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vendredi 6 mai 2011

Parler de mariage forcé et de polygamie, c'est possible en médecine générale. Histoire de consultation 80

Griot au Niger.

Il y a deux ans.
Monsieur A, 26 ans, je ne l'appelle pas Monsieur mais par son prénom (B). Je le connais depuis sa sortie de la maternité. Aujourd'hui il a un (gros) rhume et il s'agit, peut-être, d'un prétexte pour m'annoncer qu'il va se marier. "Avec ta copine ? - Non. - Ah..." Cela fait au moins trois
ans qu'il a une copine que je connais. Il se tortille sur sa chaise.
A moins que cela ne soit pour obtenir un arrêt de travail pour aujourd'hui qu'il me parle de son mariage. Allez savoir. "Je suis cassé et je n'ai pu aller au taf."
Mouais.
"Tu me présenteras ta future ? - Elle est encore au Sénégal."
Gloups.
Mon ami B se marie avec une Sénégalaise. Pourquoi pas (enfin je ne pense pas cela) ? Moi, très lourd : "C'est un mariage arrangé avec une cousine ? - Vous savez ça comment ? - Je suis un gros malin. Tu ne le savais pas ? - Docteur... - Bon, dans ma naïveté, je croyais que les mariages forcés, cela ne concernait que les filles. - Vous ne savez pas tout docteurdu16... - Les toubabs ne sont pas informés de tout sur les Poulars. Ils ont même parfois des surprises."
Je le regarde avec ma tête de toubab qui essaie de ne pas faire de morale dans le genre "Nous les blancs on se marre..."
Il sourit.
"Vous pensiez que cela ne pouvait pas m'arriver ? - Quoi ? - Ben, un truc comme cela. - Je ne sais pas, tu jouais les affranchis et, maintenant... Tu ne pouvais pas refuser ? - C'était difficile de faire autrement. Vous savez, chez nous, il faut faire plaisir à la famille, je n' avais pas envie d'être éjecté... - A ce point ? - A ce point."
Je ne souris pas. Je réfléchis à la façon de me tirer de ce mauvais pas. Quel mauvais pas me dit mon petit diable bobo ? Mauvais pas : comment ne pas laisser penser à B que je vais le juger et, si je le juge, après tout, on a bien le droit de juger ses patients, comment ne pas être vécu comme un méchant blanc post colonial faisant suer le burnous moral des Indigènes de la République ? Je me calme. Heureusement que B vient à mon secours : "Je sais ce que vous pensez. - Ah oui... - Je sais que vous me désapprouvez, que vous pensez que je n'ai pas eu les roucous assez costauds pour dire non. - Non, je ne pense pas cela." Là, je mens. Pas tout à fait. Mais je mens quand même. Je me rappelle telle fille qui a dit non à sa famille et pour laquelle les choses ont fini par se tasser.
"Non, je pense à ta copine..." Je viens de trouver un argument de poids, la corde sensible sur laquelle il est possible de tirer des lamentos.
"Là, docteurdu16, c'est pas cool. - A ce point ? - Vous savez que je ne pense qu'à cela." J'enfonce le clou :" Tu n'es pas le premier et tu ne seras pas le dernier. La femme blanche peut aller pleurer dans son coin et toutes ses copines lui diront On te l'avait bien dit... - Mais je l'aime. - Mais tu la quittes. D'ailleurs, est-ce que tu savais que tu la quitterais ? - Oui."
Je me reprends. Je suis un sale con. "Ecoute-moi, B, je sais que tu es plongé dans une situation inextricable et que tu souffres. Je le sais, tu as beau prendre de grands airs... Tu souffres. Et pas seulement de ton mariage forcé et de ton abandon forcé. Tu souffres parce que tu te demandes ce que ta thèse va devenir, ta grande thèse sur la polygamie en zone sensible. Je me trompe ?"
J'ai droit à un sourire. "Comment pouvez-vous savoir des choses pareilles ? Vous êtes un marabout blanc. - Cela ne fait que trente ans que je suis ici..."
