En ces périodes de suspicion généralisée, de nécessité de transparence comme outil unique de réflexion, de plus pur que moi y a pas et d'éthique de la dénonciation, tirer sur Servier est un exercice facile, un défouloir hardi, une façon élégante de se mettre en avant, une manière d'être à la mode sans trop se mouiller. Ce que l'on appelait jadis se comporter comme un résistant de la dernière heure.
Ma pente naturelle est de me méfier des accusations toutes faites, des certitudes uniques, des condamnations unanimes, de l'effet de meute.
Il ne s'agit pourtant pas d'un plaidoyer pour défendre Servier, le laboratoire Servier, Monsieur Jacques Servier, je ne le connais pas personnellement, il s'agit de démêler ce qui revient à Servier, les pratiques frauduleuses, la concussion, la corruption, la malhonnêteté, que sais-je encore ?, et ce qui revient à un système qui existe depuis de fort nombreuses années, qui continue d'exister et qui, au delà de ses caractéristiques internationales qui seraient le capitalisme mondialisé, s'est développé en France avec l'assentiment de tous et sans que personne, jamais, n'ait eu le courage ou l'envie de collecter des faits et de les étaler au grand jour. Ce que je ne vais pas faire ce jour.
On dira qu'il y a eu des lanceurs d'alerte, des gens qui ont, depuis longtemps, averti, informé, et qu'il a fallu un scandale de trop, le livre d'Irène Frachon dont le titre avait été censuré par Servier, pour que tout éclate. Mais les lanceurs d'alerte précédents, La Revue Prescrire et certains de ses collaborateurs, ont certes dénoncé, mais sotto voce et ils n'ont rien fait pour perdre leurs postes.
Il est aussi amusant de constater que les accusateurs français, si prompts à dénoncer Servier, sont d'une extrême candeur quand il s'agit de dénoncer les scandales mondiaux de la pharmacie, alias Big Pharma, tout en affirmant qu'ailleurs tout est mieux... Et de citer le Sunshine Act comme outil indépassable pour la lutte contre la corruption alors que c'est aux Etats-Unis d'Amérique que les plus gros scandales sont apparus.
Balivernes.
Donc, partout, dans la presse, sur Facebook, sur Twitter, sur des blogs, sur des sites, les purs de la dernière heure, se déchaînent contre l'entreprise Servier (et j'aurai la délicatesse, contrairement à mon habitude, de ne pas citer tout ce que j'ai lu... tellement désastreux). Et, tels des inquisiteurs, ces purs se déchaînent sur tout ce qui bouge, les "faux" journalistes payés par Servier, les vrais salariés téléguidés ou pas qui expriment leur désarroi, les professeurs de médecine à la retraite qui n'ont pas l'heur de croire à la qualité des bases de données de la CNAMTS, et cetera, et cetera.
Je vais donc dire pourquoi Servier n'est qu'un symptôme et pas une maladie.
Qui pourra d'abord nous faire croire que tous les salariés de l'entreprise Servier, filiales comprises, sont des pourris, des malhonnêtes, des corrupteurs, des tricheurs, des modificateurs de chiffres, des broyeurs de documents ? A moins bien sûr qu'il ne faille considérer que Servier est une secte entrepreneuriale et qu'il est si difficile d'y entrer qu'il est impossible d'en sortir. Mais c'est faux.
Qui pourra nous faire croire que les salariés de Servier, aux différents échelons, sont différents de ceux de Sanofi ou de Pierre Fabre, qu'ils n'ont pas le même cerveau, pas les mêmes membres, pas les mêmes corps, pas les mêmes tripes ?
Qui pourra nous faire croire que seul Jacques Servier recevait chez lui les ministres de la Santé ou de l'industrie, recevait chez lui les présidents de commissions d'AMM, les directeurs de comités économiques, les responsables de la pharmacovigilance tout comme les directeurs généraux de la santé ou les députés des circonscriptions où étaient implantées leurs usines et leurs bureaux ?
Qui pourra nous faire croire que seul Servier donnait de l'argent aux partis politiques ?
Qui pourra nous faire croire que les autres directeurs de groupes pharmaceutiques, qu'ils soient français ou étrangers, n'entretenaient pas des relations d'affaire avec le lobby administrativo-politique qui décide et des politiques de santé et des prix des médicaments et de leurs niveaux de remboursement ?
