1
Une connaissance (un voisin éloigné qui m'a un jour sollicité pour obtenir un rendez-vous rapide chez un ORL) m'aborde au marché (j'ai son accord pour publier).
"Ça va ?
- Ça va."
Nous parlons de choses et d'autres, du temps qu'il fait, le réchauffement climatique, les prix qui augmentent, j'ai vu des poivrons à 8 euro le kilo, ils exagèrent, comment font les gens qui ont de faibles moyens (ce n'est pas notre cas), les cyclistes roulent comme des fous, l'Ukraine, mais, malin comme un membre actif d'une association de patients, j'attends le motif caché.
"Toujours médecin malgré la retraite ?
- On l'est toujours un peu.
- Je peux te poser une question ?"
(A Cathobourg on se tutoie facilement, entre gens de bonne composition, entre personnes qui se connaissent depuis le catéchisme, depuis les scouts, depuis la messe du dimanche et les bonnes oeuvres, qui votent Fillon aux primaires de la droite, mais le hic vient de ce que je ne fais pas partie de cette population versaillaise, mais on me tutoie quand même et j'accepte le tutoiement comme une preuve d'adoubement social, les Cathobourgeois)
Mon non verbal dit "oui".
Il regarde autour de lui pour s'assurer que la police politique n'est pas en train de nous espionner sans se douter que la photographie de sa fille qu'il a fièrement montrée sur Facebook la semaine dernière à l'occasion de ses quatorze ans est en train de tourner sur les réseaux sociaux avec des commentaires légèrement salaces (mais pour le reste, les réseaux éphébo-pornographiques, je n'ai pas d'informations), et donc :
"Je peux te parler d'un truc ?
- Oui, bien sûr."
(Je regarde autour de moi pour m'assurer qu'un contrôleur de l'Assurance maladie, non, un contrôleur payé par la police des moeurs et de la médecine réunies, n'est pas en train de m'écouter pour pratique illicite de la médecine foraine sur un marché yvelinois)
"Marie-Charlotte et moi, on est très inquiets pour notre fils... Il fume du cannabis."
Faut-il que je prenne mon air, tout le monde en consomme, mon air, ce n'est pas très grave, mon air, ton problème me concerne, mon air, j'attends la suite ? ... Mon non verbal indique : Tu peux parler, j'en sais un bout sur la question.
"Il en fume combien par jour ?
- Je n'en sais rien mais beaucoup.
- Ça retentit sur les études ?
- Il ne fait plus rien, il se laisse aller, il est avec ses copains tous les soirs...
- Et qu'est-ce qu'il dit ?"
Bla-bla.
Bien que je ne sois pas dans un bureau en face d'un père désespéré, je lui conseille, avec ma voix doucereuse du médecin qui a fait de la formation médicale continue vespérale sur la différence entre l'empathie et la bienveillance, comment annoncer une bonne ou une mauvaise nouvelle à un patient, comment motiver les aidants, et cetera, de consulter l'antenne CSAPA de Cathobourg. Il me dit qu'il a peur qu'on le voie entrer (le centre est situé en plein centre ville). Je lui dis de téléphoner.
2
J'ai oublié l'affaire et le voisin m'appelle sur mon portable quelques semaines après.
"Salut, je viens te donner des nouvelles de mon fils.
- Il va mieux ?
- Heu, non pas de changement, sauf que j'ai peur qu'il soit passé à la cocaïne.
- Merde !
- Oui, c'est préoccupant. Tu sais, je suis allé au truc que tu m'as conseillé, je n'arrive jamais à prononcer le nom...
- ... Le CSAPA...
- Oui, c'est ça. Ben, ils ne m'ont pas beaucoup aidé...
- Raconte.
- Eh bien, d'abord, ils ont été surpris de mon appel... 'Il a quel âge, votre fils ? - Seize ans. - Il ne peut pas venir nous voir ? - S'il voulait venir vous voir, je ne vous appellerais pas... - Enfin, votre démarche est curieuse...' Donc, j'ai fini par avoir un rendez-vous avec un des psychiatres du secteur... Une cinquantaine d'années, les cheveux broussailleux, une barbe clairsemée et habillé chemise grand-père, pantalon en velours, chaussures Timberland fatiguées et une veste marron fripée accrochée à l'arrière de son fauteuil...
- Tu t'es rappelé tout ça ?
- J'ai eu le temps de mijoter et de ressasser... Bon, il m'a dit 'Je vous écoute' et je lui ai exposé la situation. Il m'a répondu que le cannabis, c'est pas bien grave, qu'il faudrait quand même que je connaisse sa consommation exacte et que, de toute façon, c'était lui qui devait venir les voir, pas moi. 'Je ne peux donc rien faire ? - Non.' J'ai aussi appris qu'il n'y avait pas d'accoutumance au cannbis... Donc...
- Je ne te crois pas.
- Il faut me croire.
- Ouah...
- Tu peux le dire.
- Je suis sorti comme un crétin de son bureau et j'imagine qu'il a dû faire des commentaires désagréables quand je suis parti.
- Tu veux donc dire que, contrairement à ce que l'on raconte partout, surveillez vos ados et alertez dès que quelque chose vous semble anormal, c'est du pipeau ?
- Oui. Je lui ai parlé de la cocaïne, là il a pris un air plus grave mais je n'ai rien obtenu de plus.
- Qu'est-ce que tu vas faire ?
- Je n'en sais rien..."
Rendez-vous dans deux ans.