant par remercier l’orateur et en continuant par des éloges sur cette percée dans le monde du cancer. Amen. Le modérateur n’a même pas le temps de donner la parole à ses deux collègues assis à côté de lui qu’il annonce déjà la prochaine oratrice car le temps imparti est passé.

Une petite cour se forme autour d’Afshâr Fallahi qui est coutumier de ce genre d’interpellations. Brébant voit cela de loin et dit à sa voisine dans le brouhaha de la salle : « Penses-tu qu’Afshâr Fallahi deviendra un jour un John Williams ? … - Tu es pessimiste… - Réaliste. »




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Un Français parle aux Français.


Il est temps de se précipiter dans une salle annexe, les horaires sont serrés, où va avoir lieu la présentation d’un ponte français de la cancérologie sur les possibilités des biomarqueurs comme facteurs prédictifs de la survenue des cancers. Cette branche de la recherche a toujours suscité de nombreuses attentes et de nombreux financements. Qu’y a-t-il de plus excitant qu’à défaut de prévenir les cancers on puisse les détecter le plus tôt possible et les traiter avant même qu’ils ne se manifestent ? C’est du Philip K. Dick et tous les PDG de la planète Pharma rêvent d’être à l’origine d’un coup marketing, ce que les marketeurs à court d’idées appellent un changement de paradigme qu’ils auraient nommé Minority Report… Mais les plus intéressés par ces idées millénaristes, la suppression du cancer à l’horizon 2030 ou à l’horizon 2050, ce sont désormais les richissimes propriétaires des GAFAM, les Bill Gates, Mark Zuckerberg ou Jeff Bezos, ils ont tous dans la manche un projet Zéro Cancer comme pour eux-mêmes une ambition d’immortalité qu’ils réaliseraient dans une planète du système solaire… Les super riches se croient au-dessus des terriens du commun.

La salle est petite, l’assistance clairsemée et la langue la plus entendue est le français. Les grandes institutions gauloises ont battu le rappel mais le résultat n’est pas à la hauteur des ambitions de notre orateur dont l’ambition planétaire et l’ego démesuré se heurtent à deux difficultés insurmontables et corrélées : un accent déplorable en anglais et une absence de fluidité dans la langue de Springsteen qui frise l’aphasie.

Encore une fois, et François Brébant en est le premier conscient, il existe en France d’excellents chercheurs, d’excellents cliniciens, d’excellents orateurs, en français comme en anglais, mais tout ce beau monde est barré par une élite autoproclamée qui se préoccupe peu des conditions de travail, des conditions salariales et des moyens qui pourraient être mis à la disposition de ces vaillantes petites mains qui pourraient redorer le prestige de services vieillissants.

Qui aurait eu le culot, l’audace, l’insolence, l’impertinence, le chutzpah en quelque sorte, de dire à Dupont-Gauthier qu’il aurait mieux valu que sa présentation fût faite par un de ses PUPH, Merlan, par exemple, qui parle un anglais parfait, il a passé un an à Dallas comme résident, sa mère est anglaise, qui connaît les dossiers des biomarqueurs dix fois mieux que son patron parce que c’est lui qui a mené les recherches, fait la bibliographie, initié une thèse d’Etat, écrit l’abstract et le texte de présentation que son patron a appris par cœur et qu’il est en train de rédiger l’article que l’on tentera de faire paraître dans une revue à fort facteur d’impact ? Qui ?

Dupont-Gauthier n’est pas dupe mais il ne peut faire autrement que se mettre en avant. Cette présentation sera mauvaise sur des données de qualité mais pas de première qualité et seuls les Français de la salle en profiteront pour s’en moquer en douce. Comment peut-on être mauvais à Paris et bon à Chicago ?




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Fallahi versus Williams : dégâts collatéraux.


Au Sports Bar près de McCormick les conversations vont bon train. L’intervention d’Afshâr Fallahi est au centre de toutes les propos. Des oncologues français se sont réunis pour boire un coup alors qu’il est deux heures du matin à Paris et n’en reviennent pas. Qui aurait pu, en France, interpeler le tsar de la cancérologie dans un congrès ? Les écrans sont remplis d’images des play-off de la NBA. Guthi, un Indien qui a appris le français à Pondichéry avant d’émigrer : « Ici, le monde de l’oncologie est fragmenté et les places ne sont pas acquises. Il est possible de voir émerger des jeunes loups qui veulent bousculer les mecs en place. Il y a plus de 13 000 oncologues et partout dans le pays ! Se faire remarquer attire l’attention de tous, des universitaires comme des industriels qui aiment les rebelles, ce qu’ils appellent la fameuse disruption qui mène à Steve Jobs, il leur arrive donc de tenter le coup en pensant qu’ils pourraient émettre une idée ou deux qui pourraient aboutir à un blockbuster… » 

Pour des membres de l’industrie comme Brébant, cette intervention musclée d’Afshâr Fallahi est un signal fort et une alerte maximale : il est nécessaire de rendre les présentations encore plus blindées et parfaites même s’il n’est plus possible de modifier les protocoles, pour être prêts à affronter de telles attaques. Si le jeune oncologue a osé réagir contre un des pontes de la cancérologie états-unienne dont les pots-de-vin industriels se mesurent en centaines de milliers de dollars annuels, d’autres sont capables de le faire plus facilement lors de présentations faites par des Européens. 

Milstein est inquiet. Il a passé un coup de fil à Gers comme aux représentants de la Firme afin d’organiser une réunion de plus pour bien se caler. Il a la trouille de se planter et surtout d’avoir à affronter une salle hostile avec des questions compliquées pour lesquelles il aura du mal à répondre, certes pour des raisons scientifiques mais aussi à cause de la langue. Une des solutions, mais elle est difficilement envisageable, serait que Pierre Gers se charge de l’affaire… Milstein ne pourrait s’y résoudre. Les représentants de la Firme pensent qu’Afshâr Fallahi s’est plus tiré une balle dans le pied qu’il n’a fait du mal à la molécule présentée : le boulot des firmes est justement de passer outre et de communiquer du lourd à la valetaille qui n’est pas au courant des intrigues de couloir. Des conférences, des dîners, des voyages, des cadeaux et de la visite médicale rapprochée permettront aux prescripteurs d’oublier Afshâr Fallahi et de le faire passer pour un vulgaire empêcheur de tourner en rond. Ce sera donc Milstein qui présentera et la Firme se fait fort de le préparer jusqu’au dernier moment à être le brillant patron qu’il se pense être. Finalement Afshâr Fallahi permet à l’industrie de remettre à leurs places les patrons qui pensaient être intouchables et pouvoir se passer de la force de frappe marketing des industriels. 

Quant à François Brébant, il rêve qu’un cancérologue français puisse avoir en public les couilles d’Afshâr Fallahi. Ce serait un merveilleux sujet de papier, pense-t-il, pour Bouloux et Durand… Mais les journalistes grand public n’ont justement pas de couilles.





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Marketing mix journalistique.


Tout le monde s’accorde à dire, même ceux qui ne comprennent pas bien l’anglais et qui n’ont fait aucun effort pour ne pas s’endormir pendant les présentations, ceux qui ont fait semblant de comprendre la polémique Williams Fallahi, ceux qui n’ont pas pris de notes, ceux qui ont pensé à autre chose, que cette demi-journée a été riche d’enseignements. 

Bouloux, la journaliste du Monde a bouclé et adressé son premier article titré « L’ASCO, la messe de l’oncologie » où elle répète son marronnier des années précédentes sur les formidables avancées des traitements contre le cancer, les fantastiques progrès en termes de survie, sur les cancers diagnostiqués tôt qui guérissent… Nous sommes passés de l’heure de la survie à celle de la guérison et les spécialistes de la question, ceux de l’Institut Curie comme celles de l’Institut Gustave Roussy qu’elle a interrogés, assènent que si les gouvernements veulent bien investir massivement, prévoient le cancer disparaîtra dès le milieu du vingt-et-unième siècle… 

Durand a enregistré une courte vidéo pour Santé Matin où il développe la même ritournelle sur les biomarqueurs qui permettront, dans un avenir proche, de détecter les cancers avant même qu’ils ne se déclarent, avec les conséquences que l’on en tirera pour la santé humaine… On imagine les patients actuellement en chimiothérapie, radiothérapie et autres gracieusetés, voire ceux qui regardent la télévision dans leurs chambres peintes en bleu pâle dans une unité de soins palliatifs, qui savent qu’ils vont mourir pour rien, comme les morts du 11 novembre 1918, parce qu’ils sont nés trop tard et qu’ils n’ont pas pu profiter des dernières données de la science qui bannira la mort par cancer.

Gers a travaillé tard pour envoyer son premier compte-rendu de congrès à Allo ASCO qui paraîtra en ligne au milieu de l’après-midi et qui sera repris par plusieurs organes de la presse médicale sponsorisée, celle qui ne dit que du bien des molécules, qui ne parle jamais des effets indésirables et a fortiori pas de leurs éventuels dommages collatéraux et dont les articles élogieux sont accompagnés de publicités achetées par les laboratoires concernés.

Milstein, épuisé par le décalage horaire, Ursula et le poids des responsabilités, est allé dîner dans un restaurant célèbre de Chicago avec le PDG de la Firme et deux collaborateurs qui n’ont cessé de lui cirer les pompes en lui promettant un avenir encore plus radieux mais il n’a cessé de penser à sa présentation en redoutant des questions tordues auxquelles il a ensuite rêvé toute la nuit.

Brébant a téléphoné à sa femme, il était sept heures du matin en France, pour lui dire que tout allait bien avant de faire frénétiquement le tour des chaînes en se demandant à quel moment il allait trouver le sommeil.

Quant à Madame Cora Milstein, la femme de Norbert, elle est arrivée incognito à Chicago avec son grand fils et elle loge dans un hôtel discret du loop.




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Avant la présentation de Pierre Gers.


C’est le vrai début du congrès pour Pierre Gers. Il fait sa présentation pour la Firme 1 de Brébant (la molécule s’appelle le trouduculsimab) lors d’une séance qui débute à 13 heures 15. Le déjeuner va être bref et léger, un sandwich dans un couloir, car il faut auparavant rencontrer les techniciens de la salle pour s’assurer que le PommeLivreAir est compatible (il y a toujours des surprises informatiques). 

