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dimanche 13 mai 2012

Beaucoup trop d'Alzheimer ! Histoire de consultation 117.


Madame A, 91 ans, vit dans les meilleures conditions possibles : entourée de certains de ses enfants et de certains de ses petits-enfants dans une très grande maison. Il y a environ six ans, elle a commencé à présenter des troubles du comportement et de la mémoire. Ralentie, elle vivait de façon calme, habituée  des lieux, connaissant le moindre des recoins, préservée des pièges de l'escalier, hypertendue légère depuis une quinzaine d'années, mangeant à la table familiale, couchée tôt, ne se levant pas la nuit sauf de façon exceptionnelle. Puis elle a commencé à présenter des troubles de la mémoire qui gênaient plus son entourage qu'elle-même, sans danger a priori, elle continuait de s'alimenter, il lui arrivait, un peu, d'être agitée vers vingt heures puis elle allait se coucher avec un noctamide 1 mg. J'ai résisté aux demandes de la famille pendant au moins un an et j'ai dû me résoudre à l'adresser au centre de gérontologie local.

(J'ai dû me résoudre : cette expression est au centre de nombre de polémiques passionnantes que l'on trouve ici et là sur le web ou, plus précisément, sur les forums cliniques réservés aux médecins ; je vais tenter de résumer les arguments pour et contre ; 
  1. pour certains J'ai dû me résoudre est une trahison : cela traduit le renoncement des médecins généralistes qui cèdent, connaissant les données de la science (les médicaments dits anti Alzheimer ne servent à rien, voire sont néfastes), à la volonté de la famille, au consumérisme de la Santé, à la dictature des spécialistes, à l'Etat et son plan Alzheimer, au chiffre d'affaires de leur cabinet (comment ne pas perdre un malade) ; 
  2. pour d'autres J'ai dû me résoudre est un simple accommodement : c'est une attitude pragmatique dans une situation donnée qui tient compte des données de la science (l'expérience externe, à savoir les essais contrôlés), des données du terrain (l'expérience interne du médecin et son appréciation des conditions de vie de la patiente) et des valeurs et préférences non de la patiente (qui n'est pas capable de juger) mais de la famille ;
  3. pour d'autres encore J'ai dû me résoudre est un choix délibéré qui permettrait de se conformer à l'état sociétal de l'opinion sur la maladie d'Alzheimer, avis sociétal bien entendu influencé par ce qu'on pourrait pompeusement appeler le lobby médico-administrativo-industriel, mais qui pourrait prétendre n'être influencé par rien, vivre en vase clos dans un monde protégé par une bulle des influences néfastes de la vie en société ?
  4. pour d'autres J'ai dû me résoudre est une faute majeure puisque cette attitude signifie mettre le doigt dans l'engrenage de la médicalisation de l'Alzheimer et livrer sa patiente, pieds et poings liés aux appétits diagnostiques et thérapeutiques des nouveaux spécialistes de la démence gériatrique ;
  5. pour certains encore J'ai dû me résoudre est une expression malheureuse pour dire à la fois je ne suis pas fier de l'avoir fait et je devais le faire, une façon maladroite de concevoir son rôle de médecin traitant, une esquive pour ne pas dire Je ne suis pas compétent pour juger, un prétexte pour ne pas affirmer qu'il est parfois nécessaire, pour ne pas qu'il y ait perte de chance, de quitter la médecine générale pour la médecine de spécialité ; 
J'ai dû me résoudre est aussi une figure de style, une sorte d'autocritique annoncée, justifiant a priori un manque de courage à refuser l'aide de confrères pour prendre en charge ses propres malades.)

Le centre de gérontologie local a vu la malade, lui a fait passer des tests, a demandé un scanner, a prescrit du donépézil, et s'est fendu d'un courrier. J'y ai appris que la patiente présentait une maladie d'Alzheimer, que les tests psychiques avaient été difficilement administrables et interprétables en raison du fait que le français n'était pas la langue maternelle de la patiente et parce que son niveau d'étude était celui du certificat d'études primaire ou équivalent, que le scanner était compatible, et cetera.

Madame A est Alzheimer : elle est entrée dans une case médicale et sociétale.

J'ai revu Madame A à son domicile (je la vois toujours à son domicile, ce sera une autre question pour une autre fois, l'intérêt possible et / ou improbable des visites à domicile) et j'ai longuement discuté avec la famille et j'ai accepté la prescription de donépézil aricept, la fille de la patiente voulant tenter le coup. Nous avons tenté le coup.

Résultat au bout d'un an : état stationnaire.
La patiente continue de mener sa "petite" vie tranquille entourée de sa famille aimante et attentionnée avec l'aide une fois par semaine d'une voisine qui vient garder (au black) la grand-mère pour que la famille souffle un peu. (Le centre de gérontologie a bien entendu initié la démarche de prise en charge, j'ai rempli le dossier, il a été accepté, et cetera...)
Au bout d'un an et conformément aux recommandations de l'HAS (ICI) j'ai réadressé la patiente au centre de gérontologie avec un courrier circonstancié.

Voici la réponse : "... L'état stabilisé de la patiente justifie la poursuite du traitement par donézépil qui semble avoir montré son efficacité..."

Ainsi, en conclusion, et à mon avis, Je n'aurai jamais dû me résoudre, j'aurais dû forcer mon naturel (conciliant) et ne pas céder à la famille et au risque évasif de perte de chance, j'aurais dû prendre mes responsabilités de médecin traitant et refuser la consultation spécialisée qui a conduit, encore à mon avis, à un diagnostic erroné, cette patiente n'a pas d'Alzheimer mais un vieillissement cérébral associé à des troubles anxieux, et à des mesures thérapeutiques inadaptées. J'aurais dû penser à l'article de Philippe Nicot (LA) et me relire moi-même (ICI).

J'ai arrêté le traitement dit anti Alzheimer. La famille a accepté. La patiente va bien jusqu'à présent. Mais il est certain aussi qu'elle va mourir un jour.

(Jeanne Calment, décédée à 122 ans et 164 jours)