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jeudi 2 mars 2017

Harcèlement au travail et/ou burn-out sociétal.


Les cabinets de médecine générale sont désormais remplis de patients consultant pour harcèlement au travail (appelé aussi harcèlement moral : LA) et plus rarement pour burn-out (et, exceptionnellement pour syndrome d'épuisement professionnel, ce qui est la traduction française de l'expression anglaise : ICI).

Un rapport présenté récemment à l'Assemblée nationale propose, selon le journal Le Monde (ICI), "quelques pistes timides pour faciliter la reconnaissance de l'épuisement au travail en tant que maladie professionnelle".

Une nouvelle entité clinique est apparue. Est-ce une maladie professionnelle ou une maladie systémique ?

Jean-Pierre Dupuy, polytechnicien, remarquable épistémologue des sciences et philosophe, et qui côtoya à la fois Ivan Illich et René Girard, parlait de patients "faisant grève de la société" (In : La marque du sacré, 2010, Champs essais).

Nous y sommes.



Et les histoires entendues se répètent à l'infini tant l'organisation des entreprises (privées et d’État) immergées elles-mêmes dans un contexte économique difficile (j'enfile les truismes avec application) est peu favorable à l'épanouissement personnel.

Ce qui m'étonne toujours, et ce qui est peu souvent rapporté, c'est la façon stéréotypée dont les patients expriment leur ressenti à tel point qu'il faut se poser des questions sur ce mimétisme symptomatique (nous n'avons pas le temps ici de parler de maladies construites sur des symptômes et qui ont disparu de la surface de la médecine). On dirait que les citoyens/salariés ont appris leur leçon avant d'entrer dans le cabinet de consultation. On dirait qu'il s'agit d'éléments de langage. Au delà des particularités individuelles qu'il n'est pas possible de nier et qui sont évidentes lors de l'interrogatoire, il existe une ligne de souffrance, un vocabulaire (différent selon le niveau d'éducation), des gestes, des mimiques, des pleurs, qui confèrent une unité sociétale à cette pathologie.

La littérature psychiatrico-psycho-analytique/non analytique est foisonnante et chaque chapelle, comme d'habitude, tire la couverture à soi.

Les sites sont également nombreux (voir LA). Il n'est pas inintéressant de constater que la souffrance au travail est aussi devenu un marché idéologique avec une base constituée par les psychiatres/psychologues du travail dont l'initiatrice est Marie-France Hirigoyen (LA). Au ressenti stéréotypé correspondent des réponses stéréotypées qui sont autant de constructions du réel supposé. Sans références nettes au capitalisme. Car les commentateurs du harcèlement comme du burn-out oublient que le système est vicié à l'origine ou plutôt sont persuadés qu'il s'agit d'un horizon indépassable.

Quelques définitions :

Le burn-out par wikipedia donne ceci :
Le burn-out peut être regardé comme une pathologie de civilisation, c'est-à-dire un trouble miroir qui reflète certains aspects sombres de l'organisation sociale contemporaine, notamment le culte de la performance et de l'urgence, la concurrence exacerbée ou encore la généralisation des méthodes d'évaluation

Pour le  harcèlement moral au travail sur un site officiel (ICI) :
Le harcèlement moral se manifeste par des agissements répétés : remarques désobligeantes, intimidations, insultes...
Ces agissements ont pour effet une forte dégradation des conditions de travail de la victime qui risque de :
porter atteinte à ses droits et à sa dignité,
ou d’altérer sa santé physique ou mentale,
ou de compromettre son avenir professionnel.
Si vous êtes victime de harcèlement moral, vous êtes protégé que vous soyez salarié, stagiaire ou apprenti.
Ces agissements sont interdits, même en l'absence de lien hiérarchique avec l'auteur des faits.


Les experts vous diront, je les entends déjà, qu'il s'agit de faits différents. Sans doute.

Il faut aller chercher ailleurs.

Dominique Dupagne me signale sur tweeter il y a quelques jours une chronique radiophonique (La Tête au Carré : LA) parlant du burn out parental. J'écris ceci : "C'est la même logique manageriale : la décence commune est remplacée par les injonctions hétéronormes expertales."
Dupagne répond à quelqu'un qui trouvait ma réponse absconse. "Si, c'est logique : la petite entreprise parentale est détruite par des injonctions stupides, intériorisées et aliénantes."