La salle est une demi plénière, environ 2000 personnes si elle est bondée, elle le sera presque mais Gers n’éprouve aucun trac. Il est prêt. Personne d’autre que lui, sinon François Brébant, ne connaît mieux que lui les tenants et les aboutissants de l’essai clinique dont il rédige à la fois le rapport final (pour sa partie) et l’article. En réalité, il ne connaît pas tout sur l’étude, et notamment une ou deux manipulations statistiques pour rendre les chiffres encore plus beaux, malgré toute l’attention qu’il a portée aux différents documents que la Firme lui a donnés. 

Sa matinée est compliquée car il veut quand même assister à des sessions qu’il trouve importantes malgré l’insistance de Brébant qui désire faire une dernière répétition devant quelques membres de la Firme dans une des suites de leur hôtel. Il finit par s’incliner. Mais à huit heures du matin. Les répétitions, mais Gers n’est pas capable de tout remarquer, faites devant les membres des staffs sont une leçon de sociologie entrepreneuriale. Il y a ceux qui savent, ceux qui ont le pouvoir, ceux qui mettent leur grain de sel, ceux qui tentent de marquer leur territoire, ceux qui ne pensent à rien mais qui font semblant de penser, et cetera. C’est donc pénible. Quand il n’y a pas des remarques (déplacées) sur la couleur des diapositives ou sur la casse utilisée… Gers qui n’avait pas le trac commence lui-même à se mettre la pression de façon inconsciente et d’autant plus que Gunther Frick a été convié pour se mettre dans l’ambiance et ajuster sa future présentation. La répétition aurait dû l’aider, elle le paralyse. 

Quant à Edmée Vachon, dont on saura plus tard qu’elle est en relations directes avec le CEO de la Firme 1 pour des contrats de développement, elle a décidé de ne pas lâcher Gers d’une semelle et jusqu’au soir quand il ira se reposer après une journée aussi éprouvante.

A vingt heures, il y aura une présentation à l’Hôtel Marriott de David Semiov, celui qui a fondé le site « Data Lies », qui parlera sans cesse et pour la millième fois de toutes les manipulations des auteurs d’articles pour truquer les résultats des études qu’ils publient, avec ou sans firmes pharmaceutiques pour les aider. Gers s’y est inscrit. Il espère que la directrice de Gustave Roussy n’a pas eu la même idée que lui. Mais participer elle-même à une telle réunion serait reconnaître l’importance de Semiov, il n’y aura donc qu’un sous-fifre de l’IGR pour recueillir des informations sur l’état d’esprit des gauchistes états-uniens. Quant à Brébant, il se moque de Semiov comme de sa première randomisation.





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La présentation non mouvementée de Pierre Gers.


Gers passe en quatrième position dans la session consacrée aux traitements du cancer du ***. La salle est aux trois-quarts pleine car la Firme 1 a battu le rappel des oncologues français et états-uniens afin de la remplir. L’État-major des équipes franco-états-uniennes de ladite Firme est là au grand complet car la présentation des résultats de l’étude fait partie de la politique de communication pour obtenir le plus tôt possible une autorisation de mise sur le marché délivrée aux Etats-Unis par la FDA puis en Europe par l’EMA, l’agence européenne. Tout est normalement cadenassé des deux côtés de l’Atlantique et les experts des différentes commissions sont au taquet pour approuver.

Pierre Gers devrait savoir tout cela mais il ne se doute pas de l’ampleur de la corruption qui règne dans les différentes agences gouvernementales. Il connaît des experts nuls, des experts marrons, le milieu est petit, mais il n’est pas au courant de la façon dont les choses se passent réellement. Il est possible que Gunther Frick, qui présentera demain la deuxième étude pivot sur le trouduculsimab, soit moins naïf et qu’il soit même au centre d’un réseau créé par les grandes firmes pour obtenir ce qu’elles veulent de la FDA : argent gloire et beauté.

Quoi qu’il en soit, il arrive à la présentation de Pierre Gers faite dans un anglais parfait sans la moindre trace d’accent (les anglophones natifs en arrivent à douter qui fait douter du pays d’origine de l’orateur, ce qui pouvait lui arriver de pire : elle passe sans anicroches. Il parle clair, les écrans sont magnifiques, le choix des résultats impressionnant et les deux plaisanteries qu’il a soigneusement choisies pour mettre l’auditoire dans sa poche, l’une au début, l’autre pour conclure, font réagir les participants avec un conformisme étonnant.

Quant aux questions posées par les congressistes, elles sont d’une désespérante monotonie et d’un manque d’alacrité phénoménal, on dirait que Gers n’intéresse personne et que les défauts du protocole qui sautent aux yeux pour un non-profane aient été laissés de côté dans le but de ne pas faire de vagues. 

Les représentants de la Firme sont aux anges car ils s’attendaient à une séance plus tendue, à des questions vicieuses des concurrents, à des allusions perverses à certains aspects des résultats, mais non, rien. Toute la préparation de Gers avec Brébant et les répétitions du dernier moment n’auront servi à rien : les mauvaises questions n’ont pas été posées et le modérateur, un oncologue de Dallas est tellement content qu’il passe à la présentation suivante en délivrant un merci discret à Gers, le Frenchie qui n’a même pas l’élégance de parler avec l’accent de Maurice Chevalier.

Brébant colle une grande tape dans le dos de Gers sans lui dire ce qui est en train de se préparer. Chaque chose en son temps.

- On se faisait des films…

- Oui. Tout ce boulot pour presque rien.

- C’est parce que nous étions prêts qu’il ne s’est rien passé.

Brébant est pourtant préoccupé. 




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David Semiov.


De nombreux activistes de la cancérologie, c’est-à-dire des personnes qui n’ont pas comme éléments de langage, le progrès, l’innovation, le changement de paradigme, sont venus assister à la présentation de David Semiov à l’hôtel Marriott. Mais ils ne sont pas les seuls. Des représentants de l’industrie pharmaceutique (le premier qui dit Big Pharma et ici Big Onco est considéré comme un complotiste anticapitaliste et comme une personne indigne de parler de cancérologie) sont également là car Semiov a l’art d’appuyer là où cela fait mal, ce qui donne des idées aux membres des firmes. La conférence s’intitule « Big Data, Big Lies ».

« … le principal problème des publications scientifiques aujourd’hui vient de leur manque d’indépendance…il est désormais très compliqué, voire impossible, de travailler en certains domaines, et le fait que nous soyons réunis ici à l’occasion de l’ASCO… pour faire des recherches il faut de l’argent et l’argent provient des firmes qui souhaitent promouvoir leurs produits… le fait que je sois un journaliste, un journaliste scientifique, est un handicap car un journaliste ne peut être qu’un journaliste dans l’esprit des chercheurs… et ils n’ont pas tort… j’ai donc plusieurs raisons de ne pouvoir être entendu, dont celle d’être prétendument un ennemi de l’industrie pharmaceutique, un activiste anti système ou un dangereux dynamiteur de l’organisation de la santé.... je voudrais encore une fois clarifier mon point de vue avant de vous montrer les derniers chiffres de la fraude scientifique... (murmures dans la salle) … Ma position est claire, tout le monde devrait la connaître depuis longtemps, même si elle a évolué au cours des années : je me moque du capitalisme ou de tout autre système de fonctionnement des sociétés, je m’intéresse aux recherches scientifiques dans le domaine de la médecine et, plus généralement dans le domaine du soin, car ces recherches sont à la base des prises en charge qui sont proposées aux citoyens qu’ils soient bien portants ou malades… Il vaudrait mieux que ces recherches soient de bonne qualité, qu’elles permettent aux soignants de faire des choix judicieux, c’est-à-dire que leurs validités intrinsèque et extrinsèque soient scientifiquement non attaquables… C’est loin d’être le cas…

« …et donc, notre groupe s’attache à tenter de comprendre pourquoi ce n’est pas le cas, depuis la conception des protocoles, le déroulement des essais, leurs interprétations statistique et clinique, leur publication et leur influence sur les autorisations données par les agences gouvernementales… Cela devrait être le job de l’Etat que de contrôler l’activité des firmes dont l’objectif, ce qui n’est pas honteux, est de gagner de l’argent. Tout le monde ne pense qu’à gagner de l’argent… et l’Etat ne fait pas le boulot… La corruption du système est à la hauteur des enjeux financiers. Rappelons que le complexe santéo-industriel représente plus d’argent que le complexe militaro-industriel aux Etats-Unis et fait l’objet de moins de scénarios violents, criminels et complotistes à Hollywood… »




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David Semiov enfonce le clou.


David Semiov est persuadé qu’il ne lui arrivera pas, comme s’il enquêtait sur les trafics d’armes ou sur la corruption à Malte, d’être renversé par une voiture, de tomber d’un balcon ou de prendre une balle dans la tête, mais il se méfie quand même. Ce n’est jamais arrivé à sa connaissance dans le domaine de la santé mais il suffit d’une première fois et il préfèrerait que cela ne commence pas par lui.

« … il est probable qu’environ cinq mille articles pourraient être rétractés dès aujourd’hui des grandes revues qui donnent envie à tout chercheur d’être publié. Ce qui devrait vraiment nous inquiéter, mais j’enfonce des portes ouvertes, c’est la facilité avec laquelle de nombreux prescripteurs de la planète, influencés par les commerciaux des industriels et des éditeurs, adoptent de nouvelles thérapeutiques sur la foi, si j’ose dire encore, d’études trompeuses, truquées, manipulées, et dont les critiques sont rarement publiées dans ces mêmes revues. Insistons sur le rôle des réseaux sociaux qui sont à la fois un relai pour les firmes vantant leurs produits, des études, je l’espère non flouées, l’ont démontré, mais aussi, parfois, le seul moyen pour les commentaires d’être vus et mieux vus que dans des revues protégées par des murs payants… Ce qui est encore plus inquiétant c’est le temps qu’il faut, parfois infini, pour qu’après rétractation d’un article, les prescripteurs cessent de prescrire des produits prétendument innovants… Ce qui incite les chercheurs et les industriels à continuer de publier… Enfin, mon inquiétude vient aussi d’un double processus concernant les essais cliniques. D’abord, les protocoles d’essais sont de plus en plus compliqués à mettre en œuvre, en raison de directives tatillonnes, parfois absurdes et souvent contradictoires, ce que les firmes ne cessent de dénoncer au nom de la simplification de l’accès à l’innovation, mais elles ne disent pas que cela les protège des petites start-ups qui n’ont pas les moyens de les appliquer. Ensuite, les critères d’efficacité des produits tels qu’imposés par les mêmes agences d’enregistrement, ne cessent d’être moins pertinents et exigeants, ce qui conduit à des approbations plus rapides, moins contrôlées et plus douteuses… » (la salle prend sa respiration)

« Puisque je suis devant un public d’oncologues, je pourrais multiplier les exemples où la baisse d’exigence des critères aboutit à des aberrations thérapeutiques et peu de profit pour les malades. (murmures). Voulez-vous, encore une fois que nous parlions des rapports non causaux entre la survie sans progression et l’espérance de vie globale ? Il me paraît nécessaire d’allier deux principes : la prévention quaternaire, c’est-à-dire renoncer à prescrire quand on n’est pas certain que cela sera bénéfique pour le patient et le conservatisme médical qui procède de la même logique, c’est-à-dire continuer de prescrire des thérapeutiques éprouvées tant qu’un nouveau traitement ne s’est pas montré supérieur… »

Une question dans la salle : « Merci pour cet exposé brillant. Pourriez-vous nous dire pourquoi votre activité est sponsorisée par la Fondation J and A Cheers ? »




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La nuit de tous les dangers.


