Lire ce livre est un bonheur tant le style est limpide, l’anglais évident, le propos clair, l’enthousiasme communicatif, l’absence d’animosité élégante et les exemples choisis pertinents. Mais cette lecture est aussi un véritable calvaire pour le praticien (et pour le citoyen).
Ce que nous apprenons ou réapprenons, ce que nous découvrons ou redécouvrons, ce que nous constatons ou re constatons, ce qui est mis en lumière et ce que nous avions oublié, ce que nous nous étions caché et qui réapparaît, dévoile un système effrayant de noirceur, d’avidité, d’appât du gain et de gloire, de fraudes scientifiques, de manques à l’éthique, de mépris des citoyens malades, de conflits d’intérêts majeurs, un système qui pourrait apparaître comme une dystopie mais qui est le passé, le présent et sans doute l'avenir de l’oncologie.
Vinay Prasad, avec son air de ne pas y toucher, n’oublions pas qu’il fait partie du milieu, qu’il n’est pas un lanceur d’alertes, c’est un révélateur, peut-être même un dénonciateur, qu’il n’est certes pas rétribué par l’industrie pharmaceutique mais qu’il a reçu deux millions de dollars en trois ans de la part de la fondation Laura and John Arnold (ICI), décrit des pratiques, celles de la recherche de molécules en préclinique jusqu’à leur commercialisation en oncologie, qui sont détestables. Détestables pour les patients qui souffrent, des patients instrumentalisés par l'espoir, les médicaments miracles, les déclarations tonitruantes, les mensonges, les non-dits, et, finalement, des patients livrés à une machine qui broie.
Tout ce qui est excessif est insignifiant, pourriez-vous d'emblée dire et ainsi cesser de lire ce résumé d'un livre capital. Mais, malheureusement, ce qu'écrit Vinay Prasad, et il existe dans ses articles, dans sa bibliographie, des centaines de thèmes qu'il n'a pas explorés ici, est devant nos yeux : il suffit de lire, de regarder, de comprendre, et la majorité d'entre nous, les praticiens, nous ne le faisons pas. Nous nous laissons faire. A tous les niveaux. Sans oublier les progrès formidables en cancérologie qui ont été accomplis dans la prise en charge de certains cancers avec des résultats sur l'espérance de vie et la qualité de vie des patients.
Car ce livre, malgré la noirceur de ce qu'il décrit, est surtout une oeuvre salutaire brillante et éclairante.
Vinay Prasad ne nous dit pas que tous les oncologues, tous les onco-hématologues, sont malhonnêtes, il nous dit que le système est vicié, il nous décrit des pratiques qui, depuis les phases 1 jusqu’à l’approbation par la FDA et la fixation des prix des molécules, sont contraires à l’intérêt des patients, commercialiser des molécules inefficaces et dangereuses, contraires à l’intérêt des contribuables états-uniens, commercialiser des molécules inefficaces et dangereuses à des prix ahurissants (en moyenne 100 000 dollars par an pour un traitement), contraires à la méthodologie scientifique, commercialiser des molécules qui n'ont fait ni la preuve de leur efficacité (et a fortiori de leur efficience) ni de leur absence de toxicité, contraires à la morale commune, commercialiser des molécules sur la base d'avis corrompus par l'argent des développeurs de molécules.
Vinay Prasad rapporte des faits, cite des molécules, met le système à plat et, surtout, propose des solutions.
C'est une leçon d’anatomie, tel un légiste il dépèce le système, il désarticule les différentes phases de la procédure industrielle, c'est une leçon de physiologie, il investigue les processus qui animent le grand corps décisionnel des différentes administrations états-uniennes, c'est une leçon de médecine au lit du malade, tel un interniste il diagnostique les maux et les maladies qui conduisent à toutes ces anomalies de fonctionnement, c'est une leçon de morale, tel un éthiciste il pointe du doigt les endroits où les consciences font fi des malades, mais surtout, c'est une leçon de thérapeutique, tel un praticien, il suggère des traitements.
Vinay Prasad est pourtant un OVNI, un OVNI que les responsables de la santé états-unienne et que les oncologues de tous les pays regardent de loin, au télescope, ils auraient trop peur en s’approchant de lui de devoir remettre en cause leurs pratiques qui leur semblent naturelles, dans le sens du progrès et de l’enrichissement de tous, trop peur de se faire contaminer par les idées de bon sens et d’éthique scientifique qui devraient présider à l’amélioration de la survie et de la qualité de vie des patients souffrant d’un cancer.
