Quand je pense au Canada, je
pense aux paysages paradisiaques des grandes étendues sauvages, quasi
désertiques, s’étendant à perte de vue. Je pense aussi au froid. Et je pense à
la démocratie.
Au plan de la démocratie, le
Canada est, dans mon esprit et celui de beaucoup de Français, à mettre sur le
même plan que les pays scandinaves ou la Suisse.
Petit pays par le nombre
d’habitants, 33 millions, le Canada est un grand pays par son étendue, quinze
fois celle de la France. Il est formé de dix provinces fédérées jouissant
chacune d’une large
souveraineté, car élisant leur
propre parlement et possédant chacune son propre gouvernement. Les compétences
du pouvoir souverain des provinces s’exercent dans des domaines comme la santé,
l’éducation, la justice, les programmes sociaux… Le reste du Canada est composé de trois territoires placés
sous l’autorité du gouvernement fédéral.
La plus occidentale des provinces
canadiennes, bordant le Pacifique, est la Colombie Britannique (British
Columbia ou BC, en anglais), une province de 4,6 millions d’habitants, ayant
pour langue officielle l’anglais, dont la capitale est Victoria et la plus
grande métropole Vancouver, qui regroupe à elle seule la moitié de la
population de la province.
A l’époque des faits que je vais
relater, pendant les premiers mois de 2012, c’était Mike de Jong qui était Ministre
de la santé. Celui-ci appartient au parti
libéral de Colombie Britannique qualifié de « conservateur » et
décrit comme soutenant des politiques néo-libérales. Ce parti est aux manettes
de la Colombie Britannique depuis 2001 et son action a été marquée par les
dérégulations, la réduction des aides sociales, les réductions d’impôts et la privatisation à prix soldé de
certaines entreprises publiques.
Depuis septembre 2012 Margaret
MacDiarmid, du même parti, lui a succédé à ce poste.
C’est dans cette province que
s’est produite une attaque sévère et sournoise aux politiques de régulation du
marché du médicament, mettant potentiellement en danger la santé et la sécurité
des citoyens.
Mes sources
Pour une fois je ne vais pas
multiplier les recoupements car, d’une part, il n’y a pas pléthore de
commentaires dans la presse canadiennes sur cette affaire, et c’est un des
faits inquiétants : le silence relatif de la presse.
D’autre part, deux enquêteurs
« au-dessus de tout soupçon », se sont chargés du travail.
Il s’agit , pour le premier, d’Alan Cassels, chercheur canadien en
politiques du médicament de l’Université de Victoria BC, auteur de « Selling sickness » en 2005 (qu’on
peut traduire par « vendre des maladies » ou « façonnage de
maladies »)en collaboration avec Ray Moynihan, journaliste d’investigation
australien. Voici une présentation en français de son livre par Med’ocean , l’association de
médecins réunionnaise (http://www.medocean.re/wp-content/uploads/Reunion-FRENCH-1-June-2013-no-photos-AB_05-30.pdf)
. Alan Cassels a écrit, en mars 2013, un article rendant compte de cette
affaire, intitulé « The best place on earth (for pharmaceutical
companies) » (« Le meilleur endroit du monde (pour les compagnies
pharmaceutiques) »), où il faut peut-être voir une référence ironique au
«Meilleur des Mondes » de Aldous Huxley. Son article a été publié dans le
magazine Focus online ( http://focusonline.ca/?q=node/516)
.
Le deuxième investigateur est Paul Christopher Webster, journaliste indépendant natif de
Colombie Britannique, auteur de documentaires et récompensé à plusieurs
reprises par sa profession pour son travail de journaliste d’investigation (http://www.paulcwebster.com/) , et notamment pour l’article que je résume ici, daté d’avril
2013. Cet article a été publié
dans le magazine de Vancouver, Vanmag, et est intitulé « Is
the government gagging BC’s drugs
safety scientists ? » (« le gouvernement veut-il bâillonner
les chercheurs qui évaluent la sécurité des médicaments ? ») (http://www.vanmag.com/News_and_Features/The_Back_Peddling_of_BCs_Drug_Safety_Programs).
Le contexte international du marché du médicament : la bulle pharmaceutique.
Pour une meilleure compréhension des enjeux de cette succession d’évènements extrêmement troublants pour une démocratie, il est intéressant d’avoir une idée du contexte qui est celui du marché mondial du médicament tel qu’il s’est transformé pendant ces quinze dernières années. Je vais tenter de résumer ces transformations de manière synthétique.
