Francis Bacon (1909 - 1992)
Cette injonction est moralement inattaquable, éthiquement indispensable et bonsensément évidente.
Il est donc nécessaire que le corps médical et ses associés paramédicaux se mobilisent pour atteindre cet idéal : la Société a une conscience universelle qui s'applique à tous les membres du corps social sans exception, c'est cela la démocratie que tout le monde nous envie.
Cet idéal est bien entendu incontestable : qui oserait s'avancer sur la voie étroite et semée de mauvais sentiments que serait l'ébauche de l'esquisse d'une acceptation de la souffrance physique et morale ?
J'essaierai de m'y risquer.
Par où commencer ?
Il n'est pas contestable que la douleur doit être "traitée" quand il est possible de le faire, c'est à dire la faire disparaître ou l'atténuer.
Il est probable que la France a mis un certain temps à comprendre que les enfants souffraient, que les personnes en fin de vie souffraient et qu'il était possible, sinon souhaitable, de leur prescrire des antalgiques adaptés, dont des opiacés et des morphiniques, malgré le risque théorique et réel de dépendance, ce qui, pour une personne très âgée semble à la fois dérisoire et sans objet. Mais maintenant que le corps médical a compris, ou a fait semblant de comprendre, l'intérêt de la prise en charge de la douleur, il n'est plus possible d'entrer dans un service hospitalier sans qu'un soignant ne vous tende une réglette EVA (échelle visuelle analogique) qui transforme en un clin d'oeil un malade souffrant de douleurs en un chiffre compris entre 0 et 10.
L'indolence physique a un prix. Les antalgiques sont susceptibles d'entraîner des effets indésirables qui peuvent avoir des conséquences néfastes quand ils perturbent la vigilance, des conducteurs ou des personnes âgées (fractures du col du fémur), et aussi quand ils conduisent à l'addiction. Mais ils sont aussi potentiellement responsables de lésions hépatiques ou de dépendance et d'accidents de coprescriptions.
Les antalgiques, pain killers en anglais, sont donc de plus en plus prescrits, sont de plus en plus vendus au dessus du comptoir (c'est à dire sans ordonnance), car personne ne supporte plus de souffrir. Cette attirance pour l'indolence est même devenue un droit : la vie humaine ne doit plus souffrir de souffrances. On en arrive à parler de la disparition de l'autonomie quand le chiffre de l'EVA devient préoccupant.
Il y a donc un marché. Et un marché quasiment infini à l'échelle de la mondialisation. De nouvelles classes de médicaments apparaissent car la douleur prend des masques complexes. Les douleurs neuropathiques sont à la mode, par exemple. Mais les "nouvelles" maladies qu'il faut traiter avec de "nouveaux" médicaments naissent aussi de la baisse des coûts des antalgiques traditionnels, produits anciens tombés dans le domaine public. Traiter une douleur avec de la prégabaline est plus rentable que de la traiter avec du paracétamol. Je ne dis pas que les douleurs neuropathiques... Je dis que la possibilité de traiter toutes les douleurs avec la prégabaline est ouverte.
Un monde sans douleur, voilà le but à atteindre. La douleur, cette ennemie, a permis, outre le développement des centres anti douleurs qui sont, après avoir été la propriété des anesthésistes, devenus celle des psychologues et, désormais, sans vergogne, celle de la pregabaline déjà citée et des stimulateurs externes. Point n'est besoin d'adresser des patients dans ces centres, sinon pour se débarrasser de patients qui ne savent pas ne pas souffrir, car ils en ressortent avec une ordonnance identique.
Un monde sans douleur, voilà le but à atteindre. La douleur, cette ennemie, a permis, outre le développement des centres anti douleurs qui sont, après avoir été la propriété des anesthésistes, devenus celle des psychologues et, désormais, sans vergogne, celle de la pregabaline déjà citée et des stimulateurs externes. Point n'est besoin d'adresser des patients dans ces centres, sinon pour se débarrasser de patients qui ne savent pas ne pas souffrir, car ils en ressortent avec une ordonnance identique.
Un monde sans douleur dans lequel est née la fibromyalgie. J'en ai déjà parlé ici. La fibromyalgie est un cas d'école de la lutte anti douleur car tous les ingrédients de la maladie à la mode sont réunis ; gageons même que telle l'hystérie de Charcot, la fibromyalgie des fibromyalgologues disparaîtra un jour de sa même mort. Les ingrédients : la fabrication de la maladie, les hypothèses étiopathogéniques les plus farfelues comme les plus sérieuses, des débats titanesques et, au bout du compte, des ordonnances à rallonge, "symptomatiques", et des malades qui continuent de souffrir.
Un monde sans douleur et un monde, presque, sans mort. La mort dans la dignité signifie, aussi, mourir sans douleur. Les services de soins palliatifs arrivent ! Les médecins curés, imams ou rabbins sont aux manettes mais pour exercer une sorte de sainteté laïque qui consiste à rendre la fin de vie indolore et acceptable.