Dominique Dupagne a écrit un ouvrage remarquable sur la logique entrepreneuriale de notre modernité : La revanche du rameur, 2012, Michel Laffon. Mais il n'a parlé que de l'anthropologie du mal ou plutôt de l'éthologie du mal, il n'a pas parlé du contexte social qui est celui du capitalisme, cet horizon indépassable dont j'ai déjà parlé, comme si, le 13 juillet 1789, on avait discouru sur l'immanence de la monarchie de droit divin et de l'impossibilité d'y échapper en France. Bon, je ne vais pas ajouter, Marx et Engels bien entendu (cela ne fait pas bien de les citer), Freud, Ivan Illich, René Girard et quelques autres pour dire qu'il est tout à fait possible de faire le lien entre l'entreprise et la famille qui, justement, n'est pas une entreprise, mais surtout l'Etat qui est encore moins une entreprise, dans le contexte du système capitaliste.



Le burn-out familial :

L'organisation a sociale a dépossédé la famille de ses rôles régaliens autonomes : élever ses enfants, les nourrir, les punir, les encenser, les aider, les aimer.
La famille est en observation : le sens commun autonome (dont il est hors de question de faire l'éloge absolu) est battu en brèche par l'expertise hétéronome des experts qui disent la famille tout en n'ayant de cesse de la déconstruire.
Acrobaties idéologiques qui ne peuvent que rendre les familles folles.
Des livres entiers ont été consacrés à cette division de la pensée.

Je voudrais citer Geoffrey Gorer qui écrivait en 1948 dans The American People: A study in National Character cité par Christopher Lash in La Culture du narcissisme, 1979 : "Il s'est créé un idéal du parent parfait, tandis que les parents réels perdaient confiance dans leurs aptitudes à accomplir les tâches les plus simples attachées au soin et à l'éducation de leur progéniture."

Rappelons aussi, car ce n'est pas anodin, ces chiffres d'une crudité incroyable : 19 000 enfants sont victimes de maltraitance, 78 000 se trouvent dans des conditions à risque et 600 à 700 décès sont attribuables à de mauvais traitements infligés par les parents (voir LA). Bien plus : en 2014, 290 000 mineurs étaient pris en charge par la protection de l'enfance, soit 1,98 % des moins de 18 ans (voir ICI). Voir aussi un article récent sur le rôle des placements : LA.

Il est donc impératif que les services sociaux, la justice interviennent. C'est le rôle de l’État. Et c'est son devoir.

Ce qui est moins rassurant c'est quand les normes s'appliquent au "normal" et fixent des règles dans la règle. Car en ce cas il s'agit, comme on l'a vu, d'une dépossession de la famille, d'une délégation des tâches et d'un transfert des fonctions.

Les experts savent donc, et pas seulement les médecins et les professionnels de santé, comment les femmes doivent accoucher (et même comme elles doivent faire les enfants) et comment les maris (pardon si le terme paraît si vieux jeu) doivent se comporter avant, pendant et après, ils savent aussi comment il faut allaiter, donner le biberon, coucher les nourrissons (même si la dernière fois qu'ils se sont trompés des milliers d'enfants en sont morts, rien qu'en France), je ne continue pas mais, si vous ne le saviez pas, les experts précisent aussi quand il est possible de faire l'amour avant un accouchement, comment procéder pour l'endormissement des nourrissons, des enfants, des adolescents, et cetera, pour le réveil, l'arrivée à la crèche, à la maternelle... et ils n'oublient pas de préciser que l'utilisation des tablettes, des ordinateurs et autres smartphones est un formidable progrès qui va réduire la fracture numérique (mais pas la fracture sociale, idiots).

Les experts conseillent et d'autres, voire les mêmes, n'ont de cesse que de critiquer la famille hétéro-patriarcale alors qu'il est connu que ce sont les familles monoparentales qui sont les plus fragiles.

Quant aux conservateurs, pas tous, ils prônent le travail le dimanche pour des raisons économiques (augmenter le chiffre d'affaire) alors que c'est l'un des facteurs décisifs de la déstructuration de la famille.


Mais revenons au propos initial.

Le lien entre le harcèlement au travail (et le burn-out) et le burn-out familial (et le harcèlement) est le suivant : des experts fixent des normes qui sont à la fois énoncées comme du bon sens pratique et de la morale courante, mais des normes inatteignables qui ne peuvent être atteintes car elles n'ont pas pour but d'être opérationnelles mais pour objet de rendre culpabilisantes toutes les tentatives avortées d'y parvenir, ce qui rend les travailleurs ou les parents coupables et anxieux de ne pas y arriver.