A la fin des années
quatre-vingt-dix, début des années
deux-mille, la concentration du marché du médicament avait atteint son
apogée puisque 98,7% du chiffre d’affaires de l’industrie pharmaceutique était
réalisé dans les pays les plus riches, tandis que les dix premiers laboratoires
pharmaceutiques représentaient à eux seuls 45,7% du chiffre d’affaires mondial
du médicament (http://apps.who.int/medicinedocs/pdf/s6160e/s6160e.pdf).
Néanmoins, au même moment, et pour la première fois, toutes les
conditions étaient réunies pour que ce marché connaisse des mutations majeures,
avec pour conséquence une fin de la suprématie des plus grosses multinationales
pharmaceutiques, aussi appelées, par un raccourci, Big Pharma, simultanément à
une diminution vertigineuse des dépenses de santé des pays riches, et à une
diffusion massive des médicaments essentiels dans les pays pauvres.
En effet, à une panne durable de
l’innovation, reconnue par les analystes sérieux du domaine, depuis les années
quatre-vingt, s’ajoutait la fin prévisible des brevets de nombreux médicaments
parmi les plus innovants ou les plus vendus dans le monde, source de rentes
pour les grosses firmes qui en possédaient les brevets, tandis que certains
pays émergents, notamment l’Inde, le Brésil et la Chine, étaient en train
d’acquérir de véritables capacités industrielles de production de médicaments,
annonçant une rude concurrence pour Big Pharma, et la possibilité, pour les
pays les plus pauvres, d’avoir accès aux médicaments à des prix abordables.
Les brevets des médicaments les
plus vendus tombant dans le domaine public les uns derrière les autres, la
diffusion mondiale des génériques, aurait donc dû se traduire, à la fois par un
meilleur accès aux médicaments pour les pays pauvres, et par un effondrement du
marché mondial du médicament en valeur, avec des économies substantielles pour
les pays riches. En effet, d’après IMS Health, multinationale privée
spécialisée dans l’analyse prospective du marché de la santé et, désormais, principal fournisseur
mondial de ce type de données, pour un dollar investi dans les génériques, trois dollars
sont économisés, en moyenne sur les médicaments sous brevet.
Rien de tout cela ne s’est passé,
et le marché mondial du médicament a continué à croître en valeur de manière
exponentielle, en particulier dans les pays riches, où les dépenses ont atteint
des sommes difficilement soutenables pour des économies supposées en crise. Tandis
que, d’un autre côté, malgré une diminution modeste de la concentration en
pourcentage du chiffre d’affaires sur les dix premières firmes mondiales, la
valeur du chiffre d’affaires détenu par ces très grosses firmes a explosé.
En termes globaux, le chiffre d’affaires mondial de
l’industrie pharmaceutique est passé de 82 Mds (milliards) en dollars courants
en 1985 à 327 Mds en 1999 puis à
856 Mds en 2012 . De ces 856
Mds 77%, soit 660 Mds de chiffre d’affaires, est réalisé dans les pays riches
(d’après le rapport de l’OMS, the World medecine situation en 2004 et les
chiffre d’IMS Health pour 2012).
Si la révolution du marché
mondial du médicament n’a pas eu lieu, c’est que Big Pharma a su forger une
stratégie, trouver des alliés et
multiplier les tactiques pour éviter la concurrence des pays émergents et la
baisse des prix des médicaments dans les pays riches . Elle a ainsi déjoué
toutes les prévisions et largement conforté une position oligopolistique sur le
marché du médicament.
Parmi les tactiques mises en oeuvre,
nous pouvons citer en premier lieu
les négociations menées au sein de l’OMC (Organisation Mondiale du Commerce)
lors des cycles de négociations internationales d’Uruguay et de Doha de 1986 à
nos jours. L’un des principaux objectifs de ces négociations dans le volet
concernant le marché du médicament, était d’amener les pays émergents à adopter
une législation les obligeant à respecter les brevets des grosses firmes ayant
leur siège dans les pays riches. Pour mener ces négociations au sein de l’OMC,
les pays du G8 disposaient de moyens sans commune mesure avec ceux des pays en
développement, aussi bien financiers qu’ en fonctionnaires et négociateurs.
Tandis que les multinationales disposaient de régiments d’avocats-conseil et de
lobbyistes.
Les négociations ont été longues,
mais les pays émergents ont fini par céder. L’Inde a été, en 2005, parmi les
derniers pays à avoir adopté une législation protégeant les brevets. Cela a eu
pour conséquence de freiner durablement la concurrence faite par ces pays à Big
Pharma mais a aussi limité, dans une large mesure, l’accès des pays les plus
pauvres aux médicaments.