Pourtant, avec malice, il donne des pistes à l’industrie pour lui éviter de perdre de l’argent (et par la même occasion d’en gagner un peu plus) et pour la remettre dans le sens de la morale, il donne des pistes pour que les patients souffrant d'un cancer puissent être mieux pris en charge, soulagés et traités, et surtout pour que la recherche et le développement des futures molécules ait pour objectif d'améliorer la survie globale des patients et leur qualité de vie d'une façon cliniquement pertinente et non seulement statistiquement pertinente.
Il n’est pas seul à défendre de pareilles idées dans le monde de l’oncologie, et plus généralement dans le monde des essais cliniques, nous citerons John Ioannidis, Ben Goldacre (dont les livres recensent depuis longtemps les mauvaises pratiques d'essais cliniques dans tous les domaines de la médecine) ou Peter Goetzsche, ses pairs, mais la liste de ses fellows serait trop longue pour que la rapporte ici. Qu'ils m'en excusent.
Comme il ne s’agit pas d’un livre profane et que les exemples que je pourrais extraire du livre pour illustrer la perversion du système seraient trop techniques et ciblés, je vais résumer la pensée prasadienne et je laisserai le nom des molécules aux oncologues et onco-hématologistes.
S'il n'y avait qu'un chapitre à lire, ce serait le chapitre 2 concernant les critères de substitution (pp 23-51).
Il rend compte de la problématique actuelle de l'oncologie. Adam Cifu a écrit : "Un critère de substitution est quelque chose que le patient ne savait pas important jusqu'à ce qu'un médecin lui dise que cela l'était."
1) Le taux de réponse est fondé sur la diminution de la taille de la tumeur qui a été fixé arbitrairement à 30 % Arbitrairement pour des raisons techniques (le pied à coulisse de nos ancêtres) mais sans corrélation aucune avec une quelconque amélioration clinique pour le patient. 2) La durée de la réponse est le temps que met la tumeur à grossir plus de 20 % par rapport à l'évaluation initiale : le lien avec une plus longue survie est ténu. 3) Les autres catégories de critères de substitution sont le temps au bout duquel survient un événement : la survie globale n'est pas un critère de substitution, c'est le critère majeur de l'oncologie associé avec la qualité de vie. Mais il existe des critères de substitution pour cette survie globale (Overall survival) : 3) a. Le plus célèbre est le PFS (Progression Free Survival) qui est un critère composite : le temps au bout duquel plusieurs faits peuvent survenir : le décès du patient, l'apparition d'une autre tumeur au scanner ou l'augmentation de la taille de la tumeur de plus de 20 % Mais c'est un critère arbitraire car une augmentation de diamètre constatée dans un plan peut signifier une augmentation de 173 % en volume ! 3) b. Le Disease Free Survival (DFS) est aussi un critère composite : le temps au bout duquel le patient meurt et/ou apparaît une rechute. Il est utilisé dans le cas où une tumeur a été enlevée et où on ne sait pas s'il va ya avoir une rechute. Mais c'est aussi un mauvais critère : l'exemple du cancer in situ est développé par Vinay Prasad. 3) c. Nous citerons également l'event-free-survival (EFS), Time to Progression (TTP) et Relapse-Free-Survival (RFS). En conclusion (mais Vinay Prasad donne de nombreux exemples précis où ces critères de substitution ont échoué) : "Quand des études de qualité ont été faites elles montrent majoritairement qu'il existe une faible corrélation entre les critères de substitution et la survie globale des patients."
Voici un résumé succinct de ce que pourrait être une volonté politique et scientifique pour développer la recherche clinique en cancérologie, et permettre à tous d’en profiter et finalement aider les patients porteurs d’un cancer.
Premier point : Indépendance.
L’argent de l’industrie du cancer pervertit les chercheurs, les cliniciens, les responsables académiques, les agences gouvernementales, les patients, les associations de consommateurs, le public. L’argent versé ne favorise pas l’esprit critique et conduit à l’utilisation de molécules marginales dont les preuves d’efficacité ne sont pas pertinentes pour les patients.