Dans l'entreprise il est beaucoup plus clair d'y voir clair. Le managériat des salariés, et on constate  que ce ne sont pas que les manœuvres ou les professions non intellectuelles qui en sont victimes (bien que ces salariés soient victimes d'une quadruple pleine : exploitation, déshumanisation, bas salaires, manque de reconnaissance sociale) consiste, au nom de principes de rentabilité économique cachés sous le masque de l'organisation rationnelle du travail, à abrutir les gens, à les atomiser (au double sens de les détruire et de les isoler pour couper toute tentative d'autonomie que l'on pourrait traduire par camaraderie, amitié, empathie, voire syndicalisation), à rendre leur travail incompréhensible, à ne cesser de leur demander des comptes, à les réguler, à les juger, à les dresser les uns contre les autres.

Dans la famille les parents n'y arrivent plus ou se résignent au burn-out, et il est symptomatique que ce soient les femmes qui trinquent le plus. Car si les femmes étaient traditionnellement chargées de l'élevage et de l'éducation des enfants, elles ont désormais en plus la nécessité expertale de réussir leur vie professionnelle, pour s'accomplir, certes, mais en s'entendant dire que s'occuper des enfants, leur parler, aller les chercher à l'école ou les aider à faire leurs devoirs pour les familles les plus éduquées, est ennuyeux, barbant, insuffisant, voire dégradant, et on les somme, l'image de la femme d'affaire accomplie, à tout réussir, à prouver à tous, maris, enfants, famille, belle-famille, voisins, collègues, supérieurs hiérarchiques, à être des femmes parfaites, des héroïnes stakhanovistes de romans à l'eau de rose, et, n'y arrivant plus, comment voudriez-vous qu'elles y arrivent sans sacrifier quelque chose ?, elles compensent en étouffant les enfants de sollicitude et de prothèses externes, les nounous, le para scolaire, les cours de soutien, l'inscription au tennis ou aux cours de flûte à bec, parfois au prix de la disparition de leurs sentiments spontanés (on leur a supprimé l'instinct maternel) ou... de leur vie sexuelle.

Quant aux hommes, ils feignent de s'adapter à la situation en tentant de garder leurs privilèges ou en faisant semblant d'y renoncer, et, tant dans l'entreprise que dans la famille ils sont dépossédés de leurs oripeaux merveilleux, tout en gardant le pouvoir et vivent, mais il faudrait développer plus amplement, un paternalisme sans père.

Et les médecins, dans tout cela ?

Comment intervenir quand un patient parle de harcèlement au travail.

Ce sera pour une prochaine fois.





dimanche 26 août 2012

Conflits du travail ? Histoires de consultation 126, 127 et 128


Dans la même journée de mercredi dernier.
126 - Une jeune femme de 23 ans
Mademoiselle A travaille dans la fonction publique territoriale. Voici ce qu'elle dit : "Je n'en peux plus... J'ai l'estomac serré en allant au travail... Ma chef s'en prend à moi... Elle me cherche... Je fais bien mon boulot et elle me reproche toujours tout... Qu'est-ce que je lui ai fait ?... Elle dit à tout le monde que je suis indispensable et à moi elle dit que je suis nulle... Elle m'en veut et je ne sais pas pourquoi." Elle se sent harcelée.
127 - Une jeune femme de 32 ans.
Madame A travaille dans une association. "Une de mes collègues s'en prend à moi. Elle m'insulte, elle me traite de nulle. Elle dit qu'elle fera tout pour me prendre ma place... C'est un cas social. Mon patron dit qu'on ne peut pas la virer comme ça et c'est moi qui souffre... Cela va mal se terminer... Quand il y aura un accident... Il faut que je calme mon mari. Il veut venir pour lui dire un mot ou deux. Je lui ai dit que cela n'arrangeait pas les choses."Elle se sent harcelée.
128 - Une femme de 46 ans. 
Madame A travaille comme secrétaire administrative dans un Comité d'Entreprise. "J'ai trois heures de transport par jour et quand j'arrive cinq minutes en retard, je me fais engueuler. Ils ne comprennent pas que les trains sont en retard, qu'il y a toujours des trucs qui se passent... Pourtant j'ai ma carte. Ils sont autoritaires... Si je racontais tout ce qui se passe ici... Je ne suis pas la seule. J'ai déjà deux collègues en arrêt de travail. Ils ne me feront pas craquer." Elle se sent harcelée.

