Environ une fois tous les dix ans, un psychiatre libéral m'appelle en direct à mon cabinet. Cela doit faire trois fois en presque 33 ans d'exercice de la médecine générale.
Monsieur A, 81 ans, et sur mes conseils, consulte un psychiatre pour des troubles anxieux, vaguement dépressifs, développés sur un fond d'agressivité qu'il n'arrive plus à contrôler. Si je lui ai conseillé de consulter c'est essentiellement pour des raisons de confidentialité dans la mesure où je suis le médecin traitant et de sa femme et de sa fille et de certains de ses petits-enfants et de certains de ses arrière-petits enfants...
Il y a cinq ans, quand j'ai confié le patient au psychiatre que je connaissais et dont le cabinet est situé à une demi-heure en voiture de notre ville (les psychiatres libéraux se font rares dans des zones où les dépassements d'honoraires ne peuvent pas être très importants en raison des revenus moyens de la zone, je n'ai pas dit du secteur), j'avais écrit un courrier précisant notamment les antécédents somatiques du patient (double cancer dont il s'était sorti, troubles du rythme cardiaque et prothèse aorto-bifémorale pour lesquels il était traité) mais aussi quelques éléments psycho-biographiques.
J'ajoute ceci concernant les lettres adressées à un psychiatre : que mettre dedans ? Soit vous avez affaire à un psychiatre qui ne lit pas votre courrier "pour ne pas être influencé" et cela ne sert à rien, sinon à informer le patient où vous en êtes de votre "analyse", soit vous avez un psychiatre qui ne lit les lettres qu'après que son opinion s'est formée, soit vous avez un psychiatre qui ne veut rien savoir venant du médecin traitant, soit vous avez un psychiatre qui lit tout et qui interprète tout avant même d'avoir vu le patient, soit vous ne risquez qu'une chose, que le psychiatre prenne le parti inverse de ce que vous avez écrit ou envisagé, mais, de toute façon, dans tous les cas, il ne vous répond jamais.
Et donc, le psychiatre libéral m'appelle vers dix-neuf heures et il me parle du patient pour lequel il est inquiet. Il me raconte ce qu'il a constaté, que le patient va mal, qu'il est angoissé, qu'il n'est pas près de passer à l'acte, enfin, il ne le pense pas, il me décrit sa personnalité, qu'il se fait une idée trop haute de lui-même et que la réalité le frappe de plein fouet, qu'il existe chez lui une blessure narcissique qui remonte à l'enfance, et, surtout, qu'il est en butte à l'hostilité incessante de sa femme et de ses enfants qui lui reprochent tout et n'importe quoi, qu'il n'en peut plus, qu'il est sous tension, qu'il a perdu son statut de mâle, qu'on le prend pour un crétin, qu'on lui fait comprendre qu'il ne sait rien faire, qu'il est incompétent et qu'il l'a toujours été, et, continue-t-il, "Vous qui connaissez la famille, comment est-il possible d'intervenir à votre niveau, car la situation est grave, elle m'échappe".
Je ne lui réponds pas qu'il aurait pu m'appeler avant. Je ne lui réponds pas que le médecin traitant eût été ravi d'en apprendre plus sur cette blessure narcissique. Je ne lui réponds pas que je ne me rappelle pas avoir constaté que le patient éprouvait une trop haute idée de lui-même. Je ne lui réponds pas que je n'avais jamais remarqué qu'il se sentait découragé par l'hostilité de sa famille qui le dévaloriserait. Je lui dis en revanche que le patient en question n'a cessé, toute sa vie, de taper sa femme. Il ne lui a pas seulement tapé dessus avec des paroles, bien que dans les couples les paroles soient parfois plus difficilement supportables encore que les coups, non, il lui a tapé dessus, il lui a mis des volées, il l'a terrorisée, il l'a poursuivie quand elle a tenté de s'en aller, il la suivait partout quand elle voulait partir, il lui disait "Je te retrouverai...", il a aussi tapé sa fille et ses fils, quand ils étaient petits, il s'est montré méprisant à l'égard de ses petits-enfants qui ne réussissaient pas comme il l'aurait souhaité. Mais cela ne fait qu'un an que je sais cela alors que cela fait trente ans que je les connais. Jamais rien n'avait transparu.
Je lui ai donc dit, au psychiatre, qu'il s'était trompé pendant cinq ans et moi pendant beaucoup plus longtemps.
