L'IGAS indique que le Benalor n'aurait jamais dû obtenir d'AMM
Madame A, 63 ans, d'origine tunisienne, a de violentes douleurs abdominales. Elle est allée aux urgences hier matin sur mes conseils (je lui avais remis une lettre tapuscrite) et elle a pris rendez-vous ce matin car cela ne va pas mieux. Je ne sais pas ce qu'elle a. Elle a une mine qui me fait peur. Je l'examine et, pas plus que moi hier matin ou que les urgences hier après-midi, je n'arrive à trouver ce qui pourrait expliquer ce qui cloche. Je suis très ennuyé car, un samedi matin, c'est le début du week-end. Elle n'a pas l'air de faire une occlusion, pas de colite, pas d'appendicite, pas de perforation, pas de gastro-entérite mais des douleurs abdominales aiguës et des vomissements. Je l'ai palpé sous toutes les coutures, j'ai repris sa température, j'ai recherché quelque chose qui pourrait me mettre sur la voie. Rien !
Pour gagner du temps et pour me permettre de réfléchir, et alors qu'elle est allongée sur la table d'examen, je lui demande des nouvelles de son mari qui est actuellement en Tunisie (Ben Ali a quitté le pays hier et le premier ministre a pris l'intérim de la présidence). "C'est une catastrophe. Je l'ai eu au téléphone hier soir, il m'a dit que les voisins, des gens que nous connaissons depuis longtemps, sont entrés chez nous avec des couteaux. Ils l'ont menacé et ils ont tout pris dans la maison." Je la regarde, étonné. Je n'avais pas entendu cela à la radio. "La police n'est plus nulle part. Il y a des voleurs partout. Mon mari est allé dormir ailleurs. Il a peur qu'ils reviennent... La situation est terrible."
Il faut que je me concentre sur son ventre. Je me récite son dossier et me rappelle son histoire de déficit en protéine S. House en aurait fait ses choux blancs mais cela me laisse sec. Il faut que je sache si je dois ou non la renvoyer aux urgences...
Je me souviens que son mari n'aimait pas beaucoup Ben Ali. Il en parlait avec moi au cabinet. Que pouvais-je dire de plus ? Les Tunisiens, depuis trois ou quatre ans, se "lâchaient" sur le régime alors qu'avant ils ne disaient rien ou ne voulaient pas dire du mal de leur pays devant des étrangers, fût-ce leur médecin traitant. Serait-ce l'anarchie de la période de transition ? les soubresauts de la révolution ? Ou un laisser faire voulu pour rendre l'ancien régime moins dictatorial ? En d'autres occasions, je me serais intéressé au sujet. Aujourd'hui, ce n'est pas le moment.
Pourquoi suis-je si mauvais aujourd'hui ? Je n'arrive pas à me décider. Regardons les choses en face : cette femme a-t-elle besoin de retourner aux urgences ? Je me récite tout ce que je sais sur les douleurs abdominales aiguës, j'ai posé toutes les questions possibles et imaginables. Et je me sens sec. J'ai le compte rendu de l'hôpital devant les yeux, enfin, j'ai le double des examens complémentaires qui ont été demandés et j'ai beau me prendre pour le professeur Even devant le mystère du sida, je suis sans réaction.
Ce n'est pas la première fois que cela m'arrive. Une grande détresse devant les mystères de la médecine. Je me dis, ce n'est pas la première fois, qu'il s'agit d'un métier de chien. Que je m'en veux d'être aussi mauvais. Que je m'en veux d'être aussi peu diagnosticien. Ou hésitant. L'échographie d'hier était non contributive. La prise de sang itou.
Cette femme ne va pas bien. Je la connais depuis longtemps et je ne lui ai jamais vu une tête pareille.
Sa fille débarque pendant la consultation.
"Alors, docteur. Qu'est-ce que vous en pensez ?
- Je ne sais pas ce qu'elle a.
- Elle a encore passé une nuit atroce. J'étais à côté d'elle. Nous n'avons pas dormi.
- Je vois."
Je ne vois rien. je pose encore deux ou trois questions et je ressens l'angoisse de ces deux femmes. Une angoisse qui peut très bien n'être que le reflet de la mienne. Je dois agir.
Je me décide, par lassitude probablement, par la renvoyer aux urgences. Je me fends d'un courrier qui commence ainsi "Je vous réadresse Madame A, 63 ans, que vous avez vue hier. Je n'ai rien de très neuf mais je sens qu'elle ne va pas bien et je ne voudrais pas passer à côté d'une ischémie..."
"Je suis obligé", je dis comme pour m'excuser, "de la renvoyer à l'hôpital..." Je regarde la fille qui pousse un soupir de soulagement. "Nous l'espérions toutes les deux... Nous sommes déjà tellement inquiètes pour mon père. Cela va mal en Tunisie. C'est allé trop vite..."
Je les raccompagne et je vais chercher mon rendez-vous suivant. Avec soulagement. En espérant qu'il s'agira d'une grippe ou du suivi d'une hypertension artérielle...
Un métier de chien, je vous dis.