Madame A collectionne les accidents de travail. Madame A est femme de ménage. Une de ces femmes de ménage qui travaillent trois heures le matin (tôt) et trois heures le soir (tard) et qui a trois employeurs différents. Elle n'est pas vieille (46 ans), elle a six enfants dont la première a 26 ans et la dernière 9. Son mari est plus âgé qu'elle, de 12 ans. Quand elle arrive dans mon cabinet, elle me lance un sourire qui signifie 'C'est encore moi...'. Elle est à la fois désolée, fataliste et malheureuse. Quand elle se fait mal il peut s'agir des lombes (une lombalgie aiguë), il peut s'agir d'un poignet (une tendinite), il peut s'agir de névralgies cervico-brachiales (toujours à droite). Elle porte des seaux, elle monte des étages, elle sue, elle frotte et son mari, à la retraite, l'aide assez peu.
Je lui ai déjà demandé comment il se faisait qu'elle ait autant d'accidents de travail mais elle me désarme en me répondant, dans son mauvais français : "J'ai un travail dur."
Elle est surtout fatiguée. Fatiguée toute l'année.
Cette année elle ne partira pas au Maroc. Contrairement à son mari et à sa plus jeune fille.
"Je vais me reposer."
Mais cette femme a un secret.
Un secret que j'ai découvert mais que je n'ai jamais pu aborder avec elle. C'est une des caractéristiques de la médecine générale : les patients ont le droit de choisir de quoi ils ont envie de parler ; ils ont aussi le droit de ne rien dire ; ils ont aussi le droit de refuser que leur médecin, fût-il traitant, ne s'aventure pas dans certaines zones ; ils ont aussi le loisir (je ne dis plus le droit) de ne raconter que ce qu'ils veulent et pourtant en toute confiance. Mais l'autre caractéristique diabolique de la médecine générale tient au fait que, souvent, le patient est marié, a des enfants ou des parents ou un compagnon ou des relations que l'on connaît et que toutes ces personnes ne sont pas tenues par le secret professionnel. Et le médecin, sans commenter, peut simplement écouter tranquillement et comprendre que tel ou telle malade ou patient (e) peut être compris autrement que par ce qu'il dit ou fait dans le cabinet de consultation.
Cette femme qui fait des accidents de travail, qui paraît toujours fatiguée et qu'on dirait toujours un peu triste, est jalouse.
Une jalousie dévorante qu'elle dissimule derrière le masque du désespoir de vivre (qui est réel) mais qu'elle ne voudra jamais dévoiler.
Elle est jalouse. Pas de son mari. Il y a longtemps qu'elle a renoncé à avoir la moindre influence sur sa vie de femme.
Son histoire est la suivante. Comme nombre de mes patientes maghrébines arrivées en France dans les années soixante-dix, quatre-vingt, elle n'a pas fait un mariage d'amour. Le mariage était "arrangé". Son mari l'a fait venir en France à l'occasion du regroupement familial et elle est arrivée avec sa fille aînée et déjà enceinte de son premier fils. Déracinée, loin de sa famille, ne parlant pas français, son mari travaillant en équipe chez Renault, elle a dû élever ses enfants, se débrouiller toute seule pour faire les courses, puis elle s'est mise à travailler comme femme de ménage alors que ses grands enfants étaient tous entrés à l'école.
J'étais le médecin traitant de sa fille, à l'époque ce n'était pas une expression administrative, et je ne le suis plus depuis qu'elle s'est mariée et qu'elle a elle-même un enfant. Son mari, qu'elle a choisi, l'a rapatriée sur son propre médecin traitant. Mademoiselle A ne s'est jamais beaucoup entendue avec sa mère "qui était très dure avec elle". Et plus la jeune fille vieillissait, disons à partir de l'âge de quinze ans, et plus les choses se sont détériorées. Quant elle s'est mariée les choses se sont brusquement aggravées.
Je parlais avec la mère, je parlais avec la fille et je comprenais que la jalousie dévorait la maman. La jalousie d'une femme qui avait subi son mariage, qui avait subi un déracinement, qui avait subi un éloignement de sa famille, qui avait subi les grossesses, qui avait subi les tâches ménagères et le travail difficile tôt le matin et tard le soir, la jalousie d'une femme contre une autre femme qui était allée à l'école, qui avait un diplôme de secrétariat, qui avait pu choisir son mari (mais pas continuer de voir son médecin), qui prenait la pilule et qui avait décidé, semble-t-il, du moment où elle avait voulu avoir un enfant, une femme qui semblait avoir prise sur sa destinée.
Madame A est malheureuse et il ne lui reste plus (j'exagère) que les accidents de travail pour vivre.
Que peut faire son médecin traitant ? La remettre en question ? Lui parler de ses frustrations ? Lui faire comprendre qu'elle irait mieux (moins mal au dos ? moins mal au poignet ?) si elle prenait conscience de sa jalousie ? Lui parler pour lui dire qu'elle devrait être contente que sa fille 'ait progressé' ou 's'en soit sortie' ? Lui dire qu'elle devrait se réjouir du bonheur affiché de sa fille ? Qu'elle devrait s'en tenir pour responsable ? Et donc s'en réjouir ?