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vendredi 10 septembre 2010

UN HOMME QUI REFUSE LE FREUDISME - HISTOIRES DE CONSULTATION : QUARANTIEME EPISODE


Je n'ai pas vu Monsieur A depuis au moins dix-huit mois. A trente-quatre ans il est souhaitable de ne pas avoir besoin d'aller voir son médecin traitant pendant un an et demi. Il a maigri et a pris de la prestance.
Quand il s'asseoit en face de moi je sais déjà qu'il n'est pas venu consulter pour un rhume.
"Cela ne va pas.
- A ce point ?
- Vous savez, c'est difficile à dire. J'ai un peu de mal à parler.
- Oui..."
Il est assis en face moi et porte une tenue décontractée avec un blouson de cuir noir, une chemise jean ouverte, un pantalon de toile. Je n'ai pas encore remarqué ses chaussures. Il est professeur de physique. Qu'il soit d'origine turque ne fait rien à l'affaire mais il vaut mieux le dire en cas de préjugés ou de contre-préjugés.
"Donc, docteur, je vais mal... Je ne sais pas comment vous le dire... J'ai appris que ma femme me trompait depuis trois ans avec un de ses collègues..."
Je connais sa femme, une brunette plutôt mignonne, qui préfère aller voir un de mes confrères pour elle et pour ses enfants. Je crois qu'elle est chef d'équipe dans une usine.
"Et vous en êtes où ?
- Comment cela ?
- Vous êtes séparés ?
- Non.
- Vous vivez encore ensemble ?
- Oui.
- Qu'est-ce qui ne va pas ?
- Ben..."
Je le regarde avec compassion mais j'attends la suite.
Lui : "Je n'arrive pas à avaler tout ce qui s'est passé. Je ne sais pas si cela passera un jour. C'est trop dur."
Temps mort pendant lequel je tente de ne pas disperser mon attention.
"Je souffre... Elle m'a dit qu'elle avait rompu, qu'elle regrettait, mais elle continue de le voir puisqu'ils travaillent au même endroit. Pour moi c'est intolérable... Je n'en dors plus. Je voudrais qu'elle arrête de travailler là mais elle ne veut pas, elle dit que c'est son travail, qu'elle en a besoin, qu'elle ne retrouvera jamais un tel poste et avec ce salaire... Et elle y a déjà passé dix ans... - Vous doutez du fait qu'elle ait vraiment rompu ? - Pourquoi me posez-vous cette question ? - Comme ça. - Dites-moi pourquoi. Vous savez quelque chose ? - Je ne sais rien du tout, je me demande simplement pourquoi vous allez mal... - Mais parce qu'elle m'a trompé sans rien me dire pendant trois ans." J'aurais pu lui demander : Vous auriez préféré qu'elle vous l'ait dit ? mais, bien entendu, je me tais. J'attends la suite. Je dis : "Qu'est-ce que vous savez exactement de cette histoire ? - Comment ça ? - Qu'est-ce qu'elle vous a dit, je veux dire ? - Tout." Il a l'air sûr de lui. Je pense : Comment peut-on tout dire ? Moi : "Je vois." Cet après-midi là il semble que j'ai l'esprit mal tourné. Je ne m'attends pas à ce qu'il me raconte ce qu'il entend par Tout. Je ne vais pas lui parler de mes doutes sur le Tout : lui a-t-elle dit à quel moment elle jouissait, à quel moment il disait Encore et celui où elle disait Oui au milieu d'une étreinte ? Quant au reste...
