Il y a toujours un moment où l'on se pose des questions sur la théorie dans sa pratique quotidienne mais il est aussi nécessaire de mettre sa théorie à l'épreuve de sa pratique pour savoir ce qu'il en reste et, surtout, pour se remettre en question.
A mon retour de vacances je revois Madame A, 37 ans, que, pour des raisons pratiques tenant à l'exposé des faits (vous avez sans doute remarqué qu'il est rare en ce blog que je fournisse des indications ethniques sur les cas cliniques rapportés pour des raisons de confidentialité, certes, mais aussi pour ne pas faire de ces cas cliniques des cas d'école ou des démonstrations qui seraient fondées sur des données seulement sociologiques, culturelles ou... idéologiques et, on me le demande souvent, il est fréquent dans ces cas cliniques qu'un homme soit une femme et vice versa, je fais fi des genres avec mon esprit à la mode que tout le monde m'envie, ce qui fait que j'atteins facilement le point bobo) je vais présenter à la fois comme femme de ménage et comme d'origine malienne (pour les coupeurs de cheveux - crépus- en quatre, elle est née au Mali). Elle consulte avec son mari, manutentionnaire et Malien, et ils arborent (comme on dit dans les romans à deux sous) un beau sourire.
Je rappelle quelques éléments de la théorie illichienne qui ont inspiré depuis de nombreuses années ma réflexion (je réserve pour plus tard la critique d'Ivan Illich par Thomas McKeown dans 'The role of medicine', courte mais passionnante, et ce que cela m'inspire) : la société s'est à tort médicalisée (on peut discuter sur le degré de médicalisation / sur médicalisation comme l'a fait Marc Girard, par exemple à propos du corps des femmes) et on peut s'interroger sur qui a commencé, c'est à dire si la médecine a forcé la société à se médicaliser ou si la société a exigé de la médecine qu'elle règle des problèmes qui, de tout temps, n'étaient pas médicaux ; les adversaires d'Illich prétendent que c'est le progrès qui a rendu des pans de la vie "médicaux" (soigner des infections, surveiller les grossesses ou remplacer des coeurs), Illich a lui tendance à dire que c'est la technique qui a fait miroiter à la société des solutions médicales à des problèmes anthropologiquement non médicaux ; à l'échelle historique et de façon globale l'hygiène est plus déterminante que la médecine pour diminuer la morbi-mortalité (Illich et McKeown sont d'accord sur ce point) mais il faut cependant moduler en fonction des pathologies, des époques et des lieux (j'y reviendrai ailleurs) ; les grandes institutions de la société industrielle (santé, école, transports, énergie) sont contre-productives (rappelons cette statistique effrayante et que nous avons du mal à imaginer : 30 % des patients traités pour une infection à l'hôpital l'ont attrapée durant leur hospitalisation) ; mais venons-on au fait central : Illich préconise l'autonomie de l'individu et de son entourage contre l'hétéronomie de la technique (voir ICI) et il donne des exemples convaincants, d'autant plus convaincants que le corps médical et les industriels ont intérêt à élargir leur champs d'intervention (et de vente) : le deuil de son conjoint est, par exemple, devenu une maladie alors qu'auparavant c'était une situation existentielle qui se traitait en famille ou dans un cercle d'amis ; il faudrait développer à l'infini ce dernier point car le concept d'autonomie est d'une complexité inouïe et peut autant renvoyer à la common decency orwellienne qu'au libertarianisme états-unien... Fin de la parenthèse.
La première fois que Madame A est venue me voir, seule, elle va très mal. Elle est effrayée, elle n'arrive pas à dormir, mais pas du tout, elle a des crampes dans le ventre, le coeur qui bat vite, et cetera. En gros elle fait une énorme crise d'angoisse généralisée. Elle a peur de mourir. Elle a peur de dormir et de ne pas se réveiller. Elle pleure et elle se tient la poitrine. Et comme souvent en ces circonstances elle pense que c'est organique et cette accumulation de symptômes angoissants lui fait craindre le pire, une maladie grave, un cancer. Elle veut, bien entendu, une prise de sang et un scanner corps entier (regarder Dr House est mauvais pour la santé) pour savoir. Mon refus ne la rassure pas. Bien au contraire.