Tout le monde commente la lecture de David Semiov avec gourmandise. « Il raconte toujours la même chose… C’est un complotiste… Comment peut-il dénoncer les conflits d’intérêts en étant lui-même payé par une fondation privée qui finance aussi des activités douteuses ?... » Mais la majorité des congressistes, les sachants comme les ignorants, ceux qui ont travaillé avant de venir, ceux qui travaillent sur place et ceux qui sont là pour le plaisir, ne pensent qu’à une chose : avec qui vont-ils passer sexuellement la fin de la soirée ?

Brébant comme Gers, sans compter les autres, trouvent que l’auteur y va un peu fort, tous les congrès et séminaires de travail ne sont pas des foires sexuelles en plus d’être des foires commerciales ! On connaît aussi des congressistes du bout du monde ou de Romorantin qui se morfondent dans leurs chambres en lisant le dernier livre de Pierre Lemaitre ou en regardant des conneries sur leur tablette. Pas tous, comme on dit. L’auteur y va un peu fort car imaginons un peu que les femmes respectives de nos deux héros lisent « Le congrès à Chicago » et identifient leurs maris à ces deux personnages de roman ! Ils auraient beau protester, dire qu’il n’est pas vrai, qu’après avoir mangé une pizza à Pizzeria Uno ou chez Giordano’s ou un hot dog chez Portillo’s, ils se sont retrouvés au lit, Gers avec Edmée Vachon (que son mari nous pardonne) après avoir fait des avances, pour rire, à Florence Maraval et Brébant avec Sophie Branus (idem pour le mari) qui ne regrette pas d’avoir abandonné un obscur PU-PH futur chef de service ayant autant de charme qu’un document de la HAS. Milstein retrouve sa jeunesse avec Ursula après avoir avalé son tadalafil quotidien. La professeure Marie Carmichael qui, après avoir trop mangé en compagnie d’autres cancérologues invités par un laboratoire danois et après avoir repoussé les avances d’un directeur du marketing entreprenant, est allée retrouver son étudiante favorite pour une courte nuit trop arrosée. John Williams a fini la soirée dans une boîte de go-go danseuses où il a distribué des dollars dans les soutiens-gorges et les petites culottes en voulant faire oublier qu’il est impuissant depuis de nombreuses années. 

Mais tout cela n’est pas vrai, tout cela ne s’est pas passé, que les partenaires restés en France de tout ce beau monde, à part Cora Milstein, se rassurent, ce n’est que le fruit de l’imagination de l’auteur, il s’agit de vantardise des uns et des autres pour faire les malins et les malignes, rien de ce qui a été écrit, et ne parlons pas de Durand, de Sophie Bouloux ou de B., de Claude Martin ou de Steiner ou de une telle ou untel, ne va se passer réellement dans toutes les chambres d’hôtel de Chicago, il y a des gens vertueux et responsables qui savent résister aux tentations de l’industrie et de la chair… Madame Brébant comme Madame Gers peuvent dormir sur leurs deux oreilles, toute ressemblance avec des personnages authentiques ou des expériences vécues ne seraient que le fruit du hasard ou de l’imagination délirante d’un auteur en mal de copie. 




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Pro/con.


La nuit a été difficile pour tout le monde ou presque (et encore ne savez-vous pas tout) mais cette journée de samedi promet de grandes décharges d’adrénaline pour Gers qui anime un pro/con et pour Brébant qui va, entre autres, superviser la présentation de Gunther Frick. Ils participeront aussi à un grand meeting sur le traitement du cancer du poumon qui promet d’être une joute splendide entre les partisans/non partisans du dépistage dudit cancer et un festival critique lors du dévoilement des données d’essais cliniques concernant de nouveaux traitement innovants annoncés déjà par la presse grand public comme des game-changers. La presse économique est plus mesurée car elle ne voudrait pas que ses clients soient déçus par une montée des actions qui ne serait pas à la hauteur des chiffres de survie promis…

Les pro/con sont une grande spécialité anglo-saxonne. Pierre Gers est sur scène, debout sur un podium, avec à sa droite un pro (c’est-à-dire un pour) et à sa gauche un con (c’est-à-dire un contre) d’un nouveau traitement du lymphome. Les deux intervenants ont droit à cinq écrans chacun pour développer leurs arguments et ces dix écrans ont été soumis par avance au Frenchie afin qu’il vérifie par avance que les données indiquées sont justes, non tronquées et présentées avec objectivité. C’est un exercice difficile pour notre ami car ces deux hommes, outre le fait qu’ils sont de jeunes ténors de leur spécialité et connaissent les publications, les traitements, les controverses sur le bout de leurs doigts, représentent des intérêts très forts tant académiques qu’industriels. Philip Henderson de Johns Hopkins University à Baltimore est le représentant zélé du mainstream oncologique et ses éditoriaux fréquents et enthousiastes dans la presse sponsorisée par l’industrie sont toujours à la gloire de l’innovation, du progrès et de l’avenir radieux des malades alors que José Lopez de UT Southwestern Medical Center à Dallas tente, tout en ménageant sa carrière, d’être le plus objectif possible dans la critique des essais cliniques et des procédures qui sont mises en place un peu partout dans le pays et dans le monde. Lopez n’est pas sur la ligne de David Semiov pour des raisons de développement personnel (il ne voudrait pas être un rebelle affirmé) mais également parce qu’il croit, lui, que l’on peut améliorer le système de l’intérieur. Dans la vraie vie Henderson et Lopez se fréquentent et ne cessent de se taquiner, voire plus, via les réseaux sociaux et les éditoriaux dans des journaux médicaux destinés autant aux cancérologues qu’aux gestionnaires de fonds de pension mais aussi aux médecins lambda états-uniens comme aux patients fortunés qui pourraient ne pas choisir la Mayo Clinic pour se faire soigner de leur lymphome.

Gers ne peut cependant connaître tous les sous-entendus de cette joute de petits coqs dont les objectifs universitaires ne seront peut-être pas atteints mais dont les comptes en banque sont déjà hype. Il est parfois difficile, en France, de savoir ce qui se passe dans l’hôpital d’à côté, alors les guerres picrocholines états-uniennes...




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Les essais cliniques zombies.


Peu importe qu’il s’agisse d’un nouveau traitement pour le lymphome discuté dans ce pro/con et modéré par Pierre Gers, il s’agit d’un prétexte. Un prétexte métaphorique sur les nouveaux traitements en médecine et sur le contexte plus général des publications tel qu’il est décrit par David Semiov.

Les décisions de prises en charge en oncologie comme en médecine se font depuis l’époque moderne et en théorie sur la base des résultats obtenus dans les essais cliniques. Ces essais cliniques, sont menés dans leur immense majorité par les industriels qui commercialisent les molécules qu’ils testent. Mais le fait que les essais ne soient pas menés par un industriel ne rend pas les essais plus exacts ou plus valides car l’hubris des chercheurs est au moins aussi important que les appétits financiers des firmes.

Florence Maraval parle à François Brébant dans une allée du congrès à la sortie du pro/con : « Dès 2020, un anesthésiste, John Carlisle, avait dénoncé les articles qu’il appelait zombies c’est-à-dire ceux pour lesquels il n’était pas possible de vérifier les données individuelles des patients inclus dans les études. Entre 2017 et 2020, je dis cela de mémoire, vingt-cinq pour cent des articles soumis au journal Anaesthesia étaient, lorsque les données de base étaient accessibles, des études truquées. »

Brébant connaît ces chiffres. Il attend la suite. « Or, ces études truquées ont été publiées et elles servent de base aux recommandations des agences gouvernementales, des sociétés savantes ou des comités Théodule sponsorisés par les fabricants de molécules innovantes. – Vous êtes une gauchiste. – Non. J’essaie de démêler le vrai du faux. – Et ? – Et ? Eh bien, rien. Le système des publications d’articles scientifiques en médecine est soumis à la loi des éditeurs d’articles. Toujours de mémoire, le groupe Elsevier a un chiffre d’affaires annuel d’environ trois milliards de dollars, et une marge bénéficiaire de 40 % ce qui est énorme comparé aux géants de la tech. – Et ? – Et tout le monde est dans le business, l’auteur qui publie, le laboratoire qui promeut, l’éditeur qui profite, mais pas les malades. – Vous y allez fort ! » Gers, les joues en feu à la suite du pro/con qui s’est passé merveilleusement car les deux futurs tsars de l’oncologie états-unienne se sont étripés avec un art consommé de la repartie, arrive à n’en pas perdre une miette malgré les saluts qu’il rend à tous les congressistes qui le félicitent en passant près de lui.

Florence Maraval : « Une gauchiste vous dirait que Richard Smith ou Peter Gøtzsche considèrent que l’industrie pharmaceutique se sert des éditeurs comme Elsevier pour blanchir ses études zombies… et avec l’aide des relecteurs d’articles qui en font assez pour ne pas laisser d’énormes erreurs rédactionnelles et pas assez pour ne pas se mettre à dos les éditeurs le jour où ils voudront publier. » Gers : « Joli ! »

François Brébant se rappelle la période où il était gauchiste avec presque des larmes dans les yeux.