Qui pourra nous faire croire qu'il n'y a que Servier qui envoie des patrons dans les congrès, qui leur paie leurs frais d'inscription, leurs chambres d'hôtel, leurs repas et leurs sorties ? Qu'il n'y a que Servier qui permette à des patrons de signer des articles qu'ils n'ont pas écrits, de signer des articles dont ils n'ont vu aucune donnée de base, des articles dont ils ne connaissent pas les protocoles, les façons de randomiser ou les tests statistiques qui ont été appliqués ?
Qui pourra nous faire croire que les fameux leaders d'opinion, les Key Opinion Leaders, ne sont entretenus que par Servier, ne sont formés que par Servier, ne sont payés que par Servier ?
Qui pourra nous faire croire que seul Servier implante des études bidons, des études qui ne seront jamais publiées, des études qui ne seront jamais analysées, dans des services stratégiques en permettant l'acquisition de nouveaux matériels ou l'octroi de primes à des médecins méritants et si mal payés ?
Qui pourra nous faire croire que seul Servier corrompt des revues pour qu'elles publient des articles de merdre en faisant de la publicité et en achetant des tirés-à-part et des abonnements ?
Qui pourra nous faire croire que seul Servier finance les associations de patients ?
Qui pourra nous faire croire que seul Servier entretient une écurie de jeunes internes, chefs de clinique, PU-PH, afin d'en faire des experts des domaines dans lesquels les produits Servier auront besoin d'un coup de main et dans lesquels ins deviendront des experts, locaux, loco-régionaus, nationaux, voire internationaux ?
Qui pourra nous faire croire que seuls les visiteurs médicaux de Servier mentent sur les résultats des études, présentent des résultats enjolivés, cachent les effets indésirables des médicaments, invitent au restaurant ou à des week-ends et ont des moyens détournés de faire des cadeaux ?
Qui pourra nous faire croire que Servier oeuvre dans un monde pur où les fonctionnaires sont intègres, ne sont soumis à aucune pression, où les hommes politiques ne pensent qu'au bien public et non à leur réélection ?
Qui pourra nous faire croire que la politique des prix des médicaments à l'hôpital n'est pervertie que par Servier et que les autres laboratoires ne vendent pas à perte pour implanter leurs produits dans des hôpitaux prestigieux grâce à la pharmacie centrale qui ne voit que le prix du comprimé ?
Qui pourra nous faire croire que seul Servier utilise certains médecins qui font le va et vient entre l'industrie et l'administration, un jour directeur médical, un autre jour sous-directeur à l'AFSSAPS, un jour représentant de l'AFSSAPS à l'agence européenne ?
Personne ne peut croire à de pareilles sornettes.
Je comprends donc que les salariés de Servier expriment, parfois maladroitement, leur désarroi devant ce qui peut paraître être une chasse aux sorcières.
Car les résistants de la dernière heure n'y vont pas avec le dos de la cuillère.
Les mêmes qui ne se manifestaient pas, les mêmes qui protestaient mollement, les mêmes qui participaient sans broncher aux agapes officielles, les mêmes qui n'ont jamais payé un ticket de vestiaire dans un déplacement à l'étranger, les mêmes qui étaient des chefs de service adulés et payés, les mêmes qui dirigeaient des commissions, les mêmes qui siégeaient dans les instances, de la Direction Générale de la santé à la Commission Nationale de Pharmacovigilance, eh bien, ils ruent dans les brancards contre Servier mais ils se limitent à Servier. Servier est le bouc-émissaire à la mode.
Et si des fonctionnaires ont été virés de l'AFSSAPS, et ont d'ailleurs été reclassés immédiatement, ne croyez pas que c'était pour des raisons punitives, non, c'était pour les éloigner, c'était pour les faire taire, c'était pour que la mémoire de l'institution à laquelle ils appartenaient se dissolve, qu'on efface les preuves, qu'on broie les preuves au sens propre et au sens figuré. Et on a même payé des hauts fonctionnaires pour qu'ils se taisent, on a même nommé à des postes prestigieux des lanceurs d'alerte qui avaient lancé mais qui se sont tus juste après pour obtenir des honneurs.
Ne croyez pas qu'il n'y a que chez Servier que les broyeuses ont fonctionné, elles ont aussi fonctionné à l'AFSSAPS pour détruire des dossiers compromettants, à la DGS pour détruire des dossiers et des contrats louches, dans les Centres régionaux de Pharmaco Vigilance où l'imputation des dossiers est faite à la lumière de ce qu'il faut croire ou ne pas croire... notamment quand il s'agit de vaccins...
Et j'entends aussi qu'il faut protéger les lanceurs d'alerte.
