La Casa Batlló fait partie des sites d'intérêt majeur de Barcelone pour le touriste contemporain, celui qui arpente le monde avec son guide, son ou ses appareils photos et sa tenue de touriste en bandoulière (le touriste a une terrible façon de s'habiller, surtout en été, une façon qui le rend reconnaissable entre tous, ridicule entre tous, mais ne nous dispersons pas, nous sommes le 27 décembre à Barcelone, il n'est pas encore possible de se promener en T-shirt, bermuda, sac à dos, chaussures nike multicolores, chaussettes improbables ou, pire, sandalettes et paquets veineux, ventre proéminent, sueur nauséabonde et casquette trop sale ou trop propre…). Le touriste ridicule, c'est toujours l'autre, d'ailleurs.
La visite de la Casa est magique.
Il n'est pas question pour moi de vous la décrire, de singer un guide touristique ou de me mettre en scène en train de la visiter, le fameux kitsch kundérien, ou de paraphraser wikipedia dont l'article est décevant pour ce qui peut apparaître comme l'une des plus grandes curiosités architecturales privées du monde occidental (LA).
Mais voici quelques remarques plus générales.
Disons quand même, pour situer les choses, que l'architecte Antoni Gaudí a réalisé entre 1904 et 1906 une maison pour son client, le riche Batlló, à partir d'un bâtiment pré existant et qu'aujourd'hui encore, plus d'un siècle après les faits, on est saisis par la modernité intemporelle de ce bâtiment.
Pour ceux qui ne sont jamais allés à Barcelone visiter la Casa, voici une video qui en donne une idée, une video que l'on trouve sur le site officiel (ICI), une video d'une grande médiocrité en raison de cette jeune femme sortie de nulle part qui pollue véritablement la geste gaudienne. Car cette jeune femme, aussi belle soit elle, aussi mal filmée qu'elle l'ait été, est le symbole de notre vulgarité qui a mangé l'art, l'a avalé, l'a consumérisé, l'a rendu bankable non pour les quelques collectionneurs fortunés qui ont de tout temps accaparé le milieu mais pour le peuple, le vulgum pecus, celui qui achète et qui vend, qui se fait acheter et se fait vendre, et la video, avec cette jeune femme désirable, aurait très bien pu être utilisée pour vendre une voiture de sport ou une tablette électronique, les publicitaires, les vendeurs, les commerciaux sont capables de tout, voire même de ne rien vendre. Le site officiel permet également de découvir de magnifiques photographies de la maison, sa façade extérieure, sa façade intérieure donnant sur un patio, son puits de lumière, l'intérieur des pièces, ses détails de conception, microscopiques ou imposants, ses plafonds ou son ascenseur, ses poignées de portes, ses ailettes d'aération, ses rampes sculptées, ses vitraux déformants, qui témoignent non seulement du génie gaudien mais aussi de sa vision totale du monde. Pardon pour cette expression datée et connotée au totalitarisme idéologique qui a profondément marqué Barcelone au moment de la guerre civile entre fascisme, stalinisme, anarchisme et (simple) démocratie, alors que cette Casa, bien au contraire, est, dans sa conception totale, un antidote à l'architecture contemporaine (et ses exécutants) qui ont uniformisé notre mode de vie en tentant de faire croire qu'ils s'y sont adaptés.
Voici donc quelques réflexions telles qu'elles me sont venues en visitant la Casa Batlló.
- Sa modernité intemporelle. (Il existe sans nul doute des définitions variables de la modernité. Ce qui est moderne, au sens trivial, c'est ce qui vient de sortir, le dernier modèle de smartphone, le dernier sketch de Cyprien, et la vraie modernité en est d'autant plus éloignée de cette notion que ce qui est moderne est fait pour se démoder, c'est le principe de l'obsolescence programmée de la pensée. Ce qui est moderne, pour le sens commun, c'est ce qui est contemporain, c'est ce qui s'oppose au passé ou ce qui l'enterre, il faut être moderne, une injonction que la publicité, le sommet autoproclamé de la modernité, utiliser un nouveau téléphone intelligent, être connecté, hurler partout : ce type de modernité contemporaine ne choque pas, elle intègre, elle fédère, elle exclut aussi, ce sont les non modernes qui se font remarquer, ceux qui pensent résister en refusant le téléphone portable et l'ordinateur… et qui ne sont pas de "leur" temps. La modernité temporelle, c'est celle du désir et de l'imitation, c'est celle du buzz, c'est celle de l'emballement mimétique des foules qui pensent en être et qui sont des fourmis courant après un moi collectif inatteignable). La modernité intemporelle de la Casa Batlló tient à ceci : elle a choqué au moment de sa création et elle choque encore maintenant puisque ses formes audacieuses, ses partis pris, ses matières, ses couleurs, sa conception n'ont toujours pas intégré le domaine banal du quotidien et ne l'atteindront probablement jamais. La casa Batlló attire les regards et attise l'envie de tous ceux qui n'auront jamais le génie de Gaudi pas plus que le goût de Batlló.
