Madame A, trente-deux ans, consulte au cabinet pour la première fois. Officiellement c'est parce que son médecin est en vacances, officieusement parce qu'elle veut un deuxième avis.
(La consultation pour deuxième avis met tout médecin en état de transe. Il a beau savoir que, il a beau être certain que, il se dit, se rengorgeant, que quelqu'un a bien dû conseiller la patiente, lui dire Va voir mon médecin, il est super, tu verras, alors, le médecin, généraliste ou pas, spécialiste en médecine générale ou pas il se dresse du col et, au même moment, il se dit, il faut être réaliste, les patients qui demandent un deuxième avis, ils sont souvent de grands inquiets et parfois des emmerdeurs de première...)
Madame A n'est pas venue toute seule, elle porte à bout du bras droit un couffin coqué, le genre de truc qui pèse une tonne, qui déglingue les épaules et que l'on doit changer très rapidement son poids plus celui du bébé devenant insupportable, couffin dans le quel repose ce que j'apprendrai être tout à l'heure un petit garçon.
Je prends mon air attentif, faisant attention à mon non verbal, la position de mes mains sur le bureau, les jambes ouvertes, la tête droite, le regard clair de celui qui a tout entendu et qui est capable, avec modestie, de tout résoudre, et, surtout, mieux que les confrères précédents (il s'agit d'une consoeur), je me compose une attitude qui n'est pas apprise, sauf erreur, sur les bancs de la faculté et surtout pas dans les consultations hospitalières à plusieurs où chacun joue son rôle hiérarchique avec componction. Mais j'ai parcouru un jour L'entretien d'embauche pour les Nuls et on pouvait y lire ce qu'il fallait faire et ne pas faire et, surtout, comment chaque geste, chaque mouvement de sourcil, on appelle cela dans les cercles intellectuels et les autres, les dégâts collatéraux de la lecture attentive de Psychopathologie de la Vie Quotidienne, chaque pli de pantalon, chaque noeud de cravate, tout ayant une signification, volontiers sexuelle, mais je m'égare...
Madame A, trente-deux ans, a deux problèmes : primo, elle a de l'eudème aux seins, secundo, elle a mal au dos. Commençons par les oedèmes (prononcez édèmes, ne dites pas le complexe d'Eudipe... c'est d'un plouc : laissez cela aux phlébologues qui vivent des eudèmes et qui prescrivent des phlébotoniques dont le déremboursement, contrairement à un préjugé tenace, ne les a pas rendus plus efficaces que lorsqu'ils étaient promus par les laboratoires à coups de post-it, de voyages ou d'embarquements pour Cythère au Novotel du coin) : elle me dit avoir consulté et sa médecin généraliste et sa sage-femme qui lui ont dit, ça commence bien ou mal, c'est selon, qu'ils n'avaient jamais vu cela. Je l'examine, elle défait son soutien-gorge agréé par la Lèche League, dont je signale que la prochaine réunion aura lieu à la salle polyvalente (et parfois paroissiale) de Ris orangis, Essone, et je vois des mamelons (je n'ai pas dit mamelouk bien que cette jeune femme, pardon la HALDE, soit de confession musulmane, ce qui n'a aucun rapport avec ce que j'ai déjà dit et ce que je vais dire) qui sont effectivement oedématiés mais pas gercés. Je palpe, je prends un air docte de celui à qui on ne la fait pas, qui a déjà vu des milliards de seins de femmes et quelques mamelons oedématiés... Et je me tais, tentant de savoir ce que je vais bien pouvoir lui raconter. Cela fait tellement banal... L'interrogatoire reprend, je pose des questions issues de mon manuel, Comment faire chic avec les patients et poser des questions sans intérêt qui donnent l'air d'un bon médecin et rassurent les patients, bien qu'une étude anglaise datant de y a longtemps et que je n'arrive pas à retrouver, ne classant pas mes articles à cette époque, montrait que plus on inquiétait les malades et plus ils revenaient en consultation (ce qui, en cette période supposée de pénurie de médecins généralistes et d'inflation des clientèles n'est plus autant d'actualité et que la technique A la revoyure, bonne dans les années 70 ou 80, marche tout aussi bien et sans se casser les pieds) et j'en arrive à la conclusion frappante, la patiente allaitant et souhaitant allaiter le plus longtemps possible (c'est mieux pour la santé) que cela va se terminer par des bonnes paroles. Je lui raconte quand même une histoire sur le fait que a) j'ai déjà vu cela, b) c'est pas grave ; c) ça va passer (avec mes bonnes paroles et des compresses alcoolisées). Quoi qu'il en soit, et je le précise pour les grands docteurs, nous avons effectivement balayé le champ des possibles, le tire-lait, les protections, et nous sommes convenus que cette femme voulait continuer d'allaiter, ce qui est son droit le plus strict. Cela dit, et pour continuer sur le chapitre des seins, elle est quand même venue pour quelque chose : elle veut une prolongation d'arrêt de travail pour Suites de couches pathologiques...
