Madame A, 38 ans, ne va pas bien. Son couple ne fonctionne plus. Je connais l'histoire mais c'est la première fois qu'elle m'en parle vraiment. Nous sommes assis, elle dans une des trois chaises qui font face à mon bureau et moi, dans mon fauteuil tournant et basculant. Je la laisse parler en tentant de me comporter comme un écoutant neutre (je fais attention à la position de mon corps, de mes mains, de mes pieds, de mes jambes, des traits de mon visage, je repense à toute allure à ce que j'ai lu sur la question, me félicitant de ne pas voir de barbe ou de moustache derrière lesquelles j'aurais pu me cacher...), un écoutant neutre que je ne suis pas car je connais une partie de l'histoire de cette femme, une partie de l'histoire de son ex mari, une partie de l'histoire de ses enfants, de son nouveau compagnon, de ses parents, de ses frères et soeurs, et cetera.
Neutralité, empathie, l'éternel problème non résolu, sans compter l'antipathie et le reste.
Et ainsi, me dis-je, tout en l'écoutant et en faisant attention à mon apparence, et ainsi me présenté-je, enfin, je le crois (je ne suis pas filmé et, le serais-je que, sans nul doute, je changerais d'attitude, je jouerais au médecin filmé se conformant à son surmoi personnel et au surmoi sociétal considéré comme il faut, ou comme il considère qu'il doit être), et ainsi me positionné-je (au sens littéral du terme), comme le médecin normal, normalisé ou normativé dont je n'aurais pas honte si je savais que j'étais filmé.
La patiente parle et je pense à l'article de Prescrire (Psychothérapies chez les adultes : les principales approches. Rev Prescrire 2012;32(341):224-6)) en me disant, à toute allure, que je suis loin du compte. Car, comme Monsieur Jourdain, je fais de la psychothérapie sans le savoir. A moins que la psychothérapie sauvage que je pratique ne soit plus dangereuse que bénéfique (Ah, maître Balint, combien de bonnes volontés empathiques as-tu, à juste titre, détruites...)... L'article de Prescrire est, comme souvent, d'une neutralité désespérante et, en tous les cas, me désespère par sa sécheresse et son manque d'emphase, tout autant que par son accumulation de lieux communs que je cite pas ici mais que vous retrouverez, égrenés, ici ou là.
Rappelons ici les psychothérapies recensées par Prescrire : psychanalytiques, psychodynamiques, à orientation familiale ou systémique, expérientielles et dynamiques, cognitives et comportementales... Gageons qu'il ne s'agit pas d'un catalogue exhaustif et que les mages déguisés en médecins ou en psychothérapeutes, à moins que cela ne soit l'inverse, les gourous s'avançant sous le masque de la médecine ou du bon sens transactionnel, du bon sens gelstatien, neurolinguistique ou hypnotique, primal, sophrologique et autre, soient légion et envahissent l'espace mondialisé du multiculturalisme, sans compter le New Age et autres tendances en ces temps terminaux... envahissent les cabinets où s'exerce la médecine ou la psychothérapie...
Où en étais-je ?
Eh bien, ici : la déconstruction du monde s'accompagne obligatoirement d'une déconstruction des certitudes. J'écoute cette femme et je me dis qu'il faut, nécessairement, avoir un point de vue pour être efficace. Cette phrase que j'ai prononcée en silence ne me plaît pas. Elle ne me plaît pas car, telle quelle, elle demande de nombreuses explications.
Les personnes les plus intéressantes que j'ai rencontrées, aussi critiquables qu'elles aient pu être par d'autres aspects de leur personnalité, avaient toujours un point de vue affirmé. Il ne faut pas confondre point de vue et idéologie : le point de vue peut changer comme lorsque l'on se promène en montagne et que l'on passe d'une cime à une autre, d'une crête à un reposoir, d'une paroi à une prairie, alors que l'idéologie a besoin d'un observatoire immobile, une sorte de forteresse des idées d'où peuvent partir des flèches voire des obus et peu accessibles à ces mêmes flèches et à ces mêmes obus.