Ainsi, contre vents et marées et
malgré la concurrence de gros producteurs dans les pays émergents, la
concentration en valeur du marché du médicament sur quelques multinationales ayant
leur siège dans les pays riches s’est maintenue pendant le début du
vingt-et-unième siècle.
En 2012, les dix
premières firmes pharmaceutiques par le chiffre d’affaires avaient leur
siège dans cinq pays (Etats Unis,
Suisse, Royaume Uni, France, Israël) et représentaient à elles seules 354,5 Mds de
dollars de chiffre d’affaires, soit 41,4%
du marché mondial du médicament.
Une deuxième tactique mise en place par Big Pharma pour s’opposer à la
diffusion des génériques s’est concrétisée par l’explosion des demandes
d’autorisation de mise sur le marché pour des me-too.
On peut définir les me-too comme
des médicaments de marque brevetés proches de médicaments de référence déjà
existants, n’apportant pas d’amélioration significative au plan thérapeutique.
Mais les me-too présentent un grand intérêt pour les firmes pharmaceutiques.
Car en les introduisant sur le marché au bon moment, avant que le brevet du
médicament de référence ne soit caduc, et en utilisant toute la puissance de
feu de leur service marketing, les me-too leur permettent de concurrencer
efficacement les génériques du médicament de référence et de récupérer les
parts de marché détenues par celui-ci au bénéfice du me-too, qu’elles se
chargent de faire passer pour des innovations majeures auprès des patients et
des médecins.
Les me-too permettent donc de
déposer des nouveaux brevets avec très peu d’efforts de recherche, et, grâce à
la complaisance des agences de contrôle et d’évaluation et aux carences de la
régulation, ont permis à certaines firmes de toucher le jackpot à peu de frais.
On peut citer, à titre d’exemple parmi tant d’autres, l’Inexium®, ou ésoméprazole, des laboratoires Astra Zeneca,
laboratoire britannique né de la fusion entre Astra laboratoire suédois et
Zeneca, et septième laboratoire mondial par le chiffre d’affaires en 2012. L’Inexium
a avantageusement pris la suite du Mopral
®, oméprazole, dont il est un isomère (une molécule ayant la même formule
chimique brute mais une disposition spatiale différente). L’ésoméprazole ou
Inexium®, commercialisé en France en 2002, était, en 2006, au deuxième rang
mondial pour le chiffre d’affaires généré, rapportant 6,7 Mds de dollars à
Astra Zeneca, c'est-à-dire jusqu’à 20% du chiffre d’affaires de la firme (http://pharmacoclin.hug-ge.ch/_library/pdf/cappinfo51.pdf
). Pourtant, la spécialité avait été classée comme ayant une ASMR (Amélioration
du Service Médical Rendu) de niveau IV, c'est-à-dire mineure, par la HAS (Haute
Autorité de Santé). Son rapport coût/bénéfice a été notamment critiqué par la
revue Prescrire (http://www.prescrire.org/aLaUne/dossierEsomeprazole.php)
. En France, c’est notamment par
le biais des prescriptions hospitalières que l’Inexium avait conquis des parts
de marché (http://boree.eu/?tag=inexium
).
Pour éviter la générication de ses médicaments, Big Pharma
brouille aussi les pistes, en multipliant les brevets (par exemple, en déposant
des brevets qui concernent la forme galénique) pour les médicaments sous brevet
existants, afin de rendre ceux qui peuvent être génériqués plus difficilement
identifiables.
Pour contrer le développement
d’un marché des génériques
indépendant de leur sphère d’influence, les plus grosses multinationales
pharmaceutiques peuvent créer aussi leur propre division génériques, comme Zentiva pour Sanofi. Ou bien peuvent racheter
les droits sur des génériques a d’autres laboratoires, comme l’a fait Pfizer en
2009 (http://www.20minutes.fr/article/554383/Economie-Pfizer-se-renforce-dans-les-generiques.php)
.
La lutte des multinationales
pharmaceutiques n’est pas tant contre les génériques que contre la baisse de
leur chiffre d’affaires que ceux-ci pourraient provoquer. La stratégie de Big
Pharma s’est avérée, à cet égard, tout à fait efficace, puisque aux Etats Unis,
où, en 2010, les génériques représentaient 71,2% des médicaments prescrits, les
dépenses médicamenteuses ont continué à progresser à grande vitesse (http://www.uspharmacist.com/content/s/253/c/41309/ ).
