Durant la même journée.
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L'enfant S, quatre ans et huit mois, fait partie d'une famille "cas social". La fille aînée est placée pour des raisons que j'ignore (cela s'est fait avant que je ne sois le médecin traitant du père, la mère est suivie par mon associée), le deuxième enfant A, 11 ans, est en CM2 et peine à suivre le rythme, la mère, 29 ans, est sur le point d'accoucher, le père 32 ans est en invalidité... La famille se lave peu et préserve ses pores de l'inondation avec beaucoup de persévérance.
S est allé dans le coin jeu de la salle d'examen pendant que j'examine A, intenable, pour une otite moyenne aiguë que je n'étiquette pas otite pour ne pas avoir à passer trois heures à expliquer pourquoi je ne prescris pas d'antibiotiques en première intention...
Je m'installe derrière mon bureau et je tapote la consultation puis l'ordonnance tout en remplissant le carnet de santé qui m'est toujours apporté, comme ça le docteur ne nous casse pas les pieds avec des pourquoi et pour qui...
Au moment de partir, on récupère S qui est assis sur un pouf en train de regarder un livre pour enfants avec texte et images. Je viens le chercher parce qu'il ne veut pas bouger et que je préfère que ce soit moi qui m'en charge plutôt que d'entendre les parents pousser des cris pour pousser le gamin vers la sortie... "Cela t'intéresse ? - Oui, c'est bien. - Tu sais de quoi ça parle ?" Et le voilà qui me lit le titre du livre. "Tu sais lire ? - Un peu." Je me tourne vers les parents qui sourient. "Vous lui avez appris ? - Non, on a remarqué. - Vous voulez dire qu'il a appris tout seul ? - Sûrement, j'en sais rien." Je m'accroupis près du pouf et lui demande de lire le début. Il n'ânonne même pas.
Je suis aussi déconfit que si je venais de me rendre compte qu'il avait un retard mental irrattrapable parce que je ne sais pas quoi faire... A qui parler d'un truc pareil ? A l'école ? A un psy ? A une assistante sociale ? Je demande aux parents si l'institutrice s'en était rendu compte. Non. Et ils n'ont pas l'air de s'en préoccuper.
Je vais réfléchir.
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M, trente mois, est assise sur la table d'examen et j'ausculte ses poumons. Mon stéthoscope est rouge et, en passant, je lui demande quelle est la couleur. Elle ne sait pas et sa mère n'est pas étonnée. En fouillant un peu elle reconnaît le bleu à la grande surprise de la maman qui n'a pas l'air plus sotte qu'une autre. Je fais mon petit discours gentillet et un peu accrocheur (celui que je ne supporte pas chez les autres) sur ce que l'on peut faire découvrir à un enfant, et cetera, les trucs que tout bobo lisant le Nouvel Obs ou Libé ou tout réac lisant Le Figaro ou Valeurs Actuelles sait depuis que le bébé est au stade de blastomères... Je dis à la maman qu'il est possible de stimuler les enfants et elle me regarde, ahurie, "Cela veut dire quoi ? Stimuler..." Et la maman, un peu plus tard, ajoute en me remerciant peut-être mais avec une pointe de culpabilité qui me fait mal au coeur pour tous, l'enfant et... la mère : "Je ne savais pas que l'on pouvait apprendre les couleurs aux enfants, je croyais que cela se faisait à l'école..."
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L, cinq ans et deux mois, est dans une classe expérimentale à double niveau grande section de maternelle / CP, le truc compliqué à mettre en oeuvre car il a été d'une part décidé que l'apprentissage de la lecture devait se faire à partir, grosso modo, de six ans (il n'y avait pas encore de scanner, d'IRM fonctionnelles mais Chomsky avait dû le démontrer) et, d'autre part, que cela tombait bien puisque l'école était segmentée en école maternelle et école élémentaire avec des enseignants ad hoc et qui ne s'aimaient pas. Nous sommes au mois de décembre et je demande à la maman s'ils ont commencé l'apprentissage de la lecture et elle me répond, étonnée : mais elle sait déjà lire...
Je ne ferai pas de commentaires, je les ai déjà faits ailleurs (ICI).
Disons que c'est une histoire sans paroles.
(Noam Chomsky 1928 - )