Il n’aura pas les couilles d’être lanceur d’alerte…




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John Davies fait le show.


François Brébant n’a pas le temps de faire de l’introspection sur être gauchiste ou ne pas l’être. Il a du mal à tout assumer mais sa femme est d’accord : on a besoin d’argent et on en fait ce qu’on veut, peu importe l’idéologie (Mathilde Brébant s’est convertie plus rapidement que son mari au capitalisme). Flanqué de Florence Maraval et de Pierre Gers, Brébant fonce vers la salle de la présentation de l’essai pivot piloté entre autres par Marie DeFrance et pour lequel la Versaillaise a des craintes.

L’essai PDMM (pour Putain de Merde de Molécule) est bancal depuis le début mais il y a un moment où certains membres de la firme vont se risquer à en parler officiellement, d’abord en interne, puis en externe. Il faudra trouver un ou une volontaire pour faire le job et Marie DeFrance en tremble d’avance. Sa spécialité dans la firme, mais tout le monde ne le sait pas avec autant de certitude, est quand même de faire porter la responsabilité des erreurs qu’elle a commises sur des tiers avec une mauvaise foi inébranlable et de s’attribuer des succès auxquels elle n’a pas participé au mépris des collègues qui ont fait le job.

La professeure Mariam F Stonehenge est le pur produit de la méritocratie états-unienne. Est-il possible de dire qu’elle ressemble tellement à l’image qu’elle veut se donner d’elle-même et à celle que les autres ont fini par accepter, que c’en est une caricature ? Issue d’une famille de « grands » médecins elle a su, grâce à son intelligence, son travail forcené et… ses relations, monter dans la hiérarchie harvardienne avec une grande élégance et dans son service d’hémato-cancérologie remarquablement classé chaque année par U.S. News & World Report dans les quatre ou cinq meilleurs du pays, elle a développé un département d’essais cliniques réputé et efficace qui rapporte énormément d’argent à l’hôpital. Elle est donc bien vue par les administrateurs, l’industrie pharmaceutique et les patients (car, contrairement à ce portrait peu flatteur d’arriviste, elle est une excellente médecin).

Malgré les défauts de l’étude elle fait une présentation parfaite qu’elle a répétée cent fois avec un accent bostonien qui remplit d’aise et de contentement les Anglo-saxons et les autres.

Quant à John Davies, un petit bonhomme ventripotent, la barbe châtain roux en bataille, les cheveux frisés un peu trop longs et un début de rhinophyma qui colle à son personnage, il attaque frontalement l’essai avec un enthousiasme qui enchante la salle.

Stonehenge est contrainte de tendre l’oreille car l’anglais du Gallois ressemble à ce que l’on entend les soirs d’ivresse dans les pubs de Cardiff après une victoire du XV du poireau contre celui de la rose. Les critiques sont si violentes que le modérateur sur l’estrade est obligé d’intervenir : « Sir, un peu de retenue, on pourrait croire que vous faites preuve de misogynie, si je puis me permettre… - Vous ne m’avez donc jamais entendu critiquer une étude mal foutue présentée par un mâle… Diriez-vous que je n’aimerais pas les hommes ? » 




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La session cancer du poumon : première partie.


La session cancer du poumon est très attendue. Rappelons aux profanes et aux autres que le cancer du poumon, en général, est une saloperie, qu’il existe des exceptions mais, et il est toujours à craindre qu’une lectrice ou un lecteur soit lui-même atteint de ce cancer, il faut donc prendre des précautions, c’est une saloperie et les taux de survie sont faibles quand il n’est pas possible d’enlever un morceau de poumon, et même dans ce cas.

La session est très attendue car il existe de nouveaux traitements prometteurs et que sur la base de certains essais et de certaines expériences individuelles, des malades qui auraient dû y passer il y a cinq ans sont encore vivants.

Elle est aussi très attendue car on attend les résultats d’études complémentaires portant sur le dépistage ciblé du cancer du poumon chez les grands fumeurs. Les études précédentes avaient montré une diminution de la mortalité relative grâce au dépistage. Il n’est pas possible ici de détailler les polémiques qui ont cours sur le dépistage des cancers en général, du sein, du col de l’utérus, du colon et de la prostate. Les tenants du dépistage (et tous ne sont pas membres de l’Église de Dépistologie) insistent sur les données classiques « plus c’est petit, plus c’est curable », « mieux vaut enlever une tumeur avant qu’elle ne devienne méchante… » « on n'a jamais vu un cancer qui régressait » et cetera. Les opposants à certains dépistages ont l’inconvénient de ramer à contre-courant et leurs deux arguments essentiels sont les suivants : la mortalité globale, toutes causes confondues, n’a jamais été diminuée et il existe des risques de surdiagnostic. La notion de surdiagnostic en cancérologie est difficile à comprendre : un surdiagnostic c’est découvrir une réelle tumeur cancéreuse qui n’altèrera pas la santé du ou de la patiente dans tout le cours de sa vie. C’est tellement contre-intuitif que mêmes les docteurs en médecine ont du mal à saisir le concept. Il est même un ancien président du Conseil de l’ordre des médecins qui avait écrit à propos des tumeurs indolentes « Quant aux chimiothérapies, il vaut mieux en faire trop que pas assez » !

Mais il est une chose dont Brébant et Gers, qui connaissent parfaitement les enjeux de la dépistologie, sont persuadés : le dépistage ciblé et généralisé du cancer du poumon va être institué et une fois qu’il sera en route il deviendra impossible de le déloger. Parce qu’il s’agit d’une décision politique et que tous les politiques savent que le dépistage, coco, c’est politiquement correct et électoralement indépassable.

Pardon pour ces digressions inutiles puisqu’il faudrait un traité entier pour expliquer à beaucoup de cancérologues que le dépistage présente des inconvénients majeurs. Alors, le grand public…

La grande artillerie est présente : les pneumologues, les cancérologues (voire les oncologues), les scannerologues, les fabricants de scanner, les marchands de traitements, les financiers.




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La session cancer du poumon : deuxième partie.


La machine est bien huilée et les organisateurs connaissent le boulot sur le bout des doigts. Par ailleurs, ils ne marchent pas sur des œufs mais sur une solide moquette bien épaisse qui est celle de la croyance quasi unanime des cancérologues sur l’efficacité du dépistage du cancer du poumon par scanner basse intensité chez les gros fumeurs. Il y a bien quelques têtes brûlées qui ont des avis contraires mais il est difficile d’exprimer de tels avis sans se faire traiter de charlatan ou d’ennemi du progrès, ce qui rend les carrières difficiles. Il existe aussi des personnes comme François Brébant, Pierre Gers ou Florence Maraval qui osent parler, et il serait fastidieux de vous présenter les quelques oiseaux rares qui pensent comme eux, et sont persuadés que ce dépistage est peu convaincant et que l’on va dépenser beaucoup d’argent, mobiliser beaucoup de professionnels pour des résultats décevants et entraîner surtout l’annonce de diagnostics désastreux et la pratique de traitements lourds à des patients qui n’en auraient pas eu besoin.

Leur ami Brent Marshall, un ténor épidémiologiste non-médecin et statisticien occupe une position particulière : il est à la fois membre de l’ASCO et activiste anti-dépistage. Mais il n’a pas encore reçu de balle dans la tête et il est écouté, même s’il n’est pas suivi et si les fabricants de scanners, les scannerologues, les oncologues et les pneumologues le détestent. Pendant la période Covid il a occupé une position médiane, ce qui aux Etats-Unis est assez difficile à comprendre, entre Trump, Fauci et DeSantis, et il a droit à une session de vingt minutes. Le trio des Français n’apprend rien qu’ils ne sachent sur l’étude Nelson et ses analyses post hoc sinon, comme d’habitude, que le pourcentage de surdiagnostics a été mal et sous-évalué.

Marshall est peu interrogé car ses challengers savent qu’il a réponse à tout et qu’il connaît le sujet mieux que quiconque. Il en est désolé car son style direct et son sens de la repartie infaillible, il en est fier et il aimerait qu’on puisse le remarquer.

Maraval à Gers : « Ca sert à quoi, tout ça ? » Il hausse les épaules parce qu’il y a longtemps qu’il a cessé de lutter. Tout comme Brébant qui constate avec plaisir que l’impuissance avouée des deux autres justifie sans doute qu’il ait accroché son gauchisme présumé au porte-manteau du fric. La morale et l’éthique ont eu raison de ses habitudes de vie. Il lui semble de plus en plus compliqué de s’opposer aux théories ambiantes qui flattent les financeurs, les revues et ses confrères. Il va se laisser porter par le courant et ne sera pas un rebelle. Un rebelle dans sa tête et dans les quelques réflexions qu’il peut lâcher ici ou là pour montrer son indépendance et son intelligence. Il ne lui reste plus, et il y arrivera, de décrocher le titre envié et le salaire colossal de directeur médical de la Firme M*** Quoi d’autre ?

Les partisans français du dépistage sortent gonflés à bloc de cette session de pneumologie. Comment le Ministre de la Santé pourrait-il refuser un tel programme politique ?




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Milstein répète.


Dans la chambre de Milstein (et d’Ursula). Ce n’est pas une chambre mais une suite. Il y a de la place. Il est temps de répéter pour la présentation de demain. Il est prévu que Milstein fasse un filage en présence du directeur médical US de la firme et du directeur médical de la division Europe, un Français, et de deux médecins produits, un États-unien et un Anglais. Gers n’a bien entendu pas dit à son patron et encore moins au parasite B. qui est là pour s’épater la galerie que les questions embarrassantes et les réponses ad hoc ont été rédigées par Brébant (contrairement à toute éthique professionnelle). Avec ses airs de médecin mondain qui emmène sa maîtresse en congrès, Milstein assure, il parle de façon fluide dans un anglais très accentué (quand arrivera-t-il à se débarrasser des accents toniques sur les finales ?) mais son problème est celui de la compréhension des questions venues de la salle tant les intervenants mettent un point d’honneur à jouer de leur langue maternelle sur les non natifs. Gers se tiendra sous le pupitre pour lui souffler la traduction.