Vinay Prasad prend l'exemple de la façon dont les conflits d'intérêts peuvent influencer les six différents groupes de votants du Oncology Drug Advisory Committee qui décide de la commercialisation d'une molécule. 1) Les employés de la FDA doivent ne pas avoir de conflits d'intérêts au moment du vote. Plusieurs enquêtes ont montré qu'après leur départ de l'agence entre 37 et 68 % des employés votants trouvent un poste dans l'industrie. L'avenir d'un employé de la FDA est donc essentiellement de travailler pour l'industrie (revolving door) 2) Les votants de l'ODAC : en 2006 un article du JAMA révélait que 70 % d'entre eux présentaient au moins un conflit d'intérêt. Une réforme est survenue et désormais, aucun conflit d'intérêt n'est retrouvé au moment du vote mais 27 % des votants ont précédemment reçu de l'argent d'industriels dont les molécules étaient examinées devant le comité (revolving door passé et à venir) 3) Les industriels : pas de commentaires : ils défendent leurs molécules. 4) Mais ils ont le droit d'inviter des experts qui sont en général des géants de l'oncologie. 92 % d'entre eux reçoivent de l'argent de l'industrie et, en moyenne, 35 000 dollars. Les voix majeures de l'oncologie sont donc payées par l'industrie de l'oncologie et la quantité d'argent qu'ils reçoivent est corrélée avec le nombre de leurs publications et leurs facteurs d'impact. La question est : qui a commencé ? 5) Les patients et groupes de patients : 19 % présentaient un conflit d'intérêts entre 2009 et 2012 6) Le public. Une étude a montré que sur 103 personnes du public qui ont pris la parole devant le comité 30 % recevaient de l'argent soit directement, soit par l'intermédiaire des associations auxquelles ils appartenaient et, bien plus, 92 % des intervenants étaient pour la commercialisation des molécules, 6 % étaient neutres et 2 % contre.
Deuxième point : Les preuves. Mesurer ce qui importe et le faire de façon juste.
Pour développer un plan cancer qui réussisse il faut produire des preuves de grande qualité et obtenir des résultats qui comptent pour les patients : améliorer leur espérance de vie globale et leur qualité de vie.
Les preuves doivent être recherchées avec des essais randomisés bien faits sans arrière-pensées (équipoise).
Ce qui signifie (1) entreprendre des essais de non infériorité seulement quand le jeu en vaut la chandelle : par exemple si la nouvelle molécule est moins chère, moins toxique, ou plus pratique que les anciennes ; (2) être certain que les changements de posologie dus aux effets indésirables sont justes et appropriés ; (3) comparer une nouvelle molécule par rapport au meilleur standard de soin existant (sur 95 essais randomisés menant à une commercialisation, 17 % avaient un bras contrôle inapproprié) ; (4) et utiliser le cross-over de façon correcte : jamais dans un essai pour prouver l'efficacité d’une molécule mais toujours dans un essai qui tente de montrer qu’une molécule est efficace plus tôt dans le traitement.
Vinay Prasad donne des exemples nombreux sur des protocoles ni faits ni à faire, sur des protocoles biaisés, sur des résultats fondés sur des critères fallacieux, les fameux critères de substitution, sur des protocoles menés à l'encontre de l'état de l'art sur des protocoles menés hors Etats-Unis sur des patients qui ne sont pas états-uniens... Imagine-t-on aujourd'hui que l'on développe une molécule anti hypertensive en ne mesurant que la pression artérielle, en menant un essai de non infériorité sur six mois contre une molécule bétabloquante, et en affirmant que cette étude permet de diminuer la morbimortalité liée à l'hypertension ? C'est ce qui se passe en oncologie.Comme il n'est pas possible de tout passer en revue voici un exemple de biais méthodologique relevé par Bishal Gyawali et Alfredo Addeo en 2018 :
Douze essais négatifs de phase 3 publiés dans des "grands" journaux pour de nouvelles molécules : 1 essai a été mené sans essai de phase 2, 3 ont été menés malgré des résultats négatifs en phase 2, 5 malgré des résultats de phase 2 non concluants et 3 conduits après une phase 2 positive !
Troisième point : Pertinence. Nos études doivent aider le patient "moyen" souffrant de cancer.