Aujourd'hui. C'était ce matin. Madame A est face à moi et elle vient simplement pour renouveler (je sais, il y a des médecins qui s'étranglent en lisant ce verbe, moi, non) sa pilule. C'est la femme de B. La cousine sénégalaise. Il n'y a rien à dire : elle est charmante. Elle fait des études à Nanterre et ce n'est pas le genre à être la deuxième femme. La consultation est sur le point de durer deux minutes. Madame A, quand elle s'est mariée, n'était jamais venue en France. "Comment va B, sa thèse avance ?" Elle fait un bruit avec l'arrière-gorge : cela veut dire que quelque chose ne va pas. "Il a du mal." Va-t-elle parler ? Je n'ai pas encore appuyé sur Imprimer et un grand silence règne dans la pièce. "Qu'est-ce qui se passe ? - Il a presque abandonné... - Non ?"
L'histoire est simple : quand elle est arrivée en France il a fallu qu'il se mette à travailler pour les faire vivre et la thèse de sociologie est passée quasiment à la trappe. Un effet collatéral du mariage forcé ? Sans doute. "Mais c'est une grosse con..., bêtise... - Oui, je le lui ai dit. Mais on ne peut pas faire autrement. Vous ne connaisse pas les Africains..." Ben, si, je connais un peu les Africains originaires de la région du fleuve, cela fait trente-deux ans que je les reçois et qu'ils viennent me voir.
Je dirai qu'ils sont plus pessimistes que moi sur l'avenir de leurs pays (Sénégal, Mauritanie, Mali).
B a longtemps parlé avec moi de sa thèse. Lui-même issu d'une famille polygame il avait le "droit" et l'"autorisation" du parler universitairement correct d'enquêter sur les souffrances des femmes et des enfants de ces familles. J'y reviendrai peut-être un jour. J'ai beaucoup d'histoires à raconter. Des histoires de chasse, comme on dit. Pas un discours structuré de sociologue ou d'anthropologue. Mais je me suis fait une opinion, non pas une opinion morale, occidentale, mais une opinion humaine.
B a de la chance qu'on l'ait forcé à se marier à une jeune femme qui paraît équilibrée et qui se fond dans sa belle-famille avec sincérité. Madame A a de la chance qu'on l'ait forcée à se marier avec B qui est un garçon ouvert, intelligent et qui aurait été capable de terminer sa thèse (ce qu'il ne fera plus, désormais) sur un sujet sensible.
"Vous vous sentez coupable ?"
Elle me regarde comme si elle n'avait pas compris mais elle a compris.
"Coupable de quoi ? - Ben, qu'il n'ait pas continué sa thèse. - Non. Pas coupable du tout. - Ah..." Où ai-je mis les pieds dans le mauvais plat ?
Nous nous regardons. Elle est jolie et elle le sait. Mais elle ne veut pas en profiter. Elle a un secret à me dire. Elle ne me regarde plus : elle a besoin de se lancer.
"B n'a pas terminé sa thèse parce qu'il ne le pouvait pas. - Heu... - Il ne le pouvait pas car plus il avançait, plus il racontait, plus il faisait des statistiques et plus il se disait qu'il n'avait pas le droit. - Le droit de quoi ? - Le droit de raconter ce qui se passe dans les familles africaines polygames vivant dans les quartiers. Il ne pouvait pas leur faire cela. - Et qui le fera ? - Peut-être personne."
Je vous disais que cette jeune femme était un ange.
B a renoncé deux fois : en acceptant ce charmant mariage arrangé et en quittant la jeune femme qu'il aimait et en n'écrivant pas sa thèse.
Nous avions la chance d'avoir en B à la fois un presque griot et un futur diplômé de troisième cycle de l'enseignement supérieur et il s'est tu. J'espère, mais je ne suis pas un spécialiste de l'anthropo-sociologie, que ce genre de thèse existe déjà ou va exister, mais la sienne est morte. C'est drôlement dommage.