Une troisième tactique consiste à s’attaquer à la cible des ventes,
c’est à dire aux patients, en élargissant cette cible, et donc le marché. C’est
le sujet du livre d’Alan Cassels , « façonnage de maladies », évoqué
plus haut. Grâce, bien souvent, à la complicité des sociétés savantes,
notamment aux Etats Unis, dont les recommandations concernant les maladies
servent habituellement de référence aux pays européens, nous avons assisté à
une extension
accélérée du champ de la pathologie , tout particulièrement dans les
pays riches.
Un exemple parlant est fourni par
le DSM, Diagnostic and statistical
manual, conçu comme un guide diagnostique
qui classe les pathologies
psychiatriques par catégories en fonction de leurs symptômes. La
conception de ce manuel veut qu’un
ensemble de symptômes soit nécessaire et suffisant pour définir un trouble
psychiatrique. Un traitement médicamenteux est généralement associé aux
pathologies ainsi définies. Les DSM est mis à jour par la Société américaine de psychiatrie. Plusieurs versions de ce manuel
sont parues ces dernières décennies, la dernière étant le DSM-5, en 2013. Ce que
les critiques reprochent à ce
manuel est le fait que pour
certains items, les critères diagnostiques sont si larges et vagues, qu’ils ne
permettent absolument pas de distinguer le physiologique du pathologique. On
peut aussi lui reprocher de postuler, par un raccourci qui n’a rien de bien
scientifique mais qui reflète plutôt les conflits d’intérêts des auteurs, qu’un
ensemble de symptômes est en lien avec un désordre neurobiologique. Le risque,
sous la pression constante du marketing de Big Pharma, est celui d’un
glissement perpétuel vers un élargissement de la population diagnostiquée comme
souffrant de troubles psychiatriques. Ce qui revient à une augmentation du
chiffre d’affaires généré par la vente de psychotropes pour les firmes mais entraîne un
accroissement des risques pris par une population dont les symptômes plus ou
moins rigoureusement identifiés par les médecins, ne correspondent en réalité à
aucune maladie psychiatrique.
Un exemple paradigmatique de dévoiement de la médecine induit
par cette approche est donné par le TDAH
(Trouble déficitaire de l’attention avec hyperactivité), trouble décrit par le
DSM, supposé être d’origine neurobiologique, et pouvant être suspecté devant
tout enfant plus ou moins agité. La pression de Big Pharma sur les médecins et
les parents et les pressions sociales de recherche de performance se
conjuguant, on en est arrivés aux Etats Unis à une situation où 3,5 millions
d’enfants et adolescents sont traités
et où 15% des lycées ont été diagnostiqués comme atteints de ce trouble.
Les personnalités du monde médical et de la recherche sont de plus en plus
nombreuses à dénoncer cet abus (http://www.nytimes.com/2013/12/15/health/the-selling-of-attention-deficit-disorder.html?_r=0
). Le marché des enfants commençant à s'épuiser on commence à investir le marché des adultes...
Une autre tactique pour élargir la
population cible des traitements, est la modification
des seuils des critères intermédiaires qui servent de repère pour la
prescription de traitements au long cours, comme dans le diabète,
l’hypercholestérolémie ou l’hypertension. Depuis les années quatre-vingt-dix,
les seuils de traitement pour ces pathologies ont été constamment revus à la
baisse (http://dartmed.dartmouth.edu/winter10/html/changing_the_rules.php).
A ce sujet, je me contenterai de citer le dernier épisode en
date, où la Société américaine de
cardiologie a été prise en flagrant délit de partialité pro-pharma. Non
seulement les critères de prescription des statines,
médicaments contestés mais très profitables prescrits pour faire baisser le
cholestérol, ont été modifiés par cette société savante hors de tout fondement
scientifique en 2013, mais l’outil proposé aux médecins pour calculer le risque
et évaluer l’intérêt de la prescription de statines s’est avéré biaisé. D’après
des épidémiologistes renommés tels Nancy
Cook aux Etats Unis, le calculateur fourni aux médecins par la Société
américaine de cardiologie surévalue la population supposée relever du
traitement d’après les critères définis arbitrairement par cette même société
de 75 à 150%. (http://www.nytimes.com/2013/11/18/health/risk-calculator-for-cholesterol-appears-flawed.html?pagewanted=1&_r=1&
). On comprend mieux quel est l’intérêt pour Big Pharma de ces subterfuges, dès
lors qu’on sait que les anticholestérolémiants représentaient en 2012, la
deuxième classe thérapeutique en valeur du marché mondial du médicament, soit
3,6% de ce marché ou 30 Mds de dollars.