Il faut se concentrer sur le patient moyen et non se fonder sur des essais effectués chez des personnes jeunes et en « bonne santé » hors cancer où les bénéfices obtenus sont maigres et où la prescription à des personnes plus âgées et plus fragiles pourrait entraîner une toxicité gommant les maigres effets obtenus. Les essais doivent s'intéresser à tous les patients âgés avec comorbidités et valider qu'ils sont effectivement efficaces sur de larges échantillons en situation réelle communautaire. La FDA doit approuver des molécules pour les citoyens et non pour des patients idéalisés.
Quatrième point : Accessibilité. Les thérapeutiques efficaces doivent être largement disponibles.
Une molécule non disponible n’est pas un meilleur traitement du cancer que pas de molécule du tout. Il y a de nombreuses solutions pour faire baisser le prix des molécules anti cancéreuses.
Il faut d’abord souligner la nécessité de séparer le soin de la recherche. Le soin est financé par les gouvernements, les sociétés d’assurances et par les dépenses personnelles. La recherche est fondée sur la recherche publique, les compagnies biopharmaceutiques et les fondations non gouvernementales.
Aux États-Unis d’Amérique les dépenses de santé représentent 3500 milliards de dollars soit 10 000 dollars par personne tandis que le budget de la recherche atteint 110 milliards de dollars, soit 300 dollars par personne (industrie pharmaceutique : 71 milliards, National Institutes of Health, 39,2). En d’autres termes le budget de la recherche représente grossièrement 3 % des dépenses de santé.
Personne ne connaît le bon ratio.
En revanche il apparaît que la recherche tente de s’approprier les ressources du soin pour se financer. Notamment le séquençage des tumeurs pour chaque personne atteinte d’un cancer, ce qui signifie donc faire financer par le soin des interventions non démontrées…
Il est certain que la recherche doit être plus financée mais pas en affirmant que des procédures incertaines « marchent ».
Cinquième point : Perspectives. Le pipeline pré-clinique doit être développé.
Seules 5 % des hypothèses physiopathologiques conduisant à des conséquences cliniques voient le jour.
Il faut financer le pré clinique, ne pas tout investir dans des hypothèses hasardeuses (bien que la sérendipité soit une des options de la recherche) comme l'oncologie fondée sur le génome, il faut aussi financer la recherche fondamentale sans objectifs cliniques évidents, favoriser les jeunes chercheurs, envisager de nombreux systèmes d'allocations des ressources dont l'établissement d'une loterie... Page 245 Vinay Prasad propose même un essai randomisé (4 bras d'intervention et un bras contrôle) pour décider quel type de financement de la recherche favoriser.
Sixième point : Agenda. L'horizon général des essais cliniques en oncologie doit encourager la contribution des participants.
Vinay Prasad : il est nécessaire de minimiser les biais dans les essais en cancérologie, de poser les bonnes questions et dans le bon ordre, afin d'en faire profiter les patients souffrant de cancer. Il est possible d'imaginer un système formel, international, sans conflits d'intérêts à un niveau gouvernemental pour encourager les essais de qualité, les nouvelles molécules, la non duplication des essais, l'investissement dans des indications rares.
***
Je terminerai, mais je n'ai pas cité les dizaines de molécules pour lesquelles la FDA a donné son approbation et pour lesquelles elle n'aurait pas dû le faire, par les mirages de la médecine de précision, le hype du hype. Selon le NCI Match Trial (mené au niveau fédéral) en 2017 seuls 495/4702 (10,5 %) des patients qui ont été inclus dans le Next Génération Sequencing ont pu être associés à une molécule. L'essai MOSCATO-1 a montré que sur 1000 patients inclus 200 ont pu être associés à une molécule et que seuls 22 ont eu une réponse complète ou partielle. Soit 2 % de chances de voir une réduction de la taille de la tumeur ! Rappelons qu'avec de vieilles molécules cytotoxiques le taux est de 10 à 20 % lors de cancers récidivants.
Je vous conseille de lire ce livre avec lenteur pour regarder autrement vos futurs patients porteurs d'un cancer et regarder avec plus d'attention les comptes-rendus des Réunions de Concertation Pluridisciplinaire, pour suivre le cheminement de vos patients traités depuis le diagnostic jusqu'à la guérison et, malheureusement, les soins palliatifs.