Tout se passe bien, les deux écrans sont synchrones, pas trop chargés et Milstein regarde à peine ses notes. Arrive le moment des questions et les deux États-uniens, malgré leur infinie arrogance anglo-saxonne, conviennent que le boulot de Gers a été bien fait. Quant au directeur médical anglais, fort de sa compétence moyenne et de son humour ravageur, il pose deux ou trois questions sans intérêt indiquant qu’il travaille moins les dossiers qu’il ne devrait le faire. L’ordinateur contient la présentation sauvegardée et la clé USB a été dupliquée pour que rien de désagréable ne puisse se passer juste avant le show. Une faute de frappe est découverte sur l’écran 22 L malgré les trop nombreuses relectures et c’est ce crétin de B. qui la remarque. Nul doute qu’il vient de marquer un point majeur pour sa future nomination.

« Il serait peut-être temps d’aller manger ? »

C’est la firme qui régale mais Gers décline… Il était convenu, malgré l’heure tardive qu’il aille retrouver Brébant et Maraval au restaurant de leur hôtel. Un point de moins pour sa future nomination et Gers, qui n’a pas osé affronter le regard d’Ursula, ce genre de femmes l’intimide, a encore aggravé son cas. Berson, le directeur médical US, a pourtant noté deux choses dans son esprit : le Frenchie est sympa et compétent, il serait peut-être utile de l’intégrer dans le team expert mongering.

La soirée va être compliquée : Gers rejoint le restaurant où ses collègues ont déjà commencé à s’alcooliser. Il y a Brébant qui sort d’une réunion où le niveau de graissage de pattes des experts FDA a été décidé par la Firme M***, il y a Sophie Branus qui a décidé de ne pas lâcher Brébant après la nuit qu’ils ont passée ensemble, Edmée Vachon qui ne lâche pas Gers pour ses activités nocturnes, deux autres types sans intérêt, des cancérologues de province à l’esprit carabin affiné et Florence Maraval que Gers préfèrerait à Vachon. Tant qu’à faire. 




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Le Dîner des Présidents.


La Firme X a organisé en ce samedi soir le fameux Dîner des Présidents. En vue du lancement prochain en France d’une molécule qui va révolutionner la prise en charge des cancers du sein métastasés réfractaires à deux premières lignes de traitement, une molécule adjuvante pour laquelle la FDA a déjà donné son feu vert et un prix pharamineux qui laisse pantois les Européens et a fortiori les pays à faibles revenus qui ne pourront jamais se l’offrir. Tout le gratin de la cancérologie française est réuni. Le gratin sénologique s’entend. 

L’industrie du sein, appelons-la comme cela pour simplifier et pour provoquer, comprend, par ordre alphabétique (il ne faudrait pas faire de jaloux) : les cancérologues médicaux, les chirurgiens généralistes oncologues et non-oncologues, les directeurs de banque, les PDG d’Estée Lauder et d’autres firmes partenaires, les fabricants de molécules, de matériels de soins, les CEO de fonds de pension, les gynécologues médicaux, les gynéco-obstétriciens oncologues et non-oncologues, les journalistes médicaux comme de la presse grand public, les marchands de scanners, d’IRM et de PET-scans, les médecins nucléaires, l’association des patientes porteuses d’un cancer du sein, les pharmacologues, l’association Pink Ribbon (Etats-Unis et reste du monde), les radiologues scannerologues et/ou IRMologues, les radiothérapeutes, les… 

On a dû oublier quelques professionnels qui ne vont pas manquer de se sentir frustrés.

« Nous sommes réunis ici », commence le directeur médical de la firme X « pour espérer pour nos patients que le sénométastasokillermab va bientôt être commercialisé en Europe et en France. Nous sommes tous réunis ici pour vous remercier, les uns comme les autres, ceux qui ont participé activement aux essais cliniques comme ceux qui les ont favorisés, d’avoir œuvré pour cette innovation fondamentale qui va constituer un progrès décisif pour toutes ces femmes pour lesquelles nous ne pouvions plus rien proposer et qui allaient mourir… » On attend les larmes mais le nombre de vieux et de vieilles crocodiles réunies dans cette salle de restaurant située au dernier étage du Hancock CenterThe Signature Room, et dont la vue panoramique est à couper le souffle fait que les larmes sont sèches. Sans doute le vertige.

L’orateur reprend : « Au moment où la médecine, l’industrie pharmaceutique et des matériels sont attaqués de toute part par les instances réglementaires comme par les gouvernements, il est agréable de penser pour les patientes dont toutes et tous vous occupez à des degrés divers que les efforts de tous et de chacun ne sont pas vains et que les progrès d’espérance de vie qui ont été constatés dans l’essai-pivot du sénométastasokillermab profiteront largement à toutes ces malades pour lesquelles il ne restait que peu d’espoir de survie. »

 Toujours pas de larmes. La journée a été dure pour tous les congressistes. Ils ont faim. La vue est magnifique. Cela fera des souvenirs. A peine remarque-t-on que la patiente experte invitée est pâle et qu’elle réprime ses envies de vomir…




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La patiente-experte.


La directrice des opérations extérieures a compris que Marylène Beauregard n’était pas en grande forme. Elle s’approche d’elle, lui demande si ça va, l’autre fait oui de la tête, mais Annie Ferchaux fait ce qu’il faut : elle l’emmène vers les toilettes.

« Je suis désolée.

- Tu es désolée de quoi ?

- De ne pas me sentir bien.

- Nous avons fait beaucoup de choses depuis notre arrivée, le décalage horaire, les invitations, les restaurants, les sessions, les interviews… Il faut te reposer un peu. Tu es toujours sous Tamoxifène ? »

Les deux femmes se connaissent bien. Cela fait six ou sept ans que Marylène Beauregard, une solide femme de soixante-et-un ans que la maladie n’a pas détruite et que tout le monde peut considérer comme guérie de son cancer du sein, s’est engagée dans le combat pour l’aide aux femmes porteuses de ce cancer. Elle a créé une association avec trois « collègues » rencontrées à l’Institut Gustave Roussy, une association qui a eu du mal à démarrer, peu de compétences administratives pour les quatre femmes, peu de compétences informatiques pour créer le site et un sentiment d’abandon. Puis est arrivée Annie Ferchaux, par l’intermédiaire de l’Institut, une Annie Ferchaux droite dans ses bottes, honnête et consciencieuse, une pharmacienne de l’industrie reconvertie dans les relations publiques, qui a décidé d’aider l’association, Femmes avec le cancer du sein, connue désormais comme la FACC. Beauregard s’est investie parce qu’elle avait besoin qu’on les aide et Ferchaux lui a permis de faire de la publicité, de créer un site, de former un Comité scientifique, d’attirer des dons et notamment de la firme et de fréquenter les congrès. Elle et ses collègues avaient besoin de cela pour survivre. Elles avaient besoin de cela pour comprendre leur maladie, pour l’expliquer aux autres et pour que toutes ces femmes ne se sentent pas isolées psychologiquement et financièrement. Le succès de l’affaire a suscité des convoitises mais a surtout entraîné des vocations. Tant et si bien que la FACC est devenue un modèle et une grosse structure. Ce soir elle a décidé d’arrêter.

Elles sont sur la terrasse balayée par le vent.

Beauregard : « Tu sais, je suis fatiguée, je crois que j’ai fait le boulot, créé l’association, délégué à d’autres, je suis devenue patiente-experte, enseignante à la fac, j’ai bourlingué partout dans les congrès, mais ce soir, en voyant tous ces Messieurs trop sérieux, j’ai saisi que ma place n’était plus là, que je devais arrêter de me balader comme une marionnette de plateaux télés en estrades de facs, je vais me concentrer sur ma guérison… - Tu abandonnes ? – Non, je laisse la main à d’autres… Je me concentre sur moi-même, je prends ma retraite du cancer du sein… Je ne suis plus patiente donc je ne suis plus experte. – Tu ne veux pas retourner dans la salle ? – Si, je recommence à avoir faim. » 




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Florence Maraval est en grande forme.


Gers et Brébant sont assis l’un à côté de l’autre, Edmée Vachon à la droite de Gers, Florence Maraval et Sophie Branus leur faisant face. Le dîner est en train de commencer. Maraval a certes déjà bu un verre de trop mais elle a aussi décidé d’entrer dans le lard d’Edmée Vachon non pour des raisons sexuelles mais pour des raisons scientifiques.

« Je suis fascinée par l’ambiance de liberté qui règne dans ce congrès » annonce-t-elle avec emphase. « Explique. » Elle (regardant Vachon et Branus et se moquant du menu fretin) : « L’argent promotionnel englouti dans cette grand-messe annuelle qui ressemble à un pèlerinage à Lourdes avec visites de la grotte, vue de la Vierge, la buvette d’eau sacrée, est impressionnant. Avec des résultats phénoménaux : le chiffre d’affaires de Big Onco ne cesse d’augmenter, la majorité des professionnels croient de plus en plus à la Révélation du progrès, de l’amélioration de l’espérance de vie des patients, de l’exceptionnelle efficacité de la recherche, bla-bla… D’ailleurs, si je mange se soir avec vous c’est grâce à toutes ces croyances. Vachon : « Croyances ? Comme vous y allez ! » Maraval continue : « La différence vient de ce que les pèlerins qui viennent à Lourdes espèrent leur propre guérison alors que les pèlerins de Chicago espèrent la guérison de leurs malades, ce qui n’est pas tout à fait la même chose… Bref, la grand différence, c’est aussi que des gens comme David Semiov ou Brent Marshall, mais d’autres encore comme Fallahi ou Davies peuvent s’exprimer sans problèmes et exposer leurs doutes… Imagine-t-on des laïcs anticléricards interrompre la messe au Sanctuaire de Lourdes ? – Ou (intervient Gers à-propos) Jean-François Huard faire un exposé ou interrompre un exposé au Sanctuaire de Notre-Dame de Villejuif ? » 

Edmée Vachon lui fait les gros yeux tout en continuant de lui caresser gentiment le sexe avec sa main… Maraval (qui n’a rien remarqué) : « Imagine-t-on en France une telle liberté de ton, imagine-t-on qu’à l’IGR ou à l’INCa des intervenants puissent tenter de critiquer la doxa des essais cliniques et des théories toutes faites sur le dépistage… - Nous avons affaire à une complotiste… -N’est-ce pas ? – Au lieu de vous moquer, comment comprenez-vous cette différence entre les States et chez nous ? – Le premier amendement ? – Hum. – N'est-ce pas parce que le nombre de centres de cancérologie dans tout le pays garantit aux oncologues de toujours pouvoir travailler et de ne pas être ostracisés et privés d’essais cliniques bidons par exemple ? – T’y vas fort... Le système français est bien rôdé : il existe une alliance très forte entre le pouvoir politique, l’Académie de médecine, les agences gouvernementales et l’industrie… - Complotisme, complotisme… » Edmée Vachon : « Vous pensez vraiment que l’oncologie française est une dictature ? » Florence Maraval : « Oui ». Sophie Branus jette les yeux au ciel. « Ce n’est pas possible d’entendre des choses pareilles… »

Il est temps de boire et de manger rincés et rincées par Big Onco.