Il faut aussi mentionner, au
titre de la recherche d’une extension du marché du médicament, la multiplication des recommandations de
dépistage systématique des cancers, souvent fondées sur des avis et des études
biaisés, qui augmentent artificiellement la fréquence de certains cancers comme
celui du sein, sans que les bénéfices desdits dépistage ne soient démontrés (http://docteurdu16.blogspot.fr/search/label/CANCER%20DU%20SEIN
).
Enfin, quatrième tactique et non la moindre, le développement de marchés de niche, domaine qu’on pourrait aussi appeler » le marché de l’espoir » ou « le
marché des médicaments de la dernière chance ».
Les médicaments de niche
s’adressent à des maladies graves pour lesquelles on ne dispose pas de
traitement efficace.
Ces médicaments de niche sont
souvent des biomédicaments définis comme des médicaments faisant appel à une
source biologique pour la fabrication de leur principe actif, et issus des biotechnologies. Un exemple de biomédicament est l’Avastin ® ou bévacizumab, du laboratoire suisse Roche, qui a
obtenu l’AMM européenne en 2005. Mais
les médicaments de niche peuvent aussi être des médicaments de synthèse, créés
par synthèse chimique, comme le tamoxifène. Cette dernière molécule est sur le
marché depuis 1976 et est donc commercialisée en tant que générique. On lui attribue une part importante de
la réduction de mortalité par cancer du sein dans les pays développés observée
dans les années 90.
Le problème des biomédicaments
destinés aux maladies graves c’est que, au nom de l’urgence qu’ils sont censés
traiter et de leur caractère supposé innovant, ils bénéficient de procédures
accélérées de mise sur le marché et tendent donc à banaliser ce type de
procédures. D’après Donald Light et Joel Lexchin , des chercheurs
s’intéressant au marché du médicament, 44%
des médicaments postulant pour une AMM auprès de la FDA (Food and Drug Adminsitration) entre 2000 et 2010, ont bénéficié
de procédures prioritaires.
Les biomédicaments bénéficient aussi d’un regard
particulièrement bienveillant des autorités de contrôle, qui aboutit à ce que des bénéfices totalement marginaux
et contestables, comme une augmentation de la survie de quelques semaines dans
le traitement du cancer, sont considérés comme significatifs, et surtout
suffisants pour que les autorités leur accordent une AMM ainsi que des prix de
vente tout à fait exorbitants. Prix qui sont généralement remboursés par les
assurances publiques ou privées, selon les cas et les pays.
Néanmoins, on doit constater qu’à des effets thérapeutiques
qui peuvent être parfois assez spectaculaires, comme en rhumatologie, sont
associés des effets indésirables non moins spectaculaires, ce qui limite
beaucoup l’intérêt de ces médicaments.
Mais ces effets indésirables ne seront
mis en évidence, bien difficilement à vrai dire, qu’après la mise sur le marché
de ces médicaments, ce qui peut provoquer, au nom de l’espoir, des véritables
hécatombes. La FDA a considéré que c’était le cas pour l’Avastin, qui ne
bénéfice plus de l’indication de traitement du cancer du sein métastasé depuis
2011 aux Etats Unis, en raison de ses effets indésirables provoquant une
surmortalité des femmes traitées sans bénéfice observable (http://www.fda.gov/newsevents/newsroom/pressannouncements/ucm280536.htm).
L’Avastin est toujours indiqué en Europe et en France dans le cancer du sein
métastasé.
A la faveur de l’apparition des biomédicaments
et de leur coût, les médicaments contre le cancer sont devenus la première
famille thérapeutique par le chiffre d’affaires dans le monde et représentent 4,3% du total du marché
du médicament, soit 36,8 Mds de
dollars, avec d’excellentes
perspectives de croissance dans les toutes prochaines années, d’après
IMS Health.
Une des clés de compréhension du
succès des stratégies imaginées par Big Pharma, est que le terme innovation, qui est un terme vague et
n’est défini nulle part, est devenu un véritable sésame, un mot magique qui
permet de traverser toutes les barrières du contrôle sans encombre et d’obtenir
des prix de vente exorbitants à l’origine de dépenses insoutenables pour les
finances publiques et pour les patients.
Le résultat de la combinaison de
toutes les tactiques mises en œuvre par Big Pharma, est que le marché est
inondé de nouvelles spécialités, apportant peu de bénéfices mais dont les
effets indésirables ne sont pas correctement évalués par les essais cliniques
menés par les laboratoires et visés superficiellement par les agences lors de
procédures d’autorisation accélérées.
