Les invasions barbares - Denys Arcand - 2003 |
"Je n'irai pas en EHPAD !" est une phrase débile qui pourrait très bien se retourner contre moi le jour où, ayant perdu toute autonomie et où mes proches (ou ce qu'il en restera) en auront eu assez d'éponger la salive sortant de ma bouche, de me torcher le cul ou de changer mes couches, de me donner à manger de la nourriture moulinée (chaque fois que je lis sur la carte d'un restaurant l'intitulé "Ecrasé de pommes de terres", je pense à l'EHPAD), de perdre leur temps à venir me voir, de se battre avec les horaires des auxiliaires de vie et des aides à domicile, de mordre sur leurs horaires de travail et de se faire engueuler par leurs chefs qui n'ont ni parents ni grands-parents, de se faire reprocher de mal faire par les membres de la famille qui ne font rien (et si je remarque tout et que je ne dis rien c'est parce que la vieillesse, au lieu d'être la période où on règle tout est plutôt celle où on laisse tout passer), le jour où ils ne pourront plus s'occuper de moi dans l'appartement où j'ai passé une cinquantaine d'années à collectionner des souvenirs dont personne ne voudra plus, et, donc, il n'est pas question de déménager dans un établissement sentant le désinfectant et rythmé par le bruits des crocs sur les linoléums et de me retrouver dans une chambre anonyme en train d'attendre la mort ou des visites qui ne viendront pas ou qui viendront malheureusement.
Je n'irai pas en EHPAD.
Pour ne pas attendre avec impatience des visites et, une fois qu'elles seront là, penser me trouver au parloir d'une prison, purgeant une peine à perpétuité sans possibilité d'aménagement de durée, pour ne pas me rappeler mes propres visites en EHPAD où je m'y ennuyais ferme tout en jouant au bon fils, au bon beau-fils, au bon camarade.
Je me rappelle le film de Denys Arcand, Les invasions barbares, où les amis d'un mourant lui apportent une bouteille d'un très grand vin et qu'il les regarde en leur disant qu'il ne fait plus la différence entre une piquette et un verre d'eau... Sans compter la disparition du sexe et de la séduction.
Bien que médecin, je ne sais pas quoi faire quand je suis dans une chambre d'hôpital avec quelqu'un de ma famille : je ne suis ni médecin, ni un proche, je suis un intrus. Je fais semblant de pouvoir interférer avec l'hôpital, alors, quand je serai malade : avec qui pourrais-je interférer pour décider des traitements que je prendrai ou que je refuserai de prendre ?
Je n'irai pas en EHPAD car je n'aimerais pas qu'en fin de vie mes proches, ceux que j'aime, ceux à qui j'ai tenté de donner un sens à ma vie et à leur existence, me voient décrépit, bavant, bredouillant, lent, le cerveau englué, l'ombre de moi-même.
Je n'irai pas en EHPAD pour ne pas rendre ma famille coupable de ne pas venir me voir, de ne pas venir assez me voir, de se trouver désemparée et anxieuse (de sa propre déchéance voire de sa propre mort), pour ne pas voir dans les yeux de mes proches que je ne ressemble pas à celui que j'étais, que je suis à la porte de la mort.
Je n'irai pas en EHPAD pour me retrouver dans une grande salle, à huit, à dix, à six, en train de regarder des émissions débiles à la télé, toutes celles que je ne regardais jamais quand j'étais jeune, beau et valide, ou à jouer au volley fauteuil avec des animateurs zélés qui ne pourraient me faire oublier l'apollon des plages que j'étais qui smashait pour draguer les jeunes femmes...
Je n'irai pas en EHPAD pour voir des personnes de mon âge dans un état désespérant qui ne peut être que le miroir de moi-même.
Je n'irai pas en EHPAD pour pisser et pour chier dans ma couche, pour pisser et pour chier dans un bassin.