Il a fallu qu'un jour la femme de mon patient, venue seule au cabinet, me fasse quelques confidences. Et je suis tombé par terre, je m'en suis voulu, je me suis demandé comment j'avais pu faire pour ne me rendre compte de rien. Je me suis même demandé, j'ai honte, au début, s'il ne s'agissait pas d'une affabulatrice tant les faits que j'avais constatés (et, en l'occurrence, que je n'avais pas constatés) me semblaient aller à l'encontre de ce qu'elle me racontait, puis j'ai tenté de réagir. Elle m'appelait de la maison quand son mari s'absentait. Mais elle ne voulait pas partir. Mais elle n'allait pas voir de psychiatre. Mais elle était soutenue par ses enfants. Mais il s'était calmé depuis une ou deux années, il ne la frappait plus, il la menaçait encore, il la serrait parfois contre un mur dans la maison, pour lui faire peur, il ne la lâchait pas pourtant, même quand elle allait faire des courses, il la bousculait parfois, et, quand je lui en parlais (malgré le fait que sa femme, terrorisée, m'ait demandé de ne rien dire, mais j'avais rusé, j'avais parlé d'une altercation avec un voisin que l'on m'avait rapportée), il baissait la tête, il ne cherchait pas à se justifier, il disait "Je tente de me calmer... Je fais des efforts... Aidez-moi..." Et cela faisait déjà quatre ans que je l'avais envoyé chez le psychiatre. Et les choses, d'après sa femme, se sont un peu arrangées. Il n'était plus violent physiquement. "Que pourrais-je devenir à mon âge ?" me disait-elle. "Ne me dites pas que je suis une victime, je le sais... Mais je ne veux pas partir. C'est trop tard."
Le psychiatre, au téléphone, a marqué le coup. Il s'était fait balader pendant des années, il n'y avait vu que du feu et là, tout d'un coup, le malade qui lui avait menti allait vraiment mal. Enfin, peut-être.
A quoi servent les relations entre psychiatre et médecin traitant ? J'ai déjà évoqué ce problème de nombreuses fois et, plus particulièrement, ICI. Faut-il que l'entretien singulier entre un psychiatre et son patient ou entre le médecin traitant et son patient soit exclusif ? Comment faire pour qu'il n'y ait pas de clash ? Je ne parle pas d'un clash entre les deux médecins, cela n'a aucune importance, je parle d'un clash dans la tête du patient, un conflit d'intérêt au sens strict, quel est le discours qui me "parle" le plus au moment m, quel est le discours qui m'arrange le mieux à la seconde s, quel est le médecin qui me convient le mieux à l'instant i ? La lente construction d'une relation entre médecin et patient passe par des étapes, des hauts et des bas, et les différents interlocuteurs du patient (et le patient) peuvent (et doivent) ne pas aller au même rythme, passer par des chemins de traverse, se promener ou courir, prendre des raccourcis ou baguenauder le nez au vent, revenir sur leurs pas, hésiter, bégayer, se répéter, raconter toujours la même chose sous des formes différentes, dire le contraire en prenant les mêmes mots, penser à autre chose, être inconscients... ou laisser parler leur inconscient, en quelque sorte. Comment imaginer que ce qui se passe dans un cabinet se passe de la même façon dans un autre ? Comment espérer qu'en utilisant des techniques différentes des idées contradictoires ne se chevauchent pas, parfois au même moment ? Et par quel miracle cela pourrait-il être "bon" pour le patient, c'est à dire, comment le patient pourrait retrouver son unité dans une telle confusion des sentiments, si j'ose dire ? Comment le patient pourrait tirer profit d'un tel amas de faits, de constatations, d'avis, de conseils, de pistes, de portes à ouvrir ou à fermer ? Je laisse la réflexion ouverte mais elle me semble fondamentale et, à mon avis, soulève le problème crucial de l'entretien psychologique (je ne sais pas trop commet l'appeler), à savoir qu'il est très (trop ?) opérateur dépendant.
Pour en revenir à Monsieur A : va-t-il vraiment plus mal ? N'est-il pas encore en train de promener son monde ? Ne nous utilise-t-il pas encore ? On dira : un homme aussi tyrannique avec son entourage ne peut pas être franchement bon et ne peut pas aller bien. Mouais. Est-ce qu'un pervers ne prend pas du plaisir ? Est-ce que ce plaisir est condamnable en soi ou seulement parce qu'il peut causer du mal à autrui ?
Je n'en sais rien.
Le psychiatre est en train de digérer ce que je suis en train de lui dire. Mais un psychiatre s'en sort toujours, il a toujours une explication à donner, il a toujours une veste à retourner. Celui-là me dit ceci : "C'est très intéressant. Je vais y réfléchir. Tout ce que vous venez de me dire va alimenter ma réflexion. Ne faites rien pour l'instant. Bien entendu, je ne vous ai pas appelé. Je vais le revoir dans quinze jours, je vous rappellerai après."
Il est gentil, le psychiatre. Il m'appelle pour m'inquiéter et ensuite il me dit de ne pas m'inquiéter alors que je lui ai appris sur son malade des choses qu'il ne connaissait pas et qui sont, proprement, bouleversantes.
(Lucian Freud. Reflection with Two Children (Self-Portrait), 1965)