Histoires de chasse. Je n'ai pas choisi les trois patientes.
Ce n'est pas représentatif sociologiquement : il n'y a pas de cadre supérieur, il n'y a pas d'homme travaillant en usine ou dans un magasin de pièces détachées... Pas de femme manager.
A l'exception de la deuxième patiente qui a consulté pour la première fois, les deux autres sont connues de mes services : cela dure et il y a peu de solutions sinon quitter le boulot. Pour la jeune femme de 23 ans, c'est en cours. Pour la femme de 46 ans, ce n'est pas envisageable.
Je n'en tirerai aucune leçon particulière.
J'ai fait le boulot avec ces trois femmes : explications sur les problèmes hiérarchiques, tentatives de déculpabilisation, médecin du travail, inspection du travail, associations de patients, sites internet sur le harcèlement.
J'ai fait le boulot (enfin, j'espère) et j'ai tenté de rester proche et distant (selon la magnifique définition d'Hubert Beuve-Méry de ce que devrait être un... journaliste). 
Mais où est la vérité ?
Où sont les solutions ?
Devrais-je mettre sur la table, sortir de mon caddie intellectuel tout ce qui passe dans mon cerveau, tout ce qui se dit sur le harcèlement au travail, sur la normalisation des pratiques managériales... sur l'exploitation de l'homme par l'homme, sur la perversité de la hiérarchie, sur le respect implacable de la normalité, sur la contre-productivité des grands systèmes (transports, entreprises, santé) ?
Nous ne sommes pas au café du commerce mais dans un cabinet de consultation. Il faut respecter les valeurs et préférences des patients, ne pas être dupe, ni de soi-même, ni des autres...
Ce sont les "vieilles" questions de mai 1968 qui réapparaissent. A quoi servent les médecins ? Ne sont-ils là que pour remettre en état de marche les travailleurs dans une société dominée par l'exploitation ? L'accidenté du travail renvoyé à son poste, la secrétaire harcelée ramenée dans un système hiérarchique pervers, le cadre supérieur exténué replacé dans son système normé et impossible à réaliser ?
Et je n'ai pas parlé de l'incompétence, l'incompétence du harcelé comme du harcelant, ou l'inadaptation de tous.
C'est cela : adapter la personne qui travaille (pas seulement les salariés mais les libéraux, les chefs d'entreprise) à un système inadapté.
Et le pessimisme de tout le monde : pourquoi être "bien" dans un système pervers qui ne reconnaît pas mes compétences, mon abnégation, mon sens des responsabilités ? 
Et l'activisme des médecins, notamment psychiatres, notamment nord-américains : décider que la norme c'est le travail bien dans sa peau, la famille bien dans sa peau, l'hygiène, décider que toute déviance sera classifiée dans le DSM V, que toute déviance sera cataloguée et qui dit catalogable, traitable par des médicaments, les pilules du bonheur.
Et l'optimisme de tout le monde : ça fonctionne quand même, c'était pire avant (il n'y avait pas internet et les téléphones portables), mais cela se détériore quand même... Mais aussi : c'était mieux avant, chacun savait ce qu'il devait faire, quelle était sa place...
Le médecin est placé au centre de ces problèmes qui lui échappent. Tous les médecins : le médecin généraliste, le médecin du travail, le médecin psychiatre, le médecin conseil. 
Il faut bien composer.
Ou alors croire au Grand Soir marxiste, au Paradis communautaire...
Que faire en attendant ?
Je fournis la liste : arrêts de travail, anxiolytiques, antidépresseurs, antipsychotiques, alcool, tabac, cannabis, cocaïne, entretiens psychothérapeutiques, internements... J'ai oublié les stages de gelstat-thérapie, la thalassothérapie, le bouddhisme zen, le soufisme ou un séjour en Ahsram...
Au supermarché des solutions toutes faites pour gérer la crise de la société, on peut toujours ajouter des idées personnelles...
Et je vous ai fait grâce en ne vous parlant pas de mes dadas intellectuels, Ivan Illich, Jean-Pierre Dupuy, René Girard... 
C'est d'un triste.
(Je ne vous conseille pas les sites patients sur le harcèlement ou les livres cultes sur la question de Marie-France Hirigoyen... On les trouve si facilement...)




mardi 1 mai 2012

Des arrêts de travail peu recommandables. Histoire de consultation 116.