mardi 28 septembre 2010

UNE POLLAKIURIE PAS PROGRESSISTE DU TOUT - HISTOIRES DE CONSULTATIONS : QUARANTE-TROISIEME EPISODE

Une partie du Val Fourré (Mantes-La-Jolie. Yvelines)

Monsieur A entre dans mon bureau avec confiance : nous nous connaissons depuis trente ans et nous rions et nous engueulons depuis trente ans pour des motifs qui n'ont parfois strictement rien à faire avec la médecine. Je ne peux m'empêcher, tandis qu'il s'asseoit devant moi, toujours impeccable, en costume bleu nuit, chemise blanche, cravate bleu foncé et souliers vernis, de me rappeler le presque jeune homme qui venait me voir il y a plus de trente ans, le regard clair, Jeune Afrique sous le bras et Le Monde à portée de la main. A l'époque il croyait encore à la révolution, au progrès social, aux mouvements de libération, au développement et à la citoyenneté. Je l'embêtai déjà avec ces bêtises, lui rappelant René Dumont et soulignant combien les élites africaines ne méritaient pas leurs peuples (en général on dit le contraire...)
Monsieur A consulte pour une pollakiurie nocturne qui commence à le gêner sérieusement. Il voudrait se faire opérer.
Je lui raconte mon histoire habituelle sur les interventions prostatiques, fussent-elles des résections, et leur risque d'altérer la fonction sexuelle. Surtout chez un homme de soixante-six ans.
Il est déjà allé consulter un urologue à Paris : c'est le copain du copain d'un copain qui lui a donné une adresse dans une clinique du neuvième arrondissement.
Je voudrais dire ceci : c'est son droit le plus strict. Je ne vais pas monter sur la table et prendre la mouche parce que je suis son médecin traitant, que nous avons signé un vague bout de papier indiquant à la CPAM qu'il sera mieux remboursé, avec une lettre de ma part, en allant voir un spécialiste. Monsieur A est allé voir un urologue sans me demander mon avis. Et alors ? Nous ne sommes pas tenus par des liens de sang. Dans ce cas, au lieu de l'accuser d'infidélité, je peux m'accuser d'incompétence : je connais ce patient depuis des lustres et quand il pisse plus souvent la nuit que d'habitude, au lieu de me passer un coup de fil, il fait confiance à untel ou untel qui a des informations d'untel ou d'untel sur un chirurgien connu de sa grand-mère et néanmoins cotisant, cela vaut mieux, à la sacrosainte et toute-puissante Association Française d'Urologie (AFU) dont je ne saurais, nonobstant mon ironie, que louer l'efficacité en tant que société savante et syndicat professionnel. Si les médecins généralistes s'en étaient inspirés, la consultation ne serait pas à 22 euro. Mais c'est une autre histoire. J'ai donc fauté quelque part : Monsieur A n'a pas eu le réflexe de m'appeler et il a quand même le souci de me faire un rapport sur ce qu'a dit l'urologue.
Le brave Monsieur A a donc, derrière mon dos, été échographié de la prostate et a eu droit à un examen cytobactériologique des urines (ECBU) et à un dosage du PSA (inférieur à 4).
Tout cela est contenu dans l'enveloppe kraft qu'il a déposée sur mon bureau (modèle Habitat 1986 avec plateau en verre et tout cela tient parfaitement le coup) en lieu et place de Jeune Afrique et du Monde.
Monsieur A est embêté. Je sais qu'il est embêté et je sais qu'il ne sait pas que je sais pourquoi il est embêté. Il s'en doute peut-être mais je ne lui ai jamais posé de questions car j'attendais qu'il en vienne aux faits, les informations que j'avais apprises le concernant relevant à mon sens du secret professionnel, et ce d'autant que c'était sa femme et une de ses filles qui m'en avaient parlé.
