La mélodie du bonheur - Robert Wise - 1965
Chez Madame A la visite est toujours identique, les mêmes mots, les mêmes gestes, une sorte de cérémonial auquel elle ne veut pas déroger et auquel je me prête sans me forcer, me laissant porter par la grande tristesse supposée de cette femme très âgée (quatre-vingt-trois ans). C'est une demoiselle qui ne souhaite même pas que j'entrouvre son corsage pour écouter son coeur et dont je n'ai palpé l'abdomen, un jour où elle avait mal au ventre, qu'à travers le tissu de sa blouse. J'ai l'impression, mais je ne lui ai jamais posé de questions, pourquoi poser des questions de ce type à une dame qui souffre d'hypertension artérielle et de diabète non insulino-dépendant, que le contact physique et la moindre intention de déshabillage la paralysent. J'ai pensé, toujours les interprétations faciles et évidentes, qu'il y avait une scène "originelle". Mais je ne suis pas intéressé par la nature de cette scène : c'est sa vie. Elle m'en parle, je l'écoute, elle ne m'en parle pas, je me tais. "J'ai toujours eu peur des hommes" m'a-t-elle dit un jour. Je l'ai regardée avec une grande neutralité (je ne sais pas si mon air neutre est réussi, personne ne me l'a jamais dit, enfin, si, il semblerait quand même que mon air neutre soit synonyme de désintérêt. Ce qui n'est pas le cas. Plutôt de la pudeur. Mais le médecin traitant, comme on dit aujourd'hui, doit-il être prude ? Son rôle n'est-il pas de faire parler le patient qui consulte pour un autre motif et de faire éclater la vérité sur la nature profonde du mal non exprimé afin... de prescrire des anxiolytiques ou des antidépresseurs ?). Elle m'a dit cela et je n'ai pas fait de commentaires, j'ai fait oui de la tête, elle avait toutes la possibilité de s'expliquer. Elle ne l'a pas fait. Faute professionnelle, diront certains tenants de la médecine inquisitoriale voire accusatrice. Ce n'est pas mon style. Sauf si la vie de cette malade était en danger...
Quoi qu'il en soit, le problème n'est pas là. Dans son appartement moderne, je veux dire situé dans un immeuble moderne, plutôt cossu comme on en construit dans cette ville pour que les gens qui ont un peu d'argent puissent s'éloigner des zones sensibles, souvent le même promoteur, celui qui gagne toujours les appels d'offre, les mêmes matériaux, les mêmes couleurs dans les parties communes, les entrées, les escaliers, les mêmes tissus sur les murs, les mêmes intérieurs d'ascenseurs, les mêmes ampoules, les mêmes faux plafonds, je m'arrête là, donc, dans son appartement meublé de bric et de broc, plutôt sans goût à mon goût, sans style, des objets dépareillés dont on ne retient que la fonction pratique et non la signification sociale, il y a un objet déchirant.
Sur un des murs, celui qui se situe à ma gauche quand, assis à la table de salle à manger qui ressemble à une table de camping et qui est recouverte d'une nappe à carreaux, je rédige l'ordonnance, la sempiternelle ordonnance qui ne change jamais, que je ne tente même pas de changer, à quoi bon, accroché sur le mur, un cadre, environ quinze sur dix, qui entoure une photographie qui me déchire le coeur. J'en connais l'histoire, de cette photographie. Une histoire qu'elle m'a racontée un jour où je ne lui posais pas de questions, un jour où je ne m'attendais à rien, et d'ailleurs, l'histoire en elle-même est d'une grande banalité, une histoire banale mais qui, rattachée à la photographie que je revois à chacune de mes visites, me rend phobique et malheureux par anticipation.
Il y a au premier plan un jeune homme souriant allongé sur un lit avec la jambe dans le plâtre, le bas de la photographie s'arrête quelques centimètres en dessous du plan du lit, et à côté du visage au sourire éclatant de bonheur, sur la gauche, ce sont les parents, un peu moins de la cinquantaine, une femme et un homme, qui sourient également avec autant de bonheur et, par une sorte de magie, l'homme et la femme se sourient et sourient à leur fils qui semble fier de ses parents. C'est une terrible image de bonheur, un instantané de bonheur qui pourrait très bien être une impression fausse, les trois ayant posé pour la photo pour, une dernière fois, peut-être avant le divorce ou la séparation, se donner l'illusion de la famille heureuse qui ne peut susciter aucun commentaire tant l'image est le sentiment ou, comme on dit dans la publicité, tant l'image est le message.
Madame A, alors que je regardais la photographie, une fois comme une autre, et que je m'extasiais, par empathie ou par politesse, je ne me rappelle plus, m'avait expliqué qu'il s'agissait d'un de ses petits-neveux et que, peu de temps après cette magnifique photographie, il était mort dans un accident de moto. A dix-neuf ans.
Et chaque fois que je reviens chez cette femme, chaque fois que je ne l'examine pas ou si peu, chaque fois que je rédige l'ordonnance, chaque fois que je regarde la photographie en douce, de l'air de ne pas m' y intéresser et dans la crainte que Madame A ne me fasse un autre commentaire sur le décès de cet enfant, je me prends à avoir la trouille : je pense, certes, à la fausseté des images, à l'illusion du media comme sentiment, mais je pense surtout que j'ai des enfants qui ont eu cet âge et qui vont l'avoir, la terrible pensée qu'il est possible de perdre un enfant dans un accident ou à cause d'une maladie, et, surtout, le regard des parents, le regard extatique des parents regardant leur fils bien aimé se reflétant dans le regard extatique du fils regardant ses parents bien aimés. Je ne me rappelle pas que l'on m'ait saisi avec un tel bonheur. Et où est-il désormais ce regard ?
Comment survivre après un pareil drame ? Comment continuer de vivre après que des visages ont pu exprimer, l'espace d'un instant, un tel bonheur ?
Je regarde ailleurs.
Je me tais.
Je n'aime plus aller chez cette vieille dame.