Je reprends : "Et maintenant, est-ce que vous lui faites confiance ? - Oui et non. Oui parce que nous nous sommes expliqués et non parce qu'elle a fait ce qu'elle a fait. - Pensez-vous qu'elle puisse recommencer ? - Je n'en sais rien. C'est possible... Je préfère ne pas y penser. Vous êtes vache avec moi. - C'est ce qui vous empêche de dormir ? - Oui et d'autres choses. - D'autres choses ? - Heu." Il se bloque. Il reprend : "Presque toutes les nuits je rêve et je la vois dans les bras de l'autre, à l'usine. - Je vois." (En réalité je ne vois rien mais je me dis, grand analyste devant l'Eternel, que je n'en étais pas loin tout à l'heure quand je me posais des questions sur le Tout : elle ne lui a pas raconté quand elle jouissait mais elle lui a dit l'endroit où elle le faisait. Et ça a l'air de lui avoir fait aussi mal.) Je continue : "Mais, au fait, cela fait combien de temps que cela s'est passé ? - Un peu plus d'un mois. - Pourquoi n'êtes-vous pas venu me voir avant ? - Parce que je pensais y arriver tout seul et... J'avais honte. Honte de moi et honte pour ma femme que vous connaissez. Je ne voulais pas que vous la jugiez mal. - Je ne suis pas là pour juger. - Quand même. - Comment avez-vous fait ? Vous avez parlé à quelqu'un dans votre entourage, un ami, quelqu'un de votre famille ? - Pas vraiment. Ce n'est pas le genre de choses que l'on clame sur tous les toits. - Certes, mais il faut bien parler, non ? - En fait, je suis allé voir un psychiatre. - Très bonne idée... Et alors, comment ça se passe ?" Il hésite. "Difficile à dire. Disons qu'il y a des trucs qui vont et des trucs qui vont pas."
Je remarque que ses yeux sont mouillés et fais semblant de ne pas le remarquer et je me rends compte qu'il a dû pleurer ces derniers temps. Je sais qu'il a deux enfants en bas âge, à vue de nez, sept et trois ans. Je ne lui ai pas encore demandé comment cela se passait avec eux car je sais déjà comment il va en parler.
"Qu'est-ce qui va et qu'est-ce qui ne va pas ?"
Il hésite. Il me semble qu'il n'hésite pas sur ce qu'il va dire mais sur la façon dont il va me le dire.
Lui : "En fait, si je suis venu vous voir, c'est pour vous demander ce que vous feriez à ma place..." Je prends un air ahuri de première catégorie. "J'en sais tellement peu... Il faudrait que vous m'en disiez plus et, de toute façon, je ne peux décider pour vous, le médecin n'est pas là pour cela. Le médecin que vous consultez est là pour vous écouter, pour vous laisser la liberté de vous exprimer et c'est ce que vous dites qui va finir..." Suis-je en train de réinventer l'eau tiède ? Mais je suis parti : il faut donc que je continue. "... par vous amener vers... - Oui, je comprends, mais ça peut être long... - Certes, ça peut être long mais il vaut mieux que ce soit vous qui preniez la décision. - La bonne décision ? - Il est quand même plus plausible que ce soit votre décision qui soit la bonne que celle que je pourrais vous proposer en connaissant si mal le sujet. Il faut donc du temps pour que vous parliez et du temps pour que je comprenne. - Mais qu'auriez-vous fait à ma place ? - D'une part, je n'en sais rien et, d'autre part, être à votre place ne signifie pas être vous... - Oui, mais, vous avez de l'expérience..." Je souris. De quelle expérience veut-il parler ? De celle de mec trompé par sa femme ? De celle de mec qui trompe sa femme ? "J'ai besoin d'en savoir plus... - Oh... - Et, surtout, quels sont les choix ? Quitter votre femme ? Déménager ? Changer de région ?" Je finis par apprendre que le type avec qui sa femme le trompait était lui aussi marié et qu'il souhaitait, c'est la femme de "mon" patient qui raconte l'histoire ou, plutôt, c'est "mon" patient qui raconte ce qu'il veut de ce que sa femme a bien voulu lui raconter, ne pas divorcer. Je ne lui demande pas : "Et elle, elle voulait divorcer ?". Finalement Monsieur A ne supporte pas que sa femme l'ait trompé et que sa femme continue de "voir" son ex amant sur son lieu de travail. Cela se comprend tout à fait. Mais ce n'est, à mon avis, que de bonnes raisons ou de bons prétextes pour "aller mal".
Moi : " Vous me demandez ce que vous devez faire mais quelles sont les options ? - Ben... ne plus accepter la situation... - Vous voudriez vous séparer ? - Non, ce n'est pas ce que je souhaite, comment dire, je l'ai dans la peau, c'est la femme de ma vie. - Ah... Ben, alors, où est le problème ? - Ben, le problème, c'est que je souffre, que je fais d'horribles rêves... Et, ne me dites surtout pas ça va passer avec le temps, tout le monde me le dit et cela ne passe pas. - Si on en revenait au psychiatre. Vous disiez qu'il y avait des choses qui allaient et des choses qui n'allaient pas... - Oui. En fait, il y a deux choses, d'abord il est trop freudien et, ensuite, il interprète les rêves mais il ne le fait pas comme je le veux..."