Des médicaments de plus en plus
nombreux touchant des populations de plus en plus importantes dans un temps de
plus en plus court, voilà qui justifierait une régulation et des contrôles accrus.
C’est exactement le contraire qui
se passe, comme nous allons le constater.
Voici donc notre histoire canadienne, telle que
racontée par Paul C. Webster et Alan Cassels.
Au sein du Ministère, une division du médicament efficace, indépendante et… très dérangeante.
Malcom Maclure
Au début de l’année 2012, dans le Ministère de la Santé de British Columbia, cette province canadienne autonome, il y avait une petite équipe, d’à peine sept personnes, impliquée dans l’évaluation des médicaments. Cette équipe était composée, notamment, d’un chercheur de renommée internationale Malcolm Maclure, formé à Harvard et Oxford, détenteur d’une chaire prestigieuse de pharmacovigilance à l’Université de British Columbia (UBC), qualifié par un autre chercheur renommé David Henry, de l’Institut pour les sciences evaluatives cliniques de Toronto, de personne totalement intègre, et de chercheur de tout premier plan. Il y avait aussi dans cette division Ron Mattson, un manager de projets de recherche, ou encore des économistes comme Bill Warburton et sa femme, Rebecca Warburton. Cette petite équipe menait de front, et en collaboration avec des chercheurs indépendants de l’université de Columbia appartenant à la Thepateutic initiative (TI), des recherches sur de nombreux médicaments dont l’efficacité ou la sécurité pouvait être mise en doute.
Le pouvoir de cette division
était grand, puisque le résultat de ses recherches se traduisait
directement par des décisions de
prise en charge ou non de médicaments par le système d’assurances public, appelé
Pharmacare, système d’assurance
public prenant en charge les prescriptions pour les personnes éligibles, ou par
des retraits d’indication d’un traitement dans des pathologies où la recherche
démontrait un mauvais rapport bénéfice/risque.
Pour mener ces recherches,
l’équipe s’appuyait aussi sur un réseau fédéral d’évaluation des médicaments
bénéficiant de financements publics, le Drug
Safety and Effectiveness Network (DSEN). Elle comptait aussi sur un outil
particulièrement performant, un outil de recueil et de traitement des données
concernant les médicaments appelé Pharmanet.
Cet outil, créé en 1996 dans la province de Colombie Britannique grâce à un
financement public, était qualifié d’unique, car il permettait de centraliser
toutes les informations concernant la consommation de médicaments par chaque
citoyen de Colombie Britannique. Il constituait ainsi la base de données la
plus complète et fiable de la consommation de médicaments au Canada. Parmi les
acteurs ayant accès à ces informations, outre les pharmaciens et les médecins,
le personnel de la division d’évaluation des médicaments du Ministère de la
Santé, qui pouvait les utiliser, une fois anonymisées, pour des études d’évaluation de sécurité ou
d’efficacité réelle des médicaments.
Entre 1996 et 2003, les dépenses
de médicaments par personne avaient doublé en Colombie Britannique, d’après un
chercheur en politiques sanitaires de l’UBC, Steve Morgan. Et cette augmentation était avant tout due à la
prescription de médicaments me-too, dont le prix était en moyenne quatre fois plus élevé que leurs équivalents
généricables.
A partir de 2008, le travail de
la division d’évaluation du médicament du Ministère de la santé, s’était
traduit par une diminution des dépenses de 500
millions de dollars chaque année. Néanmoins les dépenses, en 2012,
atteignaient 575 dollars par
personne et par an, soit 398 euros (à titre de comparaison, les dépenses par
personne en France étaient de 531 euros en 2010, et ont depuis continué à
augmenter) dont environ 274 dollars pris en charge par Pharmacare. Cela faisait
tout de même de la Colombie Britannique la province la moins dépensière en
matière de médicaments.
En 2008, alors que les tensions
entre la division chargée d’évaluer les médicaments et le gouvernement libéral
ne cessaient de croître, le gouvernement décida de la création de la Pharmaceutical
Task Force ou groupe de travail sur les médicaments, décrit comme contrôlé
par l’industrie pharmaceutique, pour enquêter sur le travail de la Therapeutics Initiative (http://www.ti.ubc.ca/about ), le groupe
de chercheurs indépendants évaluant les médicaments à l’Université de Colombie
Britannique. Cette équipe de chercheurs est plutôt renommée mondialement, et
est connue, notamment, pour avoir été l’une des premières à alerter au sujet du
Vioxx, cet anti-inflammatoire du
laboratoire Merck, qui aurait provoqué des dizaines de milliers de décès prématurés
aux Etats Unis, du fait de ses effets indésirables, notamment cardiaques,
occultés par le laboratoire fabricant.