Mais qu'est-ce que risque un lanceur d'alerte ? A part le docteur Alain Braillon qui a perdu son poste pour de nombreuses raisons qu'il a longuement expliquées sur son blog, les autres, que craignent-ils ?
La peur du lanceur d'alerte au moment du penalty est une vaste rigolade. Les grands lanceurs d'alerte devant l'Eternel (les milliers de morts de la grippe), ils sont toujours en poste et écrivent toujours des posts qui font autorité, président toujours des instances officielles, font toujours des tournées avec les laboratoires, mentent toujours sur leurs DPI..., recueillent toujours des déclarations d'effets indésirables... Des lanceurs d'alerte membres à vie de leurs commissions, qu'est-ce qu'ils risquent au juste ?
Et qu'est-ce qu'un vrai lanceur d'alerte qui, malgré le poids de ses dizaines de milliers d'abonnés, n'arrive pas à se faire entendre ?
Mais il est vrai que l'on a peu entendu de cadres dirigeants de Servier dénoncer et balancer. Mais dans les autres laboratoires, est-ce si différent ? A-t-on jamais vu des directeurs de recherche dire que les analyses statistiques sont parfois faites au cas par cas pour atteindre la fameuse, et ouvreuse de droits éternels, significativité ? A-t-on jamais entendu des moniteurs d'essai dire que le double-aveugle avait été levé avant la fin de l'essai ? Mais ces gens là, contrairement aux fonctionnaires des Agences, risquent effectivement leurs places et leurs salaires. Il faudrait les aider.
Enfin, qui pourra nous faire croire que les prescripteurs de base n'ont pas une part de responsabilité ? Qui pourra nous faire croire que les corrompus sont à plaindre et que les corrupteurs sont à condamner ? Qui pourra nous faire croire qu'aucun médecin au courant des risques du Mediator ne l'a pas prescrit, et a fortiori hors AMM ? Qui pourra nous faire croire qu'aucun abonné de Prescrire n'a jamais prescrit de Mediator ? Les pauvres obèsologues, les pauvres diabètologues, les pauvres diététologues, les pauvres mésosologues ou aiguillogues ou homéoologues à orientation gros poids, les pauvres généralistes, soit reproducteurs d'ordonnances des précédents, soit initiateurs d'ordonnances pour faire comme des grands, comme ils sont à plaindre d'avoir été abusés par Servier... Abusés, mais pas plus que les grands chefs qui ont touché de l'argent. Pas plus mais pas moins...
Servier va être découpé en appartement dès la mort de son fondateur.
Qui va en profiter ?
Les dossiers d'AMM sont toujours aussi indigents et, surtout, sont peu lus avec un esprit critique.
Contrairement à ce qui est affirmé ici ou là, dans la majorité des cas, les effets indésirables graves constatés post commercialisation sont déjà, en filigrane, dans le dossier d'AMM. Et pas seulement pour Mediator. Pour les glitazones, pour les vaccins anti grippe, pour les coxibs... Ce n'est donc pas seulement Servier ou Pasteur ou Pfizer qui ont menti sur leurs données, ce sont aussi les évaluateurs qui n'ont pas vu ou à qui on a dit de ne pas voir...
Mais les industriels, je dirais même plus, les financiers, dans le cas bien improbable où des soupçons sont possibles, font de vagues promesses à des Agences qui savent que les décisions sont politiques et les produits sont commercialisés jusqu'à ce que le fameux point d'équilibre (balance zéro investissements / profits) soit atteint. Les études post-marketing, Prescription Event Monitoring ou autres, sont mises en place avec lenteur, sont suivies avec lenteur, les dead-lines sont constamment repoussées jusqu'à ce que les bénéfices deviennent palpables...
Et c'est là que les influences sont importantes pour ne pas imposer d'études complémentaires ou pour accepter qu'elles ne soient jamais rendues..
Voici les arguments : la balance des paiements, l'emploi, l'économie. Cela fait du chiffre.
Nous ne ferons pas l'économie, en ciblant seulement Servier, d'une réforme des procédures et des hommes qui ne devront pas seulement être transparents mais compétents. N'oublions pas que la transparence ne rend pas intelligent et que la compétence ne s'acquiert pas forcément à l'intérieur des agences gouvernementales comme on le croit trop souvent mais à force de travail, d'abnégation et de publications.
La maison Servier n'est certainement pas un exemple mais se contenter d'en faire la responsable de toutes nos insuffisances, de toutes nos lâchetés, de toutes nos incompétences et de mettre au pilori tous ses salariés, permet de faire l'économie d'une réforme qui commence dès la première année de médecine.
A suivre.