La Justice - Frise de Delacroix
La médecine défensive est une variété de la médecine qui consiste, en pratiquant la médecine, à ouvrir le parapluie et à tenter de se protéger contre d'éventuelles poursuites judiciaires en effectuant des examens inutiles ou inappropriés, en ordonnant des hospitalisations abusives ou inadéquates, en renonçant à certaines pratiques sous prétexte qu'elles pourraient être "dangereuses" juridiquement pour le médecin (ou l'administration) ou, au contraire, à proposer certains gestes qui seraient juridiquement corrects (pour le médecin) mais potentiellement inadéquats médicalement pour le patient... voire dangereux.
Nous ne sommes pas aux Etats-Unis où la menace d'un procès est constante pour les médecins en général et pour certaines spécialités en particulier comme les gynéco-obstétriciens et les urgentistes. Un sondage récent mené par la Mount Sinaï School of Medicine (NYC, NY) en fait foi (25 juin 2009 à 31 octobre 2009) et il est rapporté ici : Arch Intern Med. 2010;170:1081-4.
Aux Etats-Unis 91 % des médecins, toutes spécialités confondues, disent pratiquer la médecine défensive, c'est à dire prescrire plus de tests et de procédures qu'il ne le faudrait. Ils disent également qu'ils ne commenceront à ne plus le faire que lorsqu'ils seront mieux protégés sur le plan juridique. Une étude menée par un Institut privé en 2008 avait estimé (que nos lecteurs se méfient de ces estimations expertales...) le surcoût à 210 milliards de dollars, soit 10 % des dépenses de santé... Une étude de la Massachusetts Medical Society avait montré, également en 2008, que 20 % des examens radiographiques, 18 % des examens de laboratoire, 28 % des adressages chez le spécialiste et 13 % des admissions à l'hôpital étaient dus à cette médecine défensive.
Nous n'en sommes pas là en France.
Mais comme ce qui se passe aux Etats-Unis finit par traverser l'Atlantique...
Les médecins qui pratiquent la médecine défensive (et tout le monde le fait peu ou prou) de façon consciente et pour se protéger ont intérêt à se méfier. Se méfier de la fausse sécurité que cette pratique procure. Car multiplier les examens complémentaires, les avis ou les hospitalisations, suivre les recommandations (lesquelles ?) ou penser suivre les recommandations, ne garantit en rien la vision juridique de la médecine. Des exemples récents ont montré que la Justice, quand elle dit le droit, dit aussi la médecine et une médecine qui n'est pas celle que nous pratiquons, il s'agit d'une médecine imaginaire, d'une médecine fantasmatique, d'une médecine fondée sur des avis d'experts qui sont souvent des vieux Messieurs ou de vieilles Dames qui ont tendance à être tragiquement du côté de la vieille médecine, celle du Conseil de l'Ordre, celle des Institutions, celle des Sociétés dites Savantes qui ne savent que défendre leurs intérêts particuliers, des experts qui ne savent pas lire, des experts qui sont auto choisis par le système, des experts auto proclamés qui ne sont au courant que des intérêts supérieurs de l'incompétence (il y a heureusement des exceptions) et des liens d'intérêt avec l'industrie pharmaceutique.
La Justice a un temps différent de celle de la médecine. La Justice a un point de vue différent de la médecine que l'on pratique. La Justice a un regard différent de la médecine, un regard influencé par Big Pharma, un regard influencé par les compagnies d'assurance, un regard influencé par le corporatisme médical, un un regard influencé par la société élitiste et gérontocratique des Grands Patrons, un regard influencé par les idéologies médicales et grand public à la mode comme le tout prévention et le risque zéro et l'inénarrable Principe de Précaution... Un regard influencé par le point de vue des patients qui se comportent différemment dans la cabinet médical et dans le prétoire.
Méfions-nous de cette médecine défensive qui ne défend rien. Qui ne défend ni l'éthique médicale, ni le patient, ni les Bonnes Pratiques.
Et le médecin qui ne ferait que de la médecine défensive se trouvera fort dépourvu quand le temps de la Justice viendra l'atteindre.
La médecine défensive, c'est aussi la médecine ignorante que viendra cautionner nombre d'experts ignorants ou sous influence, c'est aussi la médecine influencée par les patients à qui l'on fait plaisir, c'est aussi la médecine de l'individu contre la médecine de la société (la Santé Publique), c'est la médecine qui néglige le rapport bénéfices / risques car, au moment du procès la justice ne verra que l'individualité du risque et non l'universalité des bénéfices.
Faire attention, pratiquer la médecine selon sa conscience et celle de ses patients, n'est pas suffisant. Mais méfions-nous des excès de la médecine défensive qui peut conduire à une certaine euphorie des comportements médicaux.