- Sa modernité indémodable. La Casa Batlló est une oeuvre d'art toujours d'actualité, elle est revisitable, réinterprétable, reregardable à l'envi, son esthétique n'a toujours pas été digérée. Elle est toujours incompréhensible au sens commun et c'est pourquoi elle est définitivement moderne. Il n'y a pas d'évidences en elle. C'est un objet intellectuel et sensible. Elle fait partie des oeuvres humaines irrécupérables au même titre que l'Ulysse de Joyce ou que la Lulu de Berg. On peut certes fabriquer des mugs ou des cendriers en reproduisant les couleurs de Gaudí attrapées ici ou là mais la maison elle-même est un original, une réalisation unique, le fruit de la volonté de Gaudí et de l'argent de Batllo (il faudrait creuser un peu plus ce point…). Comme toutes les grandes oeuvres elle est infinie au sens où il est impossible de la dénombrer, on peut certes compter les céramiques, les clous ou les mètres carrés de peinture, mais il n'est pas possible d'en arriver à bout. Car la Casa Batlló ne peut être embrassée en une seule visite, ne peut être détaillée en une seule fois, elle demande du temps, et, en la revoyant le lendemain ou quelques années après, en ayant lu ou non de bons ou de mauvais auteurs, force est de constater qu'elle est toujours aussi mystérieusement attirante, secrète et énigmatique : elle est pleine de ressources insoupçonnables et insoupçonnées. La comparaison la plus féconde, me semble-t-il, est celle que l'on peut faire avec la modernité indémodable de Picasso : encore maintenant, dans les grands musées internationaux, on entend des visiteurs parler de sa peinture en n'y comprenant rien ; ces visiteurs sont incrédules, ils se demandent encore où il a voulu en venir, un siècle après les faits, ils se posent encrore des questions sur ses choix esthétiques.
- Son esthétique totale. Gaudí, seul ou avec les propriétaires, a réfléchi à tout. Le moindre détail a été pensé. Il a bien entendu oublié de prévoir les prises internet mais la beauté des moindres recoins, l'invention des moindres couleurs, le pensé de la circulation de l'air, le rapport regardé regardant entre les propriétaires et les passants sur le boulevard, le puits de lumière et ses teintes changeantes, le toucher et la forme des rampes d'escalier, les relations avec les maisons environnantes, la forme des plafonds, les colonnades et leur situation, tout ceci montre combien une profession, celle d'architecte et vue par Gaudí, se doit d'être curieuse de tout et de rien. Il a travaillé avec d'autres architectes, des sculpteurs, des céramistes, des forgerons, des peintres… il a supervisé, il a observé, il s'est fait son idée par lui-même. On pourrait arguer qu'une esthétique totale pourrait être dangereuse, elle est ici expérimentale, et, détail troublant, il n'y a pas de meubles en situation, si bien que le visiteur peut envisager ses propres meubles dans cette maison parfaite pour la rendre habitable et imparfaite, c'est à dire ne ressemblant pas à un musée. Les professionnels ne doivent pas se contenter de travailler, ils doivent se donner les moyens d'expérimenter eux-mêmes, de se colleter avec le réel, de ne pas croire aveuglément ce que l'on dit ici ou là, de ne pas se livrer corps et âmes aux académiciens et autres experts de tous poils qui inondent le monde. Durant cette visite j'ai ressenti le poids de la responsabilité de tout humain qui est confronté à l'humain, qu'il s'agisse de l'endroit où il habite, où il vit, ou de la façon dont il souffre ou de la façon dont il ne se plaint de rien. Gaudí n'a pas créé d'école mais il a insufflé de la révolution dans l'architecture. Qu'un jeune homme d'aujourd'hui et futur architecte n'ait pas encore visité la Casa Batlló est difficile à concevoir tout comme un médecin généraliste...
- Le triomphe de l'art bourgeois révolutionnaire dans cette maison. La bourgeoisie souffre d'une réputation détestable dans le monde contemporain pour des raisons idéologiques évidentes qui tiennent au triomphe furtif de la culture prolétarienne. Batlló est un industriel. Il est probable qu'il a fait travailler dur des ouvriers et surtout des ouvrières dans des ateliers où l'inspection du travail n'avait jamais mis les pieds. Et avec son argent, plutôt que de faire construire ou rénover une maison dans le goût de son temps, celui de sa famille en l'occurrence, il a demandé à Gaudi non pas d'épater le bourgeois, comme on dit, mais de faire preuve d'originalité et d'inventivité en suivant les idées déjà développées par l'architecte en d'autres lieux. Le résultat est tel qu'encore aujourd'hui la maison épate mais surtout déconcerte. A l'époque de la construction la Casa Batlló a épaté et déconcerté les nobles catalans qui détestaient les nouveaux riches bourgeois (à qui ils mariaient pourtant leurs filles) : la Casa Batlló est l'héritière des Lumières qui ont permis de détruire les Privilèges. La Casa Batlló est un pur produit de la culture bourgeoise occidentale, celle qui a subventionné les artistes les plus marquants, les plus révolutionnaires de leur temps (voire de l'histoire de l'humanité toutes cultures confondues), et Gaudi a réussi l'exploit que sa création soit toujours aussi révolutionnaire, dans la forme comme dans l'esprit, et que, par miracle, elle ne soit pas devenue "classique" comme la peinture de Monet et des Impressionnistes (qui, de "révolutionnaire" est redevenue "bourgeoise") ou "vulgarisée" et datée comme les oeuvres de Vasarely ou de Klimt.
Ce clin d'oeil de Barcelone pour ne pas nous faire oublier que la médecine générale, d'une certaine façon, c'est la médecine totale. Mais nous avons beau écarquiller les yeux, pas de docteur Gaudí et pas de Casa Batlló dans notre champ d'activité. Cela donne simplement envie d'aller encore plus loin, de réfléchir encore plus à notre métier et à ne pas nous contenter de notre simple bonheur de le pratiquer.
Le puits de lumières à la Casa Batlló (photographie du docteurdu16)