L’un des membres du groupe de
travail mandaté par le gouvernement canadien pour mener l’enquête, Russell Williams, un lobbyiste connu oeuvrant
pour Big Pharma, a exprimé publiquement son opinion selon laquelle le groupe de
recherche universitaire indépendant devait être restructuré ou remplacé.
Le démantèlement du système d'évaluation du médicament en Colombie Britannique.
Il faut croire que quatre années
de travail ardu n’ont pas suffi au groupe de travail contrôlé par l’industrie
pharmaceutique, sans doute aidé par des armées d’enquêteurs privés, pour trouver la faille qui lui aurait
permis d’en finir avec l’indépendance des chercheurs chargés de l’évaluation du
médicament d’une manière qui présente un semblant de légitimité démocratique.
A l’été 2012, Ron Mattson, 59 ans
, manager de projet à la division d’évaluation du médicament et travaillant
depuis 27 ans au ministère, est convoqué dans le bureau de son chef qui lui
annonce qu’il est renvoyé. A la même période, Malcolm Maclure, le chercheur de
renommée internationale âgé de 60 ans, en voyage à l’étranger, reçoit un coup
de fil lui annonçant son licenciement.
Au total, ce sont sept employés
de la division qui seront licenciés, dont Roderick McIsaac, un doctorant qui
faisait des recherches sur les médicaments pris en charge par Pharmacare pour
l’arrêt du tabac, comme le Champix. Celui-ci se suicidera en janvier 2013.
Le ministère et les enquêteurs se
montrent très avares d’informations sur les raisons de ces licenciements qui
sont officiellement annoncés par la ministre de la santé, successeur de Mike de
Jong, Margaret McDiarmid en septembre 2012. D’après elle l’enquête aurait
commencé en avril, et les charges porteraient sur la gestion des données anonymisées
des patients inclus dans la base de données Pharmanet. L’utilisation de ces
données auraient fait l’objet d’une conduite répréhensible de la part des
employés de la division d’évaluation des médicaments lors des études menées
avec l’équipe de recherche universitairede la Therapeutics Initiative. En un
mot il y aurait eu une violation indue de l’anonymat.
Mais d’après le Sergent Duncan, de la Police Royale
Montée Canadienne, au moment où la ministre annonçait les licenciements, le
gouvernement avait encore à « complètement préparer l’affaire ». Ce
qui signifie, en d’autres termes, que le gouvernement ne disposait d’aucun
élément tangible pour étayer ses accusations.
Le licenciement des employés
donna un coup d’arrêt aux recherches de la division en coopération avec les
chercheurs de l’université de Colombie Britannique. Parmi celles-ci les
recherches sur les médicaments remboursés pour l’arrêt du tabac menées par Roderick
McIsaac, mais aussi des recherches de grande envergure sur les médicaments indiqués dans la
maladie d’Alzheimer, dirigées par Ron Mattson, et également des recherches sur
les médicaments prescrits à 63% des femmes enceinte, pour certains desquels,
parmi les plus prescrits, des données sur la sécurité faisaient défaut.
En même temps, et sans le
justifier clairement, le gouvernement de Colombie Britannique bloqua l’accès à
la base de données PharmaNet pour l’ensemble des chercheurs du Canada. Plus
exactement la gestion de l’accès à ces données fut confiée à un certain Bruce Carleton, un professeur de pharmacologie
de l’université de Columbia. Celui-ci se montra si parcimonieux et arbitraire
dans la gestion des autorisations d’accès aux données qu’il contribua à bloquer
une bonne partie des recherches canadiennes d’évaluation des médicaments, pour
lesquelles PharmaNet était un outil essentiel. Notamment les recherches du
réseau fédéral d’évaluation des médicaments, le DSEN.
Un des chercheurs de premier plan de la Therapeutics
Initiative de l’université de Colombie Britannique, Colin Dormuth, qui a, lors de ses précédentes recherches, apporté
un éclairage sur des aspects essentiels concernant la sécurité des médicaments
utilisés, par exemple, dans le TDAH, dans l’acné, ou sur les opioïdes, s’est
plaint, pour sa part, d’avoir dû débloquer 100 000 dollars pour acheter
aux Etats Unis des données qui n’étaient plus accessibles au Canada et sans
lesquelles le travail de son équipe n’aurait pu se poursuivre.