Je suis incapable de l'interroger sereinement et elle est incapable de me parler sereinement mais l'angoisse de mourir l'empêche de se comporter "normalement" avec son mari, ses enfants et elle arrivait jusqu'à présent à travailler.
Je lui prescris une benzodiazépine et un hypnotique (que la police du goût me pardonne...) : double hétéronomie : elle consulte un médecin et le médecin lui prescrit des médicaments pour une "pathologie" qui, en Afrique, aurait nécessité de l'autonomie communautaire (ce qui tend là-bas aussi à disparaître). Je lui prescris également un court arrêt de travail bien qu'elle semble aller mieux quand elle travaille. Mais elle est épuisée.
Dans notre entretien confus et incompréhensible et en raison du fait qu'obtenir un rendez-vous dans une structure psychaitrique demande entre une décennie et unsiècle, je réussis à lui glisser le conseil de parler autour d'elle pour se faire aider, son mari, quelqu'un de sa famille, une amie. Début de la rupture d'hétéronomie ?
La deuxième fois qu'elle consulte, trois jours après, elle ne va pas mieux, mais elle est accompagnée d'une cousine. Symptomatologie identique, angoisse dans le même métal, mais elle a parlé à son mari et à sa cousine. La cousine intervient : "Nous avons perdu récemment notre grande soeur au Mali qui est morte brutalement et sans cause apparente et c'est la raison pour laquelle elle est mal, elle ne comprend pas ce qui lui arrive. Elle a peur de mourir et d'aller la rejoindre. Et elle ajoute : "Une de nos cousines qui vit à Dakar, loin du village où est décédée notre grande soeur, est dans le même état, enfin elle a peur de mourir..." (Ma réaction en direct : ainsi, nous entrons en plein, non, je plaisante, en pleine théorie mimétique (voir René Girard) avec deux protagonistes qui ont les mêmes symptômes à des milliers de kilomètres de distance.)
La patiente sourit vaguement. J'ai également oublié de dire qu'elle n'a pas pris le traitement que je lui ais prescrit : elle ne voulait pas prendre de médicaments.
Nous avançons un peu.
La patiente commence à parler de sa grande soeur mais les manifestations d'angoisse sont encore au premier plan et elle s'inquiète encore plus : elle est certaine d'avoir un problème au ventre et veut une radio. Je tente de lui expliquer que... La cousine ajoute que son mari pense qu'elle a une maladie et qu'il la pousse à faire des examens.
Je conseille à nouveau les discussions familiales. J'apprends alors que la cousine qui présente exactement les mêmes symptômes a commencé quelques heures avant que ma patiente n'exprime la même chose, ce qui beaucoup impressionné la famille des deux continents quand elle l'a appris.
Je demande : "Avez-vous parlé à votre soeur ? - Non. Elle ne veut pas."
La troisème fois qu'elle consulte, son mari est avec elle. Elle a fini par prendre les médicaments et elle se sent (un peu) mieux mais "ce n'est pas tout à fait cela". Le mari est inquiet et convient que c'est la mort de la soeur qui a tout déclenché. Il a beaucoup réfléchi et se demande comment il ferait s'il avait peur de mourir. "Au village", me dit-il, "il y a un marabout qui fait des prières mais il n'y croit pas beaucoup... Ma femme ne pourrait-elle pas aller voir un psychiatre ?" Je me tourne vers sa femme qui sourit et qui dit qu'elle veut bien tout essayer. Cela va être difficile en cette mi juillet de trouver un rendez-vous au CMPA (dispensaire de secteur où les effectifs ne cessent d'être réduits) mais je fais un courrier en expliquant qu'elle verra d'abord un infirmier ou une infirmière puis un psychiatre. C'est OK.