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La séance des posters.


La nuit a été courte pour tout le monde et Gers a eu droit à un traitement spécial. Edmée Vachon ne l’a pas lâché entre le restaurant et sa chambre, ils ont flirté un peu mais le brillant et jeune chef de clinique a prétexté une grande fatigue et une éjaculation précoce au restaurant pour se débarrasser de la directrice de l’IGR qui n’a eu que l’embarras du choix pour trouver un partenaire de récréation en deuxième choix puis il a téléphoné à sa femme, il était sept-heures et demie en France, puis, contre toute attente a reçu un appel interne de Florence Maraval qui lui a demandé s’il était dispos.

Les séances de poster sont désespérantes. Vous avez des gens qui auraient aimé faire une présentation en public et dont l’abstract n’a été accepté que pour une des sessions posters et qui se retrouvent à 7.30 am dans une salle tristounette avec cinquante autres personnes, le badge autour du cou, chacune plantée devant son panneau qu’ils ou elles ont eu un mal fou à faire étant donné les contraintes de temps et d’espace, certaines aidées par un service infographique de labo et d’autres non, attendant le chaland, voyant des chalands passer, ne pas s’arrêter, d’autres regarder et ne pas leur adresser un mot, découvrir un collègue qui vient leur faire un compliment dont il ne pense pas un mot, et enfin tomber sur un oncologue coréen qui détaille le poster comme s’il s’agissait d’une œuvre d’art ou de la découverte d’une molécule qui traite tous les cancers avec une seule injection mais qui pose des questions sans intérêt, ou cet autre cancérologue kazakh qui critique, qui ne cesse de critiquer et qui s’en va sans attendre de réponses, mais il y a aussi des cancérologues de n’importe quelle nationalité qui tournicotent et s’ennuient comme des rats morts au milieu de ces posters trop chargés, avec trop de couleurs, trop de lignes, trop confus, aucun chercheur ne sachant s’arrêter au bon moment, oubliant qu’il ne faut laisser passer qu’un ou deux messages, pas plus, que le reste est superflu. Ces posters qui s’entasseront au fond d’une cave dans tous les pays des cinq continents où il y a des cancérologues avec, dans 95 % des cas aucun article à la clé.

Heureusement que Pierre Gers, les paupières tombantes, est entouré, il peut répondre aux questions, faire l’article et satisfaire deux pelés et trois non tondues, Florence Maraval n’est pas loin, Brébant est venu faire un tour pour le féliciter, il y a aussi des traîne-patins, des mélancoliques, des épuisées, et des groupies, celles qui prennent des notes devant chaque poster pour jouer les intéressées, qui posent des questions anodines, Gers se fait un plaisir d’y répondre avec sa compétence habituelle, et, là-bas, dans un coin, toute seule, la jeune conquête de la Professeure Marie Carmichael, qui se morfond de n’avoir eu encore aucun commentaire et de s’être disputée la nuit dernière avec son mentor.

Le supplice n’est pas fini : il faut encore attendre que le panel de la session poster vienne faire un tour, s’arrêter devant chacun ou chacune, car il y a un prix à la fin, le meilleur poster sur la protéine JaWs71, qui est déjà décerné mais qu’ils font semblant de choisir.





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Posters, Milstein, FDA, Benzolft, Art Institute.


Après que chacun a rangé son matériel et ravalé sa morgue pour le peu de succès qu’autant d’efforts ont suscité, mais il restera une affiche, des photos et une légende de plus dans « Titres et travaux », chacun s’en retourne au quotidien du congrès qui déroule son ennui avec compétence. 

Gers et Brébant ont décidé de s’éclipser et de prendre le large avant la fameuse présentation de Milstein cet après-midi. Ils ont réservé des places pour 11 heures au musée et l’affiche qu’ils ont placée sur le stand du laboratoire pour informer d’éventuels suiveurs n’a rencontré que peu de succès.

Gers a eu droit à un nouvel appel de Milstein qui, tout patron de droit divin qu’il soit, pète de trouille à l’idée que sa présentation pourrait ne pas se passer comme il faut, c’est-à-dire pour entretenir sa propre gloire et non celle de la molécule qui doit sauver le monde. Il a donc convoqué une dernière fois son collaborateur, on ne dit pas esclave à l’AP-HP, pour une ultime répétition et ils refont le binz dans sa suite pour la énième fois pendant qu’Ursula fait beaucoup de bruit dans la baignoire et ne daigne pas se montrer.

Brébant est appelé par sa femme au milieu d’une réunion. Elle se plaint qu’il ne l’appelle pas assez souvent et elle lui parle, elle n’est pas médecin, de la rhinopharyngite de l’aînée pour laquelle un rendez-vous chez le pédiatre est prévue cet après-midi. Ladite réunion à laquelle Brébant participe avec des membres du staff franco-états-unien lui fait regretter d’être un humain tant la bêtise des uns se dispute à l’arrogance des autres mais il se persuade que ce n’est quand même pas pire que de pousser des wagonnets dans une mine de fer ouïghoure… La comparaison est nulle mais il est clair que tout le monde sait dans cette pièce que la FDA va se mettre en quatre pour permettre à la molécule Frick-Gers, il simplifie, d’obtenir une Emergency Use Authorizationparce que la branche US a mis un paquet de dollars dans la poche des futurs votants…

Hélène Benzolft s’est jointe à leur escapade intellectuelle, une psychiatre membre de l’ASCO dont la double spécialité est de parler de la mort des malades aux oncologues et de leur propre mort aux malades traités par les oncologues. Dans les deux cas elle se heurte à un mur car les malades n’ont pas envie de mourir et les oncologues n’ont pas envie qu’on dise qu’il arrive que leurs malades meurent. Benzolft a énormément de succès : ses conférences abordent avec beaucoup de tact et d’humour des sujets qui ne font plaisir à personne et les thérapies de groupe qu’elle anime avec les patients dans le cadre strict de l’hôpital public sont réputées. Il lui arrive également, dans son cabinet du seizième arrondissement de Paris, immeuble haussmannien typique, parquet d’époque et boiseries dans le même métal, de recevoir des oncologues en thérapie avec une discrétion légendaire qui va jusqu’à ne pas prévenir les femmes des consultants et encore moins le Conseil de l’Ordre qu’elle couche souvent avec eux. Mais cela mérite un chapitre de plus.




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Art Institute of Chicago et une (grosse) surprise.


Visiter ce musée en une heure et demie est sans doute l’expérience la plus douloureuse qui puisse arriver à des visiteurs qui ont un certain penchant pour l’art et qui souhaiteraient que les autres s’en rendent compte pour ajouter à leur réputation. Ils n’ont pas beaucoup plus de temps. Particulièrement Pierre Gers qui ne voudrait pas rendre Milstein fou d’inquiétude et de rage (il manie les émotions avec aisance) en arrivant au dernier moment avant sa présentation.

« Les stratégies de visites de musées sont sans doute un résumé métaphorique de l’état de la culture touristique mondialisée. » Voilà la phrase que vient de prononcer Hélène Benzolft dans le taxi qui les emmène à L’Art Institute.

« Hu hu hu. » répond Brébant qui, depuis le temps qu’il fréquente l’ASCO ne manque jamais d’aller y faire un tour pour assouvir un plaisir réel et pour se montrer à la hauteur de ses prétentions intellectuelles dans un milieu qui lui paraît, à tort parce qu’il l’a peu exploré, totalement dépourvu d’intelligence et de culture. Florence Maraval surajoute : « On a du mal à comprendre comment quelqu’un qui ne sait pas lire un protocole dans la spécialité qu’il pratique tous les jours pourrait comprendre le conflit entre Bonnard et Picasso… »

Il y a tellement d’œuvres, tellement de sections, tellement de salles que l’on pourrait rester trois jours entiers dans cette immense bâtisse sans épuiser le sujet. Hélène Benzolft a préparé une petite liste de quinze œuvres qu’elle n’a pas encore sortie de sa poche.

« On procède comment ? » Ils décident de partir en groupe, de ne pas se lâcher, il faut qu’ils prennent un taxi à midi et demi maximum… Si on se perd, on se retrouve à la sortie. La psychiatre avait plus que préparé son affaire et elle leur demande, sa petite liste dans la main, de lui faire confiance. Et ainsi, en cette belle matinée chicagoane, ils se baladent et voient, presque dans l’ordre, Night Hawks d’Edward Hopper, le fameux American Gothic de Grant Wood, quelques toiles classiques de Caillebotte, Monet, Degas, Cézanne, Braque ou Van Gogh (« On n’est quand mêmes pas là pour voir des Français… ») puis Pollock, de Kooning, Rothko (Brébant, pour une fois cela énerve Gers, ne peut s’empêcher de parler de la chapelle Rothko à Houston), Jeff Wall, Warhol, Lichtenstein et d’autres.

« Il serait temps de nous arrêter, nous avons trop vu de belles choses. » Ils conviennent aux paroles de Benzolft et elle ajoute : « Notre ami Brébant devrait faire un compte-rendu de cette visite dans Allo ASCO, il ferait certainement un tabac. Tout le monde rit quand, tout d’un coup, Pierre Gers pousse un cri. On se retourne sur lui. « Non, rien, je crois que je viens d’avoir une hallucination. » Qu’est-ce qui pourrait bien se passer ? « Il faut me croire : je viens d’apercevoir Cora Milstein… - Cora Milstein ? Qu’est-ce que c’est que cette connerie ? » Florence Maraval regarde Gers dont le visage est décomposé : est-il possible qu’il fasse un malaise ? 




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James McFarlane fait l'ange.