Le point de vue est, comme son nom l'indique, un regard sur le monde. Ici : un regard sur une patiente. Et je constate avec tristesse que je n'ai pas de point de vue, que je patauge, je n'ai que mon simple point de vue et qu'il est difficile d'aider quelqu'un sans que l'esquisse d'une stratégie apparaisse dans mon esprit. Je suis en phase de déconstruction.
Quel point de vue adopter avec cette femme ? Faut-il que je passe en revue la description prescririenne ? Faut-il que j'adresse cette patiente à un des tenants de ces écoles de pensée ? Cela va être coton. Où se cachent-ils ? Où nichent-ils ? Dans combien de temps, le rendez-vous ? Combien cela va-t-il coûter ? Même les psychiatres d'obédience freudienne sont difficiles à trouver.
Et mon point de vue, dans tout cela...
J'écoute la patiente, j'interviens au minimum, du non verbal, des grognements, des oui, des non, il va bien falloir que je me décide à faire quelque chose. Qu'attend-elle de moi ? Simplement que je l'écoute ? Que je lui fasse penser à son père ? A son absence de zizi ? A ses relations intra utérines avec sa mère ? Je m'arrête là. Faut-il donc que je m'attelle spécifiquement à ce problème de couple ? Que je lui dise comment se comporter quand son mari est indifférent, moqueur ou dédaigneux ? Que je lui parle des propres rapports de son mari avec sa mère ?
Madame A parle.
Je l'écoute.
Il va bien falloir que je me manifeste.
Quel est mon point de vue ?
Je me dis, en contradiction avec moi-même : il n'y a jamais de point de vue unique.
Je pense aux controverses sur l'autisme.
Quelles sont les origines de l'autisme ? Y a-t-il des étiologies multifactorielles ? Y a-t-il des solutions multifactorielles ? Y a-t-il une politique des points de vue ? Peut-on aborder ces enfants selon un point de vue purement analytique (avec des versions pures, freudiennes, lacaniennes, jungiennes), purement génétique, purement neuroscientifique (des IRM et des biopsies cérébrales), purement viral (le vaccin contre l'autisme), purement social, purement politique, purement lutte des classes, purement religieux, purement anthropologique (Leroi-Gourhan qui a si bien écrit sur le passage des hominiens en position debout), purement ethnographique (Claude Levi-Strauss qui a écrit tout et son contraire mais de façon tellement géniale ou Maurice Godelier) ?, purement médical (depuis la médecine holistique jusqu'à la chimiothérapie), purement patriarcal, purement anti psychiatrique (mon vieux Ronald Laing, où es-tu ?), purement psychologique, purement mimétique (René Girard est prêt à nous pondre une mise au point éclairante), purement sociologique (à moi, Bourdieu, deux mots), purement neurolinguistique ou linguistique tout court... purement romanesque (j'oubliais mon cher Kundera)... Mais j'oublie le point de vue démographique (le rôle de la transition dans l'apparition de l'autisme...) ou celui, beaucoup plus évident, de l'enfant désiré de Paul Yonnet... ou de la sémiotique barthienne (pas barthesienne)...
Que fais-je, en contemplant le tableau désespéré de l'immensité de mes méconnaissances ? Je pense au burn-out, à l'EBM, au blocage des honoraires médicaux pendant six ans et au dernier point de vue sur le Mont-Blanc vu à Avoriaz.
Je reviens à la patiente.
Je pense à ceci : le dosage du PSA à titre de dépistage est une immense loterie où il n'y a que des perdants et, pourtant, je ne peux vous parler à propos du cancer de la prostate d'une étiopathogénie multifactorielle et rameuter les "maîtres"... Sauf qu'en ce cas il faut parler ethnie, statistiques... études truquées ou contaminées...
Donc, la patiente qui me raconte que son couple va mal, est en plein tirage à la loterie des idées, quel numéro va-t-elle tirer ?, et j'ai une trouille féroce de faire ce qu'il ne faut pas faire ou prononcer la phrase que la malade, même quand elle fera un Alzheimer dans trente ans, n'aura pas oubliée, ou dire des mots qui influeront toute sa vie...
Servitudes et grandeurs de la médecine générale qui se pose des questions sans réponses.