A mon retour de vacances je revois donc Madame A qui a repris son travail : elle se sent mieux. Elle continue de parler avec sa cousine de France et maintenant elle parle aussi avec sa cousine qui vit au Sénégal. Elle a vu une infirmière au CMPA et elle verra un psy mi septembre. Nous n'avons rien réglé. Nous n'avons pas encore pu parler au fond pour des raisons conceptuelles (même si cette femme parle parfaitement le français) mais elle va mieux. Elle prend actuellement comme traitement un zolpidem au coucher et un alprazolam 0,25 dans la matinée. C'est tout.
J'ajoute que Madame A a appris une expression au CMPA : faire son deuil. Je ne sais pas si faire son travail de deuil va l'aider mais une nouvelle notion est entrée dans son esprit : elle est de plus en plus imprégnée de la culture toubab.
L'histoire n'est pas terminée.
Madame A n'est pas guérie mais a commencé à aller mieux grâce à son entourage et dans sa culture familiale. On peut dire aussi qu'avec le temps, va, tout s'en va. Que les benzodiazépines l'ont aussi aidée (à dormir).
Je ne suis pas assez sot pour dire qu'Illich a raison, je dis simplement que j'ai pensé à Illich en recevant plusieurs fois la malade et deux membres de sa famille, que j'ai pensé à l'autonomie illichienne versus le tout médecine ou le tout psychiatrique.
Je suis un toubab qui, au cours de ces consultations, a pensé à Freud, à René Girard, à Georges Devereux, à Ivan Illich et aussi aux benzodiazépines.
Medical nemesis. 1975. Vous pouvez en lire le premier chapitre en anglais ICI.
6 commentaires:
Restons anonyme pour le coup.
J'ai eu pendant quelques semaines de drôles de sensations quand je respirais...comme si un truc encombrait mes poumons.
En réfléchissant... j'avais ces sensations à chaque fois que j'avais des nouvelles de mon amie qui a un cancer du poumon. C'est parti maintenant.
Et pourquoi ne pas lire Illich en français?
Ca ne va pas faire avancer la discussion sur ce sujet, excusez-moi, j'ai souvent l'impression de balancer des commentaires un peu à coté.
La lecture d'un billet de JM Vailloud m'a amené une nouvelle fois à penser à ce que fait le médecin, ou à ce que j'imagine qu'il fait, en même temps qu'il tente de résoudre un problème médical. Ces réflexions sont nourries également par les conversations que je peux avoir avec un confrère et ami qui a créé une société ayant pour but de permettre aux médecins libéraux de constituer et de contrôler des bases de données issues de leur activité.
Tout ceci soulevant la question du contrôle de la collectivité sur le colloque singulier et ses conséquences.
Il me semble que le médecin est un des seuls personnages qui, par le fait du secret qui le lie au patient, peut être garant de la protection du sujet contre l'intrusion de la collectivité et des acteurs économiques dans son intimité et dans la gouverne de sa vie. Dans une certaine mesure bien entendu mais, me semble t'il, dans une mesure réelle.
Votre exemple illustre la liberté que vous vous accordez dans votre pratique, celle que vous accordez au patient et celle que le patient peut utiliser pour réfléchir à son histoire.
Pourvu que ça dure ...
J'ai lu Illich vers 1978, j'ai relu il y a peu: il n'a pas tant vieilli que cela. Je suis resté illichien (comment dit-on?)dans l'âme. J'en suis ravi mais, en médecine générale, ce n'est vraiment pas le bon plan pour un commerce rentable!!!
Eh dites, on est le 04 septembre ! Le 4 septembre !? Proclamation de la -troisième- république ! Ou présentation par DG en 1958 de la Constitution de la cinquième .
Je n'en ai guère entendu parler : ça doit laisser rêveur !?