Les intellectuels du musée et Cora Milstein ont raté en cette fin de matinée une performance exceptionnelle de Jamie McFarlane, un oncologue de UCLA qui fait partie avec David Semiov, le pourfendeur des essais cliniques truqués, et Brent Marshall, le combattant inlassable et déstructurant de la dépistologie, des ennemis attitrés des oncologues mainstream de l’ASCO. Le problème vient de ce que McFarlane raconte toujours la même chose et que son discours se perd dans le vide sidéral d’un système qui tourne autour de lui-même. McFarlane accumule les preuves qui finissent par lasser ses partisans et renforcer l’idée chez ses adversaires qu’il est un illuminé. 

McFarlane a malheureusement beaucoup de qualités qui le rendent insupportable : il est beau gosse, il parle avec aisance, ses exposés sont d’une limpidité décoiffante, ses écrans sont lumineux, son sens de la repartie est légendaire, ses essais cliniques sont presque parfaits et ses commentaires d’essais cliniques sont toujours appropriés. Que faut-il de plus pour mettre mal à l’aise un public averti ? Un public averti qui ne supporte pas que la devise de notre héros soit « Follow the money and you should find the science ».

Quoi qu’il en soit McFarlane est têtu comme une mule, il répète toujours les mêmes phrases : « Quand un anticancéreux améliore l’espérance de vie totale de trois mois par rapport à un placebo ou à un traitement de référence, si vous n’avez pas fait en même temps une étude de qualité de vie montrant que le patient va mieux pendant ces putains de trois mois avec le nouveau traitement, ne l’administrez pas et attendez de voir. » McFarlane insiste : « Bien entendu, dans un monde parfait la FDA et aucune agence dans le monde n’auraient dû donner son accord pour la commercialisation d’une telle molécule. » Il prend sa respiration : « Mais quand vous voyez le prix de vente des molécules qui font vivre une patiente trois mois de plus sans améliorer sa qualité de vie, vous comprenez pourquoi la FDA a donné son autorisation et pourquoi des médecins, les fameux Key Opinion Leaders, vantent leurs effets et pourquoi nos collègues cancérologues dans leurs hôpitaux douillets, dans leurs cliniques luxueuses et dans leurs cabinets étincelants, les prescrivent. » 

La salle est parcourue de mouvements divers. McFarlane, avec sa gueule d’ange et ses statistiques ravageuses, est en train de traiter la foule des congressistes présents de corrompus. Sur l’écran de droite : la liste des molécules qui n’auraient pas dû être commercialisées avec le nom des firmes. Sur l’écran de gauche : la liste des études avec le nom des cancérologues qui en sont les responsables.

Certains quittent la salle bruyamment mais d’autres attendent les questions pour profiter du spectacle, quand les ténors de la spécialité, les tsars de l’oncologie, les faiseurs d’opinion vont monter au créneau pour détruire définitivement McFarlane.

La crainte de l’effet Streisand fait que seules des petites mains se manifestent. McFarlane a encore perdu : ses adversaires abandonnent avant d’avoir combattu.




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Ursula disparaît.


La fine fleur de l’oncologie française est prête pour la présentation de Milstein de 3:00 pm. Les sentiments sont partagés entre ceux qui aimeraient que la France de la cancérologie soit reconnue à sa juste valeur pour que tout le monde en profite, le fameux ruissellement, et il n’est pas inutile de préciser, tant les mauvaises langues sont nombreuses, qu’il existe des gens sincères, des collègues oncologues qui pensent que Milstein n’est pas le plus mauvais d’entre eux et qu’il vaudrait mieux que sa gloire rejaillisse sur tous. Il y a aussi les envieux qui se croient aussi capables que lui, il y en a peu qui sont de ce niveau, et des méchants qui aimeraient bien qu’il se casse la gueule, les plus nombreux, il y a des curieux, des traîne-patins de l’oncologie, des revanchards ou des ennemis déclarés… L’humanité en quelque sorte. Mais l’enjeu de cette présentation est aussi industriel, boursier et, scientifique (la survie des malades atteints d’une affection très tueuse) et, accessoirement, c’est pourquoi il n’y a pas que des Français qui attendent cette présentation dont l’abstract a déjà résumé les points forts et les centres d’intérêt, il y a la division US de la firme, les experts de la FDA et d’ailleurs, les commentateurs et leurs blogs ou podcasts assassins, mais surtout les journalistes qui vont pouvoir faire de la copie sur une molécule, on cite, « innovante », « pleine d’espoir », « changeuse de jeu » ou, comme le proposent les Canadiens, « bouleversante », « introduisant un nouveau paradigme », « révolutionnaire »… Les journalistes français embarqués ont tous prévu, il sera une heure du matin en France le jour d’après, des commentaires dithyrambiques pour les éditions en ligne de leurs journaux respectifs et pour l’édition papier, pour Télé Matin ou pour Le journal de la santé, sans oublier Doctissimoentre deux pubs pour les ceintures chauffantes.

Le professeur Norbert Milstein est, malgré le trac, dans son élément. Il est bien entouré : Gers le rassure, mais ce n’est pas pour cela qu’il sera son poulain pour les prochaines nominations, Berson est aux petits soins, Marie DeFrance fait la mouche du coche, le marketing prend des photos, et tout le menu fretin s’agite autour du professeur de cancérologie qui est assis tranquillement au premier rang tout à droite de la salle où se déroule la session. Il n’arrive pas à écouter les intervenants, il se concentre, il tente de se concentrer et tout le monde remarque quand même que l’égérie du patron n’est pas là. Ursula est ailleurs. Le modérateur de séance est un Philippin qui parle un anglais de compétition avec un vague accent mélange d’espagnol et de tagalog. Il a l’air gentil comme tout et la consultation en ligne, mais qui ferait cela à cet instant sinon de méchants gauchistes, de ses competing interests indique qu’il n’est pas possible qu’il se rappelle qui le nourrit tant le nombre de firmes qui lui ont versé de l’argent depuis cinq ans est important. 

Qui donc pourrait penser qu’Ursula est déjà dans un avion qui vole vers Paris ?



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Cora Milstein réapparaît.


Elle ne se rappelle plus à quel moment elle s’est dit qu’elle n’en pouvait plus, que la comédie qu’elle jouait avec son mari ne pouvait plus durer, qu’il fallait qu’elle agisse. Elle avait pesé le pour et le contre et elle avait décidé, en accord avec son grand fils qui avait initié la révolte tant la conduite de son père le dégoutait, qu’il devenait difficile de continuer de séparer le grand professeur du mari et du père. La réputation sulfureuse de Norbert Milstein, le collectionneur, Cora Milstein la ressentait dans le regard de toutes les personnes qu’elle croisait, même chez ses meilleures amies. Non seulement elle en avait assez d’être considérée avec pitié comme une femme trompée mais, plus encore, qu’on lui reproche de l’accepter. Sa carrière universitaire s’était arrêtée brutalement, elle était sociologue, pour se consacrer au futur grand professeur puis à ses enfants, et elle avait tenté de se persuader, où avait-elle lu de pareilles bêtises ? (Cora Milstein ne disait jamais de gros mots comme « conneries », c’était sa bonne éducation), qu’il n’y avait rien de plus beau et excitant que de se charger de l’éducation de ses enfants, mais elle avait craqué. 

Hier soir, elle a contacté Ursula et l’a menacée, preuves à l’appui, de tout révéler au mari de la maîtresse de son mari et Ursula a pris peur. Après tout elle se moque de Norbert Milstein, elle n’en est surtout pas amoureuse, et elle ne se voit pas en train de finir sa vie avec lui entre congrès, viagra et portes dérobées. Le rôle de la femme fatale qu’elle a joué à Chicago l’a beaucoup amusée mais il est temps de revenir aux affaires courantes.

Cora Milstein a donc pris l’avion pour Chicago avec son fils pour suivre son mari et elle l’a suivi de loin pour ne pas se faire remarquer et de près pour obtenir des éléments qui pourraient faire réfléchir Ursula et déboulonner le grand professeur. Car elle se moque désormais de sa carrière, de sa réputation, de ses relations, de son entregent, de sa position de notable, non seulement à l’Assistance Publique de Paris mais aussi dans les différentes assemblées communautaires où il tient des positions fortes tant politiques que sociales.

Elle est, comme l’ont dit ses deux filles qui ne sont pas au courant du voyage parce qu’elles ont pris le parti de leur père pour des raisons que Cora Milstein a décidé d’oublier, en mode vengeance. Et elle s’est rendu compte qu’elle était capable de tout pour défendre sa vertu outragée.

Quant à Milstein, contrairement à toute attente, il n’est même pas perturbé par le fait qu’il s’est fâché hier soir avec Ursula, il est tout à sa présentation qui sera l’achèvement de sa gloire de professeur de médecine. Auréolé de ce succès chicagoan, il pourra continuer à souffler le chaud et le froid dans son hôpital et auprès de la communauté oncologique française et des sociétés savantes, sans oublier ses entrées dans les ministères, ses accointances avec les Directeurs généraux de la santé successifs ou les présidents de l’INCa… Une sorte d’aboutissement qui ne le prend même pas par surprise. 




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Norbert Milstein trompe sa femme en public.


Norbert Milstein monte à la tribune. Il est habillé comme un professeur européen qui veut ressembler à un professeur états-unien avec tout l’attirail du bon élève : le costume bleu nuit, la chemise avec de fines rayures bleu pâle, la pochette blanche, la cravate club, les mocassins marron sans pompons et le sourire carnassier de ceux qui aimeraient vous montrer la dernière ligne de leur compte en banque mais qui ne le font pas par sublime élégance. 

Il a étalé quelques notes sur le lutrin à côté du Mac mais il connaît la présentation par cœur, les blagues à faire et à ne pas faire, les clins d’œil à l’auditoire, profiter du fait qu’il est français et que les Français sont des séducteurs et de joyeux bons-vivants qu’on doit quand même prendre au sérieux. 

La présentation sur deux écrans va être parfaite, du PowerPoint amélioré, des couleurs connotées, un nombre de lignes normé, et la taille des caractères adaptée à la salle.

Premier écran (gauche): Efficacy and safety of guéritouzimab in *** cancer: The European multicenter TKP TrialAvec en arrière-plan la photographie de l’hôpital parisien. Premier écran (droite) : Milstein N et le nom des six autres auteurs. Plus bas : les Competing interests qui ont l’épaisseur d’une tranche de jambon coupée au microtome.