Mon point de vue ? Essayer de ne pas être dupe de moi-même et de mes a priori, surtout à propos d'une femme qui a du mal avec son mari.
Cette femme n'a donc pas d'enfant autiste, n'a pas de prostate et va sortir du cabinet sans médicament.
Pas de point de vue, pas de solution, pas d'interprétation univoque, une femme qui cherchait mon aide et qui n'a cessé de parler sans espoir à un être neutre en train de l'écouter en tentant de ne pas influer sur son discours, non par empathie mais par incompétence...
Reviendra-t-elle me voir quand je serai reconstruit, avec un point de vue à facettes, avec des diagrammes et des algorithmes pleins la tête, des explications rationnelles, des néologismes pertinents (réactance, résilience et autres "trouvailles" modernes) à pouvoir fournir à adresser pour jouer au malin neutre et empathique.
On devrait, après avoir découvert une théorie qui explique tout (ou presque) s'arrêter là, cesser de lire, s'en tenir à une explication plausible, à un point de vue simple, pas complexe pour un sou, cela permettrait de mieux dormir le soir, et... d'aider les patients.
Inventer la médecine facile.
Rappelons ici les psychothérapies recensées par Prescrire : psychanalytiques, psychodynamiques, à orientation familiale ou systémique, expérientielles et dynamiques, cognitives et comportementales... Gageons qu'il ne s'agit pas d'un catalogue exhaustif et que les mages déguisés en médecins ou en psychothérapeutes, à moins que cela ne soit l'inverse, les gourous s'avançant sous le masque de la médecine ou du bon sens transactionnel, du bon sens gelstatien, neurolinguistique ou hypnotique, primal, sophrologique et autre, soient légion et envahissent l'espace mondialisé du multiculturalisme, sans compter le New Age et autres tendances en ces temps terminaux... envahissent les cabinets où s'exerce la médecine ou la psychothérapie...
Où en étais-je ?
Eh bien, ici : la déconstruction du monde s'accompagne obligatoirement d'une déconstruction des certitudes. J'écoute cette femme et je me dis qu'il faut, nécessairement, avoir un point de vue pour être efficace. Cette phrase que j'ai prononcée en silence ne me plaît pas. Elle ne me plaît pas car, telle quelle, elle demande de nombreuses explications.
Les personnes les plus intéressantes que j'ai rencontrées, aussi critiquables qu'elles aient pu être par d'autres aspects de leur personnalité, avaient toujours un point de vue affirmé. Il ne faut pas confondre point de vue et idéologie : le point de vue peut changer comme lorsque l'on se promène en montagne et que l'on passe d'une cime à une autre, d'une crête à un reposoir, d'une paroi à une prairie, alors que l'idéologie a besoin d'un observatoire immobile, une sorte de forteresse des idées d'où peuvent partir des flèches voire des obus et peu accessibles à ces mêmes flèches et à ces mêmes obus.
Le point de vue est, comme son nom l'indique, un regard sur le monde. Ici : un regard sur une patiente. Et je constate avec tristesse que je n'ai pas de point de vue, que je patauge, je n'ai que mon simple point de vue et qu'il est difficile d'aider quelqu'un sans que l'esquisse d'une stratégie apparaisse dans mon esprit. Je suis en phase de déconstruction.
Quel point de vue adopter avec cette femme ? Faut-il que je passe en revue la description prescririenne ? Faut-il que j'adresse cette patiente à un des tenants de ces écoles de pensée ? Cela va être coton. Où se cachent-ils ? Où nichent-ils ? Dans combien de temps, le rendez-vous ? Combien cela va-t-il coûter ? Même les psychiatres d'obédience freudienne sont difficiles à trouver.
Et mon point de vue, dans tout cela...
J'écoute la patiente, j'interviens au minimum, du non verbal, des grognements, des oui, des non, il va bien falloir que je me décide à faire quelque chose. Qu'attend-elle de moi ? Simplement que je l'écoute ? Que je lui fasse penser à son père ? A son absence de zizi ? A ses relations intra utérines avec sa mère ? Je m'arrête là. Faut-il donc que je m'attelle spécifiquement à ce problème de couple ? Que je lui dise comment se comporter quand son mari est indifférent, moqueur ou dédaigneux ? Que je lui parle des propres rapports de son mari avec sa mère ?