@ Dr 16.
Votre observation clinique montre combien la médecine générale n'est pas et ne peux pas être mesurable, quantifiable, évaluable en totalité.
je n'ai pas vos référence "ilitchienne"et je crois que nous nous accrochons à des modèles plus ou moins bien formulés pour rendre un peu compréhensible ce qui ne l'est pas, à savoir l'"énigme de la relation médicale" (terme que j'emprunte à Leon Chertok).
Or le cadre de la consultation de médecine générale échappe à toute codification, rendant possible des rencontres improbables entre une personne qui cherche un soulagement à des souffrances qui ne sont pas toutes de la compétence du médecin, et des professionnels "supposés sachant". Que se passe t'il pour que cette relation singulière apporte du soulagement?
Votre exemple illustre bien toutes les croyances qui sont en jeu. Vous croyez vous même qu'un peu de benzo et un hypnotique peuvent apaiser. La patiente et son entourage croient que la médecine (et la pharmacie) peuvent quelque chose pour une problématique existentielle.
Nous co-croyons que le cadre de la médecine générale est pertinent pour cette situation. Qu'est ce qui permet aux généralistes d'incarner ce recours ?
S'agit il d'un recours par défaut du fait des pertes de repères religieux et moraux ? S'agit il de l'effet d'une porte ouverte simple d'accès ?
Au bout du compte, avec le recul de trente années d'exercice de la médecine générale, l'énigme de la relation médicale est de plus en plus mystérieuse.
J’ai lu, il y a quelques mois, « La marque du sacré » de Jean-Pierre Dupuy, élève de Illitch et de Girard, c’est un effort louable pour moi qui suit raisonnablement agnostique et passionnément athée.
Il faut reconnaitre que cette notion de sacré, structurait quand même « sacrément !! » la communauté humaine et lui donnant du sens pour faire face à sa souffrance et à sa finitude (ce qui est par ailleurs aussi la raison d’être de la médecine comme le rappelait Canguilhem).
Donc la pseudo-disparition du sacré, remplit nos salles d’attente comme celle des gourous et autres voyants. En beaucoup de domaines, la médecine techniciste et technocratique a dépassé depuis longtemps le tipping-point (seuil critique) de la contre-productivité de notre cher Illitch, et c’est souvent au pôvre généraliste de tenter de réparer les dégâts.
Je profite de l’occasion pour rappeler un petit détail qui m’est resté d’un vague cours d’ethno-anthropologie dont j’ai bien sûr tout oublié par ailleurs. En Afrique, on ne déprime (quasiment) pas !! On est possédé, envouté, marabouté… tout ce que vous voulez, mais on ne déprime pas…sauf si on est depuis trop longtemps chez les toubabs et à fortiori chez le toubib. Ayant moi aussi beaucoup de patients venus d’horizons très divers, il m’est quelquefois arrivé de tirer d’un mauvais pas, quelques pauvre bougre neuroleptisé « à mort » par un confrère psychiatre, pour ce qu’il considérait être un délire de persécution (faut-dire que ça y ressemblait« étrangement »). De simples conseils d’en parler avec des proches de même culture (parfois contre-productifs !!), de renouer des liens familiaux et amicaux, d’aller voir le marabout si il allait en vacances au Pays, et parfois aussi… un peu d’antidépresseurs ou benzos…j’en conviens…ont permis de reprendre (pour combien de temps ?) un fil de vie.
Nous travaillons tous, après quelques années d’errements théoriques au Pifomètre, tellement cette relation médicale (et sociétale) reste mystérieuse. Combien de fois sommes- nous ébahis par l’impact (négatif ou positif) qu’a pu avoir un simple mot ou une simple attitude sur l’histoire de nos patients. J’ai retrouvé pour le résumer cette merveilleuse citation de Paul Valéry : « Un homme sait souvent ce qu’il fait, mais il ne sait jamais ce que fait ce qu’il fait ».
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