Deuxième écran gauche : Background et droit : Methods

Milstein assure. Il est bon. Même Brébant le trouve bon.

Troisième écran gauche : Trial design and oversight et droit : End points, adverse effects, pharmacokinetics.

Il faut qu’il accélère un peu pense Berson.

Quatrième écran gauche : Milstein allongé nu dans un lit face objectif avec à côté de lui une femme dans le même appareil qui pourrait bien être Ursula et droit : Milstein de profil en train de faire l’amour avec une femme qui pourrait bien être Ursula.

Les écrans sont nets. Il n’y a pas de doute sur les personnes.

Et les écrans continuent de défiler à toute allure comme un diaporama et à chaque fois Milstein est identifiable et d’autant plus qu’un bandeau traverse les écrans « Milstein is a fucking husband ! » 

La salle a poussé des cris et des rires après une ou deux secondes de sidération et quand Milstein s’est retourné vers l’écran il s’est demandé s’il était bien réveillé et si le cauchemar qu’il vivait allait bientôt se terminer.

Brébant a la présence d’esprit de se ruer vers le lutrin et de débrancher l’ordinateur alors que douze écrans suggestifs sont déjà passés mais le mal est fait, tout le monde a vu. Comment un tel truc a-t-il pu se produire ? Qui avait la clé USB ? Il est toujours surprenant que l’on pense à des détails pareils alors que des faits aussi extravagants viennent de se produire. Perez, le modérateur philippin, pris de court lance un « What else ? » qui met la salle en furie. Les congressistes tapent même dans leurs mains en criant et se trémoussant.





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Norbert Milstein pète les plombs.


Le scandale est total. La session animée par Perez est sur le point d’exploser. Ce qui ne fait plaisir ni à la firme commercialisant le guéritouzimab puisque la présentation ne sera jamais reprise ni aux intervenants suivants car il va être très difficile de retrouver le calme.

Milstein est dans une fureur noire. Contre toute attente il a saisi son Mac et vient de le fracasser par terre. Il pousse des cris, il hurle (et tous les smartphones de la salle sont en train de le filmer), on entend des « salope », « putain de saloperie de chienne », « elle me le paiera ». Mais pour l’instant c’est Milstein qui paye. Son invraisemblable réaction donne raison à sa femme : non seulement c’est un mari ignoble mais il parle comme un voyou.

Gers et Berson tentent de le raisonner mais il faudrait déjà le contenir, tenter de l’empêcher de donner des coups de pieds dans les sièges et d’essayer de les désosser. 

Et tout d’un coup, alors que les agents de sécurité se pressent dans les allées pour s’emparer de lui, il se calme, il s’assoit par terre et se met à pleurer, la tête enfouie dans ses mains. La communauté oncologique assiste à cet effondrement et, bien qu’aucun sondage scientifiquement validé n’ait été fait, il semble qu’une majorité des collègues français aient du mal à éprouver de l’empathie, de la solidarité ou de la compassion pour ce qui fut le terrorisant Milstein.

Il accepte de sortir de la salle accompagné par des gardes dont le physique rend compte de l’épidémie d’obésité aux Etats-Unis d’Amérique et du fait qu’il ne faut pas plaisanter avec des agents de sécurité, le coupable fût-il blanc de chez blanc et les agents afro-américains de chez Afro-américains. Gers, Berson et Marie DeFrance suivent le mouvement et le président US de la firme a déjà appelé un avocat.

Au fond de l’immense salle Cora Milstein et son fils Jonathan ont assisté aux événements, cachés discrètement derrière des lunettes noires et leurs programmes. Ils n’imaginaient pas, même en rêve, que cela prenne une telle tournure. Ils jubilent. Pas une once de regret. Il fallait qu’il paye. Fred Kubistki n’est pas loin : il leur fait un signe de tête et les accompagne vers la sortie juste après que le professeur a évacué la salle.

Il est minuit passé à Paris et les téléphones portables sonnent quand même. Tous les congressistes qui ont assisté à ce cirque annoncent la nouvelle à leurs familles et à leurs collègues et parfois amis. Les salles de rédaction sont prêtes à réagir. Les journalistes présents dans la salle n’ont pas d’hésitations déontologiques mais des réflexions sur les conséquences que cela pourrait avoir pour les premiers dénonciateurs. Faut-il assassiner l’oncologie française qui nous fait vivre ? Est-ce que l’opinion française ne va pas plus rire que s’indigner ? Après tout, c’est un bon oncologue, on se moque de sa vie privée… Quant au mari d’Ursula, il sera la première victime collatérale… 



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Milstein dans la tourmente.


Les agents de sécurité emmènent manu militari le professeur Norbert Milstein dans un petit bureau du sous-sol où deux inspecteurs commencent à l’interroger. Berson lui a recommandé de ne pas prononcer un mot et d’attendre que l’avocat de la firme arrive : il obéit.

La direction de l’ASCO est sur le point d’enquêter sur le pourquoi du comment du piratage de la clé USB et s’il n’existe pas des complicités internes (il en existe).

Kubistki, du cabinet Morgenstern, Levi and Rosenkranz (Cora Milstein est née Rosenkranz) exfiltre Cora et Jonathan Milstein du palais des congrès et les emmène directement à O’Hare où un vol les attend pour la France. Un adjoint de Kubistki a profité de la crise de colère de Milstein et de la confusion dans la salle pour récupérer la clé USB fichée dans le Mac.

Pierre Gers est assis dans un coin de salle avec plusieurs représentants de la firme franco-états-unienne. C’est une réunion de crise. On se moque de Milstein car ce qui importe c’est quand même la molécule et le prochain hearing devant la FDA. Il faut cependant s’occuper du professeur pour éteindre l’affaire privée et l’incendie industriel. Un communiqué de presse est en train d’être rédigé.

Les sessions continuent de se dérouler dans les autres salles du congrès. L’histoire de Milstein va prendre une dimension internationale, les premières mentions sont apparues sur les réseaux sociaux et ne vont pas tarder à être reprises par les chaînes d’information US et françaises. Les oncologues français ne savent pas sur quel pied danser mais il leur semble raisonnable d’adopter une attitude digne en public. Même si en privé les ricanements sauvages vont bon train et les blagues de mauvais goût éclatent comme des bulles.

Le blogueur masqué a commencé d’écrire un billet au vitriol sur les pratiques sexuelles dans les congrès médicaux qui va laisser des traces dans les couples des congressistes qu’ils soient oncologues, infectiologues, cardiologues, ophtalmologues ou urologues. L’auteur anonyme du blog que tout le monde dit connaître mais qui n’a pas encore été officiellement ou officieusement doxxé n’est pas sur site à Chicago mais un de ses amis qui était dans la salle l’a informé. Il suffit au blogueur masqué d’initier le buzz en déroulant toutes les anecdotes qu’il connaît sur la sexualité dans les congrès, une expérience personnelle et communautaire, acquise par une collection incalculable de ouï-dire, de ragots, de on-dit, de vantardise et de vérités qu’il n’a pas besoin de vérifier car il n’est pas journaliste. 

A sept heures françaises le billet paraîtra sur le blog annoncé par un tweet alléchant. Il sera toujours temps ensuite d’écrire un billet moins évasif sur les pratiques délictueuses de Milstein tant pour les essais cliniques que pour ses consultations privées à l’hôpital ou ses accointances financières avec l’industrie pharmaceutique.




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Ursula fait semblant de revenir.


Milstein est assis au sous-sol du palais des congrès et sa colère est (presque) retombée. Il se remémore toutes les séries policières américaines qu’il a vues sur NetflixCanal ou Prime et il se dit que tout va se passer maintenant, il attend l’avocat de la firme et pour l’instant il est envahi par la culpabilité, il se demande encore comment un type aussi expérimenté que lui a pu se faire piéger par une telle nana. Les insultes qu’il a lancées dans la salle s’adressait à Ursula car il n’avait pas pu imaginer que Cora était à l’origine de l’affaire. Sa colère remonte, il serre les points, il donnerait bien des coups de poing sur la table qui est en face de lui mais il se retient. Il va falloir que toute l’énergie négative qu’il a accumulée depuis le passage des premiers écrans compromettants se transfère vers autre chose. Il envisage à peine qu’une firme concurrente ait pu le piéger, sans doute trop dangereux pour la firme elle-même… Qui, à part Ursula, cette salope d’Ursula, aurait eu des raisons de l’humilier ?  Il a quand même un peu de mal à imaginer Ursula en train de monter un truc pareil. Qui sont ses complices ? Poser des caméras dans une chambre d’hôtel n’est quand même pas à la portée du premier venu, piéger une clé USB et la substituer demande au moins la complicité des techniciens du congrès. Il est perdu.

Les interrogations fusent dans sa tête et les deux hommes de la sécurité le bombardent de questions. Il joue au con de Français qui ne comprend pas l’anglais et cela a presque l’air de marcher. Il ne peut quand même pas leur dire qu’il se réfugie derrière le cinquième amendement... L’avocat de la firme arrive enfin au bout d’une petite demi-heure et Milstein est emmené après un bref interrogatoire où il n’a pas eu son mot à dire jusqu’au cabinet des avocats sis dans la Willis Tower.

Le blogueur masqué a décidé, lui, qu’il n’attendrait pas le petit matin pour diffuser ses informations. Il a commencé à envoyer tweets sur tweets en français comme en anglais tout en peaufinant son premier billet et en envisageant le deuxième qui sera plus spécifique sur les titres et travaux du professeur Norbert Milstein. Il réveille son amie Wendy pour qu’elle corrige la version anglaise dont il n’est pas sûr à cent pour cent. Sa stratégie est simple : les congrès, depuis le covid, ne devraient plus être organisés en présentiel, et si c’est le cas, c’est pour, dans l’ordre, asseoir la corruption de l’industrie pharmaceutique non seulement auprès des agences gouvernementales mais de leurs membres tout en nourrissant les futurs prescripteurs, faire du hype boursier et médical, et favoriser les rapports humains tant sur le plan du sexe que de la réciprocité industrielle.

Rien de nouveau sous le soleil de Satan de la santé publique mondiale.

Quant à la Firme 2, elle est en train d’organiser la stratégie et les avocats se creusent la tête pour faire le moins de dégâts collatéraux possibles (pour la molécule, pas pour Milstein, même si les deux sont étroitement liés). 


 


 



 

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