Madame A parle.
Je l'écoute.
Il va bien falloir que je me manifeste.
Quel est mon point de vue ?
Je me dis, en contradiction avec moi-même : il n'y a jamais de point de vue unique.
Je pense aux controverses sur l'autisme.
Quelles sont les origines de l'autisme ? Y a-t-il des étiologies multifactorielles ? Y a-t-il des solutions multifactorielles ? Y a-t-il une politique des points de vue ? Peut-on aborder ces enfants selon un point de vue purement analytique (avec des versions pures, freudiennes, lacaniennes, jungiennes), purement génétique, purement neuroscientifique (des IRM et des biopsies cérébrales), purement viral (le vaccin contre l'autisme), purement social, purement politique, purement lutte des classes, purement religieux, purement anthropologique (Leroi-Gourhan qui a si bien écrit sur le passage des hominiens en position debout), purement ethnographique (Claude Levi-Strauss qui a écrit tout et son contraire mais de façon tellement géniale ou Maurice Godelier) ?, purement médical (depuis la médecine holistique jusqu'à la chimiothérapie), purement patriarcal, purement anti psychiatrique (mon vieux Ronald Laing, où es-tu ?), purement psychologique, purement mimétique (René Girard est prêt à nous pondre une mise au point éclairante), purement sociologique (à moi, Bourdieu, deux mots), purement neurolinguistique ou linguistique tout court... purement romanesque (j'oubliais mon cher Kundera)... Mais j'oublie le point de vue démographique (le rôle de la transition dans l'apparition de l'autisme...) ou celui, beaucoup plus évident, de l'enfant désiré de Paul Yonnet... ou de la sémiotique barthienne (pas barthesienne)...
Que fais-je, en contemplant le tableau désespéré de l'immensité de mes méconnaissances ? Je pense au burn-out, à l'EBM, au blocage des honoraires médicaux pendant six ans et au dernier point de vue sur le Mont-Blanc vu à Avoriaz.
Je reviens à la patiente.
Je pense à ceci : le dosage du PSA à titre de dépistage est une immense loterie où il n'y a que des perdants et, pourtant, je ne peux vous parler à propos du cancer de la prostate d'une étiopathogénie multifactorielle et rameuter les "maîtres"... Sauf qu'en ce cas il faut parler ethnie, statistiques... études truquées ou contaminées...
Donc, la patiente qui me raconte que son couple va mal, est en plein tirage à la loterie des idées, quel numéro va-t-elle tirer ?, et j'ai une trouille féroce de faire ce qu'il ne faut pas faire ou prononcer la phrase que la malade, même quand elle fera un Alzheimer dans trente ans, n'aura pas oubliée, ou dire des mots qui influeront toute sa vie...
Servitudes et grandeurs de la médecine générale qui se pose des questions sans réponses.
Mon point de vue ? Essayer de ne pas être dupe de moi-même et de mes a priori, surtout à propos d'une femme qui a du mal avec son mari.
Cette femme n'a donc pas d'enfant autiste, n'a pas de prostate et va sortir du cabinet sans médicament.
Pas de point de vue, pas de solution, pas d'interprétation univoque, une femme qui cherchait mon aide et qui n'a cessé de parler sans espoir à un être neutre en train de l'écouter en tentant de ne pas influer sur son discours, non par empathie mais par incompétence...
Reviendra-t-elle me voir quand je serai reconstruit, avec un point de vue à facettes, avec des diagrammes et des algorithmes pleins la tête, des explications rationnelles, des néologismes pertinents (réactance, résilience et autres "trouvailles" modernes) à pouvoir fournir à adresser pour jouer au malin neutre et empathique.
On devrait, après avoir découvert une théorie qui explique tout (ou presque) s'arrêter là, cesser de lire, s'en tenir à une explication plausible, à un point de vue simple, pas complexe pour un sou, cela permettrait de mieux dormir le soir, et... d'aider les patients.
Inventer la médecine facile.