Monsieur A, 46 ans, est chauffeur livreur dans une grande entreprise. Il y a bien un an que je ne l'ai pas vu alors qu'il était un habitué, pendant des années, des arrêts de travail à répétition, un jour par ci, un jour par là, parfois un peu plus... Nous avons parlé longuement pendant cette période et il me racontait d'une part ses conditions de travail, d'autre part ses mauvais rapports avec son chef, et encore le fait qu'il soit brimé, qu'il existe des injustices dans l'entreprise, que ses horaires fussent toujours pourris, que d'autres s'en tiraient mieux que lui, soit parce qu'ils étaient délégués (les délégués qui s'entendent avec le patron pour avoir la paix sociale et des avantages personnels), soit parce qu'ils étaient des chouchous, soit parce qu'ils "fermaient leur gueule", soit parce qu'ils étaient des hypocrites, soit parce qu'ils étaient effectivement mieux traités... A un certain moment j'ai cru qu'il allait, vraiment, "péter les plombs", c'est un solide gaillard qui a fait des conneries dans sa jeunesse, nerveux, une musculature d'athlète, mettre un pain à son chef, démissionner, mais nous sommes toujours parvenus à un compromis, il y avait sa famille, ses trois enfants, le fait qu'il s'en était sorti, une famille de huit enfants, et qu'il n'allait pas tout gâcher à cause d'une saloperie de chef.
Et ainsi, au cours des années, je lui ai prescrit des arrêts de travail, jamais très longs, qui auraient pu paraître, vus de l'extérieur, comme franchement injustifiés, sans médicaments associés (n'oublions pas que l'Assurance maladie, par le truchement de ses médecins conseils, conseille d'une part de peu prescrire et, d'autre part, qualifie souvent l'authenticité et la gravité de la pathologie selon qu'il y ait prescription ou non et, si prescription il y a, selon les molécules utilisées, voire, plus intéressant, si un spécialiste a été consulté), sans suivi psychothérapeutique extériorisé, et, pire que tout, n'entrant pas dans le cadre des recommandations édictées ex nihilo par la CNAM, sur la longueur souhaitable et souhaitée du nombre de jours d'arrêts de travail à prescrire en fonction des pathologies (et non des patients, ce qui est un contre sens absolu en situation de médecine générale, sans compter l'aspect moral de ces "recommandations", les bons médecins en donnant peu, les méchants malades en demandant beaucoup, l'enfer c'est les autres, sans parler de l'équilibre des comptes de l'Assurance Maladie et autres considérations générales sur la fraude des travailleurs, la fraude des médecins, sur les phrases dans le genre "Moi, je m'arrête jamais..." ou "Moi, je coûte rien à la sécu..."...) et ainsi, au cours des années j'ai fini, infiltré bien malgré moi par les flux pervers et incontrôlables de la bien-pensance généralisée (de droite comme de gauche), par a) me sentir coupable de lui prescrire des arrêts de travail à répétition, de ces petits arrêts de travail, soit dit en passant, qui coûtent très cher au patient en raison de la règle des trois jours et de l'absence de convention collective la corrigeant, et par b) finir par penser que, finalement, ce brave garçon, c'était quand même, au bout du compte, un tire-au-flanc...
Monsieur A consulte aujourd'hui pour des douleurs de la hanche gauche qui le gênent quand il débraye et quand il sort de sa camionnette. Je passe sur les détails : banale tendinite du moyen fessier qui va, selon mon expérience interne, céder avec une infiltration de corticoïdes loco dolenti.
Il a besoin aujourd'hui d'un arrêt de travail d'une journée.
Et, au décours de la conversation, je lui ai demandé des nouvelles de sa femme et de ses trois enfants (l'aîné vient d'être embauché en CDI à la BNP comme informaticien réseau), il me tient ces propos proprement stupéfiants : "Vous savez, docteurdu16, je voulais vous remercier, vous m'avez soutenu au cours de ces années, quand j'allais mal, vous m'avez empêché d'exploser en vol, vous m'avez compris, et maintenant que mon chef a changé, mon nouveau chef est un type bien, il me donne des horaires qui me conviennent, je peux m'occuper de mes deux derniers à la sortie du collège, je ne viens plus vous voir, si j'avais démissionné, je serais où, dans la rue, au chômage, mes enfants et ma femme se plaindraient de moi, à mon âge c'est difficile de retrouver du travail... Je vous remercie, tous les arrêts que vous m'avez faits, je sentais bien que vous n'étiez pas d'accord, mais vous les faisiez quand même, cela m'a beaucoup aidé, je vous en suis reconnaissant... nous en savons souvent parlé avec ma femme... c'était vraiment bien..."
Je ne crois pas qu'un jour les recommandations de la CNAM intègreront ce genre d'arrêts de travail.
Et tant mieux.

(Alekseï Grigorievitch Stakhanov (en russe : Алексей Григорьевич Стаханов ; 1905-1977) est un célèbre mineur soviétique né à Lougovaïa près d'Orel.)