Monsieur A, employé de PSA à la retraite, a sept enfants dont le dernier affiche quatorze mois. Ainsi, dans la famille, il y a cinq oncles (les petits-enfants de Monsieur A) qui sont plus jeunes que le neveu (le dernier fils de Monsieur A). Monsieur A, lecteur de Jeune Afrique dans sa jeunesse n'a qu'une seule femme que je connais parfaitement ainsi que les enfants et les petits-enfants. Il était contre la polygamie et il n'est pas devenu polygame comme la majorité de ses compatriotes sénégalais du même âge (donnée vérifiée et vérifiable). En réalité, Monsieur A n'était pas polygame.
Je sais qu'il est polygame et lui ne sait pas que je le sais.
J'attends la suite.
Lui : Qu'est-ce que vous en pensez alors ?
Moi : De quoi ?
Lui : Ben, de me faire opérer...
Moi : Je vous ai déjà dit ce que j'en pensais.
Lui : Mais je suis gêné, je dois me lever plusieurs fois par nuit.
Moi : Je comprends mais je crois que l'urologue ne vous a pas tout dit.
Lui : Expliquez- moi.
Moi : Monsieur A. Je ne vais pas vous faire un cours de morale mais il faut quand même que vous me disiez tout.
Lui : Tout ?
Moi : Je vous écoute.
Monsieur A prend un air buté. Puis : Ma femme vous a dit ?
Moi : M'a dit quoi ?
Lui : Ben, je ne sais pas comment vous dire...
Moi : Très cher Monsieur A, je vais vous mettre à l'aise, je vais vous raconter ce qui se passe ici au Val Fourré. Nombre de travailleurs d'origine négro-africaine, je ne vous parlerai pas des travailleurs d'origine maghrébine, une fois la retraite arrivée, font des voyages fréquents en Afrique et finissent (ou commencent, je ne sais pas) par se marier là-bas et à avoir des enfants là-bas. Ils laissent leur femme ou leurs femmes se débrouiller en France avec les nombreux enfants et vivent leur vie au pays. Je me trompe ?
Lui : Vous connaissez les Africains, docteurdu16. On ne peut rien vous cacher.
Moi : Donc, je crois que le distingué urologue qui vous a été conseillé par votre copain traitant...
Lui : Vous ne devriez pas vous moquer...
Moi : Je ne me moque pas, je souligne, donc, le distingué urologue vous a vaguement prévenu qu'il pouvait y avoir des troubles sexuels, dans de rares cas a-t-il dû indiquer, post opératoires, dans le genre impuissance, et il a ajouté, brillant, des troubles transitoires, je vous rassure, Monsieur.... A..., mais il n'a sans doute pas imaginé, le brave urologue toubab, que vous aviez une vie sexuelle, que vous étiez jeune marié, déjà jeune papa et, selon vos désirs, futur jeune papa. Je me trompe ?
Lui : Et alors ?
Moi : Et alors ? Et alors la résection prostatique s'accompagne presque systématiquement d'une éjaculation rétrograde...
Lui : Je l'ai lu sur Internet...
Moi : Qui rend stérile...
Lui : Je n'avais pas pensé à cela.
J'aurais pu lui faire un cours sur le médecin traitant, l'intérêt d'en avoir un, de lui demander des conseils et de ne pas se fier au premier copain venu, mais je n'en ai pas eu le courage. J'ai repensé au fringant jeune Africain lisant Jeune Afrique qui était contre la polygamie et dont la femme est désormais voilée en noir comme jamais une négro-africaine ne l'a été au cours de l'histoire, dont la femme a souvent pleuré dans mon cabinet quand son mari partait pour l'Afrique et qu'elle était certaine qu'il y allait pour choisir une cousine de vingt ans, puis s'y marier, puis avoir des enfants.
(Nous en reparlerons un jour.)
Mais, chut, ce n'est pas politiquement correct de parler de cela. Quant à dire que la pollakiurie n'est pas progressiste, c'est un jugement de valeur qui est très au dessus de mes moyens.