Nous abordons ensuite le problème du dos, il s'agit de dorso-lombalgies assez banales mais très casse-pieds, avec des contractures musculaires. J'aborde le problème du portage, du couffin coqué et de la position dans le lit. Je lui précise aussi qu'à part le paracétamol, je n'ai pas de solutions médicamenteuses à lui proposer (et vous savez quoi ? Elle en prend déjà !).
Et c'est là où la consultation prend un tour inattendu. j'apprends donc que cette femme dort tous les soirs avec son bébé dans les bras et que son mari, qui se lève tôt et qui travaille sur les chantiers, fait chambre à part. Je ne peux m'empêcher de penser à cette pédiatre mondaine, conseillère municipale UMP notoire, qui passe souvent à la télévision et dont l'association, dirigée par son mari, a eu maille à partir avec la justice, Edwige Antier, pour ne pas la nommer, qui préconise le couchage mère nourrisson et la relégation du mari dans le fond de l'appartement... Finement, méchamment dira-t-on, je l'interroge en passant sur son mari qui, me dit-elle, n'est pas content. Cette patiente, au fait, ne prend pas de contraception car elle ne veut pas avoir de rapports tant que ses fils ne sont pas tombés... Fils : elle a eu une déchirure lors de l'accouchement. Je lui propose de regarder, elle me dit qu'elle verra cela avec sa gynécologue qui ne pourra la voir que dans un mois. Pauvre mari. Victime d'Edwige Antier qui considère que les pères...? Nous faisons le point entre a) les mamelons, b) le dos, c) l'allaitement, d) le congé pathologique et elle me dit ceci : Les femmes qui allaitent devraient avoir un congé supplémentaire (il y a des conventions collectives), devraient pouvoir travailler à mi-temps... J'aborde deux ou trois points sur le travail des femmes, sur le plafond de verre, sur les différences de salaire... Elle fait oui de la tête mais son mari couche dans la pièce à côté. Vous avez dit complexe d'Eudipe ?
Je pense aussi à Elizabeth Badinter qui s'est fait assassiner, non tant pour ses propos sur l'allaitement, que pour des raisons ontologiques : elle est l'héritière Publicis qui promeut des laits maternisés et des couches culottes.
Pourtant, toutes les femmes ne sont pas pro Lèche League, association d'origine américaine qui tente d'effacer tout ce qui pourrait ramener à ses origines, c'est à dire catholiques, bourgeoises et tout ce qui pourrait laisser penser que cette organisation préfère l'allaitement au travail des femmes. Certes, en France, la Lèche League est de gauche, bien pensante et balaye d'un revers de la main toutes ces accusations idéologiques, et toute personne qui s'opposerait, ne serait-ce que légèrement, à elle, est taxée de réactionnaire, de rétrograde, voire d'antiféministe, mais est-ce que l'allaitement maternel est l'avenir de la femme ; est-ce que les couches à laver sont l'avenir de la femme (ou des femmes qui utilisent des niches fiscales pour employer des femmes de ménage à domicile - en leur proposant un local pour allaiter elles-mêmes ?) ? Mais, heureusement qu'il y a aussi des féministes, mais il faudrait préciser les chapelles, qui peuvent lire un livre sans se dresser sur leurs ergots idéologiques et se poser des questions sur le nouveau rôle assigné à la femme : mère plus que femme ou amante (ici).
Madame A, je ne la reverrai pas, est acquise à l'allaitement maternel. Je ne parlerai pas, d'un point de vue scientifique, du faible niveau de preuves, dans les pays développés, de l'intérêt médical de l'allaitement maternel. Elle est une chaude partisane d'Edwige Antier.
Qui dira que je n'ai pas mérité mes vingt-deux euro et que la médecine générale est inintéressante ?