Le comportement de Bruce Carleton, le nouveau gestionnaire de
PharmaNet, finit par provoquer des
protestations de la FIPA (association
pour la défense de la liberté d’information et pour la protection de la vie privée) et de l’l’Association des médecins canadiens (http://www.cmaj.ca/content/185/9/E377
) et déclencha une commission d’enquête dirigée par la commissaire Elizabeth Denham, du bureau
d’Information et de protection de la vie privée. Celle-ci rendit des
conclusions en juin 2013. Elle
qualifiait les procédures de gestion des données mises ne place par Bruce
Carleton de « lourdes et bureaucratiques » et disait que cet état de fait était probablement
dû à un souci excessif de protection de la vie privée, aux dépens de l’intérêt
scientifique et pour la santé publique des données. Elle émettait également des
recommandations pour faciliter l’accès aux données.
Une fois les premiers moments de sidération et d’incompréhension
passés, une fois que les employés de la division d’évaluation des médicaments
eurent compris qu’il ne s’agissait ni d’un malentendu, ni d’une maladresse, ils
portèrent plainte contre le gouvernement de Colombie Britannique pour
licenciement abusif et pour diffamation, dans le cas de Malcolm Maclure.
Le gouvernement de Colombie Britannique reste
silencieux et l’affaire suit son cours…
The business must go on
Alan Cassels nous apprend, que dans le même temps où se déroulait cette déplorable affaire, le 19 juin 2012, le Ministre de la Santé, Mike de Jong, était à Boston au Congrès Mondial pour la Biotechnologie Globale, fréquenté par des chefs d’Etat, et annonçait en grande pompe la création d’un Centre pour la Recherche et le Développement des Médicaments (CDRD), sis dans un immeuble flambant neuf de 35000 mètres carrés, et bénéficiant de financements publics à hauteur de 54 millions de dollars. Le site internet du tout nouveau centre explique aux visiteurs : « notre mission est de minimiser les risques [pour les investisseurs] des molécules issues de la recherche financée par des fonds publics et de les transformer en investissements viables pour le secteur privé ».
Dans une interview Mike de Jong avait confié que son
gouvernement avait le souci de fournir « le bon environnement » pour
le développement du marché du médicament en Colombie Britannique.
Le bon environnement, en effet.
Conclusion en forme de satire
Nous, Français et Européens,
devrions méditer sur les enseignements à tirer de cette affaire. A l’évidence la
Colombie Britannique, avait pris beaucoup de retard en matière de politique du
médicament. Une petite équipe soudée de chercheurs et économistes indépendants,
une collaboration fructueuse avec des chercheurs universitaires indépendants,
des crédits publics, des outils performants comme PharmaNet, un réel pouvoir de
décision… bref, rien de tel pour
vous fiche en l’air un profitable marché pharmaceutique. Indubitablement la
Colombie Britannique donnait un très mauvais exemple aux administrations, aux
chercheurs, et aux citoyens du monde entier.
En Europe et en France, cela fait
longtemps que nous avons résolu ces problèmes. En organisant le transfert de la
gestion de la pharmacovigilance à l’industrie pharmaceutique, grâce à Eudravigilance,
en confiant l’essentiel des décisions d’autorisation de mise sur le marché à la
commission européenne, bien connue pour ses positions pharma friendly, en
morcelant les différents aspects de l’évaluation des médicaments et en diluant
les responsabilités, en rendant totalement opaques les mécanismes de fixation
des prix, en coupant les crédits aux services publics et chercheurs
indépendants pour les verser aux partenariats public-privé oeuvrant dans la
recherche de médicaments « innovants »… En vertu de quoi :
observez le résultat ! Le marché européen et français du médicament se
porte bien. Excellemment bien ! Dommage qu’on ne puisse pas en dire autant
des malades et des finances publiques.
Je suis vraiment désolée pour nos
amis canadiens. Et je tiens à leur dire que, en France, nous avons à leur
disposition, s’ils le désirent, tout un échantillonnage de professeurs et
d’experts aux compétences aussi discutables que leurs conflits d’intérêts sont certains.
Tellement nombreux, d’ailleurs, ces conflits d’intérêts, qu’ils en arrivent à
se neutraliser mutuellement.
Ils se tiennent à leur
disposition selon les besoins. Plus exactement selon les besoins du plus
offrant. Amis canadiens, il ne
faudra pas hésiter à faire appel à eux pour rattraper votre retard.