L'antifreudien primo-secondo-tertaire (cela dépend des moments) qui est en moi se réveille. Je me contiens comme un joueur de poker qui vient de toucher un carré d'as et qui aimerait que la table croit qu'il n'a qu'une paire de deux.
"Oui... - Vous savez, à la fac, on a étudié Freud et le psychiatre a l'air très, comment je dirais, scolaire... Il parle de mes rapports avec ma mère, il dit que ma femme rêve de son père... Vous voyez..." Je vois. Et encore :"Il analyse mes rêves mais, contrairement à moi, il ne croit pas aux rêves prémonitoires. Et moi je fais des rêves prémonitoires. - Dans le genre ? - J'avais rêvé, avant de le savoir, que ma femme me trompait... que je la suivais et qu'elle courait devant moi, que je l'appelais et qu'elle ne me répondait pas et qu'elle allait embrasser un homme en pleine rue, devant moi et quand j'approchais, ils se mettaient à rire tous les deux... - C'était y a longtemps ? - Oui. J'en avais parlé à ma femme qui m'avait consolé. - Et votre psychiatre a interprété ce rêve ? - Bien entendu. Et c'était très dur. Par contre, il niait son côté prémonitoire, alors que cela s'est vraiment passé..." Et lui de me raconter ce qui lui est arrivés dans la rue avec sa femme et comment sa femme et son amant ont ri de lui. Moi : "Est-ce que vous avez fait d'autres rêves prémonitoires ? - Oui. - Vous pouvez en dire plus ? - Ce n'est pas le plus important. - Vous avez rêvé de ce qui allait arriver avec votre femme ? - Oui. - Vous en avez parlé au psychiatre ? - Oui. - Et alors ? - Il n'y a pas cru. Il a interprété les choses différemment." Je meurs d'envie de savoir mais je n'ose pas le lui demander. Et, de toute façon, je suis en train d'écrire, je ne le dirais pas. Imaginons que la femme de ce patient lise le blog, elle saurait à la fois ce qui va se passer selon le rêve prémonitoire et comment gérer la situation. Je demande : "Cela finit bien ou mal ? - Bien. - Où est le problème ? - Je souffre quand même."
Que dois-je faire ? Lui conseiller de ne pas retourner voir le psychiatre qui croit à L'interprétation des rêves mais pas à leur valeur divinatoire ? Lui dire de se laisser aller au rêve qui se termine bien ? Lui proposer des antidépresseurs (j'ai oublié de dire qu'il avait des tendances suicidaires...) ? Le laisser tranquille ?
C'est aussi la limite de ces Consultations : Il faut préserver le secret médical. IL ne faut pas interférer avec la vie des gens... Freud, certes, ne s'en est pas privé qui écrivait sur des malades vivants qui lui ont survécu...
Réfléchissons à ce que me demande le patient. Que je choisisse. Faut-il que je reformule la question ?
"Qu'est-ce que vous attendez de moi ?"
Il me regarde puis baisse les yeux.
"Je ne sais pas. Je ne voudrais pas que le psychiatre me parle de ma mère. Qu'est-ce qu'elle vient faire là-dedans ? C'est ce qui m'a le plus déstabilisé. - Vraiment ? - Oui. Et encore plus : je n'arrive plus à rencontrer son père, je suis gêné, honteux, ces histoires de compétition entre lui, moi et... l'autre. Trop dur." Je laisse passer un moment (tout en pensant, c'est aussi un des problèmes des consultations que ce soit en médecine générale ou dans un cabinet de psychiatre, au temps qui passe et aux autres patients qui attendent ou qui se mettent à trouver le temps long) et : "Vous savez, le psychiatre s'est laissé porter par sa théorie. C'est normal. Mais ce n'est pas toujours adapté à tout le monde. Il est probable, dans votre cas, que ce n'était pas adapté. Il faut emprunter d'autres chemins. Des chemins qui vous conviendraient mieux. J'imagine que vous lui en avez parlé. - Bien entendu. Il a dit avec un ton que j'ai pensé moqueur, que je résistais. - Il était dans son rôle... - Est-ce que vous pouvez m'indiquer un autre psychiatre ? - C'est difficile. Il y a de moins en moins de psychiatres et il y a encore très peu de psychiatres qui arrivent à mettre de côté papa Freud. Je vais réfléchir. Je vous appellerai. - Je compte sur vous."