Je n'irai pas en EHPAD pour ne pas subir des toilettes quotidiennes complètes en cinq minutes alors que je préfèrerais une toilette de chat (d'ailleurs, où est mon chat, pourquoi n'est-il pas à côté de moi ? Parce que c'est un chat d'appartement, de son appartement, qui n'aurait pas supporté le transfert, qui aurait eu peur de toute cette agitation...) faite par une jeune femme douce qui me parlerait de son enfance à Fouta et qui éclaterait de rire à la moindre de mes débiles remarques sans avoir besoin de cocher des cases alakhon sur son tableau de service.
Je n'irai pas en EHPAD bien qu'il soit possible que je sois déjà incapable de savoir que j'y suis (la meilleure façon de survivre dans ce couloir de la mort) et que ma mémoire me fera défaut au point que toutes les lectures que j'ai fièrement faites tout au long de ma vie ne seront qu'évanescences irritantes.
Il est possible que j'aille en EHPAD mais il faudrait changer ce putain d'acronyme.
C'étaient mes directives anticipées.
PS
Et ce n'est pas la peine de faire des commentaires sur les EHPAD où il fait bon vivre, où il y a des animations (j'ai toujours détesté les animations du Club Med), passez votre chemin.
Et ce n'est pas la peine de faire des commentaires sur le dévouement des personnels, le fait que toutes ces personnes sont mal payées, cela fait partie du package.
Et ce n'est pas la peine de me parler de fin de vie agréable, de mort douce, ce sont des âneries modernes.
Changer l'acronyme ?
9 commentaires:
C’est hard… Mais c’est tellement ce que je pense…..
Deux personnes âgées de ma famille ont fini leur vie en EHPAD, et vous exprimez parfaitement mon propre sentiment sur ce sujet.
Amen
Hélas ! Tellement bien exprimé !.. Je m’occupe de ma mère très âgée, chez elle. Les infirmiers ne la traitent pas mieux à domicile qu’en Ehpad. Mais au moins, elle est chez elle, bien entourée par la famille. Mais j’ai le cœur qui se soulève en entendant leurs propos. « On » au lieu de dire « madame », et un ton dur, des gestes brutaux, des regards pleins de dégoût…
J'irai en EHPAD, en ayant le même point de vue que vous sur les EHPADS.
J'y irai parce que ma famille, mes enfants et probablement petits enfants n'auront pas ce lien qui m'en sauverait. Non pas qu'ils n'en soient pas capables, mais que la société dans laquelle ils vivent ne leur permettra probablement pas plus qu'elle ne me le permet déjà.
Après, sur un Yacht ou un radeau, seul et/ou entouré de bienveillance/indifférence la vieillesse reste un naufrage.
Seuls les affronts du temps nous permettent de rendre une telle reddition possible.
Oui, nous irons tous en EHPAD, et la même réflexion est valable pour les maternités et les hôpitaux. La différence étant qu'on apporte plus d'importance à la forme qu'au fond quand vient la fin, car c'est elle qui fait sens.
@ Louis.
Nous réfléchissons, un certain nombre de confrères (4 ou 5), et pour ne pas faire porter la responsabilité de notre fin programmée à nos proches, à organiser des procédures entre nous pour mourir rapidement avec le matériel adéquat.
A suivre.
Je n'irai pas en Ehpad pour ne pas avoir à écouter Bruel, Sardou, Pokora ou encore Mireille Mathieu. Comme dirait l'un d'eux dans une chanson non merci. Je suis d'accord à 300 pour cent avec votre texte. Je passe devant un Ehpad tous les jours en promenant mon chien donc forcément ça fait réfléchir d'autant plus qu'il y a des portraits-photos de certains résidents devant l'Ehpad. Et bien je n'ai pas envie un jour d'être comme eux. Je n'irai pas à l'Ehpad.
Quel privilège…
S’il reste de la place dans ton petit groupe de travail d’auto-euthanasie, je suis candidat à une intégration !
Ton texte est remarquable !
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