Et quand la médecine échoue, c'est ce que disent les partisans de la fin de vie définitive, il faut transformer les médecins en prescripteurs passifs de l'euthanasie. Et les médecins qui émettent des doutes, pas les médecins non laïques, ceux qui refusent d'abréger la vie humaine au nom de la religion, ceux-là sont des anti modernes avérés, non, les médecins qui se demandent pourquoi on fait appel à eux, en fin de vie, pour donner l'extrême-onction scientifique, alors qu'il devrait s'agir d'une affaire privée...
Car la perte d'autonomie, nouvelle notion moderne et non critiquable, la modernité est une notion per se, une notion naturelle qui n'a besoin d'aucune justification morale, conduit elle-aussi à l'euthanasie. A partir du moment où l'individu perd son autonomie il n'est plus "vivable", il ne correspond plus à l'idéal de la vie complète de l'homme (ou de la femme) moderne.
Mais la douleur morale est aussi à combattre. Qu'il s'agisse de la banale anxiété qui peut aller jusqu'à l'anxiété pathologique, qu'il s'agisse des phobies qui empêchent de vivre, qu'il s'agisse de la dépression réactionnelle ou de la bipolarité. L'humanité souffrante n'a plus le droit de souffrir moralement. Chaque "maladie" psychique est étudiée, testée, et pour chacune identifiée un ou des médicaments sont utilisables.
Vous perdez vos clés ? Une cellule psychologique est convoquée. Un enfant tombe d'un toboggan dans une école maternelle le samu psychique est exigé par le parents d'élèves. Votre petite amie vous plaque, il faut un IRS pour vous soulager. Vous avez la phobie des pots de fleurs ? Un autre IRS est à votre disposition. Vous êtes fibromyalgique ? Un antidépresseur qui agit sur le seuil de la douleur peut aussi vous être prescrit. Car le fibromyalgique, s'il souffre, ne veut pas qu'on dise qu'il souffre de sa tête, sa maladie est ORGANIQUE, alors, il prend quand même des antidépresseurs, non pour traiter sa dépression mais pour traiter sa douleur...
Combien de malades sous Prozac sont anhédoniques, c'est à dire incapables de ne plus rien éprouver, ni en bien ni en mal, combien de malades sous antidépresseurs se sentent ailleurs dans cette bulle de bien-être, une bulle de bien-être qu'à cause du Prozac ils ne peuvent même plus apprécier... Ils regrettent la "vraie" vie quand ils pleuraient lors d'un décès de l'un de leur proche, ils regrettent la "vraie" vie quand un sourire les faisait sourire.
Et il n'est pas de jours où des médecins, des associations de malades, ne s'insurgent contre le sous-diagnostic des dépressions, pas un jour où l'on n'entend de braves gens s'insurger contre la souffrance des dépressifs, des anxieux, des phobiques, ne parlons pas des schizophrènes et autres psychotiques : la maladie mentale est négligée en France.
Un monde sans douleurs, un monde où les gens ne souffrent pas, ne souffrent plus, ne souffriront pas, un monde dans lequel l'humanité non souffrante ne s'acceptera plus en tant qu'humanité mais en tant qu'humanoïdes froids et aneuronaux.
Et ainsi, dans ce monde si bien décrit par Illich (voir ici), les gens qui oseront dire le contraire seront, encore, traités de réactionnaires, de partisans du vieux monde, de vieillards lubriques répétant à l'envi "Tu accoucheras dans la douleur."
Souffrons donc de ne pas participer à l'enthousiasme général, au combat contre l'algie, sorte de divinité maléfique, cessons de nous rappeler notre spleen, cessons de le vivre notre spleen, arrêtons de chanter le blues, d'écouter le blues, de nous complaire dans la mélancolie, soyons positifs, beaux, forts et compétents, voire compétitifs, soyons malheureux de devoir être heureux, des hommes sans douleurs et sans passions.
7 commentaires:
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Que d'animosité et de malveillance, anonyme 1! Je serais plutôt d'accord avec Dr du 16. Du droit au bonheur, on glisse vite vers l'obligation d'être heureux. Du droit à ne pas souffrir, on glisse vite à l'interdiction de souffrir et au caractère intolérable de toute souffrance. Il y a des aller-retour entre l'offre et la demande. La possibilté d'accéder au bonheur perpétuel et à l'élimination de la souffrance en modifie notre perception. Ce qui fait que le but à atteindre est comme la ligne d'horizon, qui s'éloigne de plus en plus au fur et à mesure qu'on cherche à s'en approcher.
Cela modifie dans le même temps notre relation au monde et aux autres. Ce qui ressort c'est le caractère très fortement normatif de notre société.
On ne peut pas nier la souffrance des fibromyalgiques parce que la souffrance est subjective.Et plus on leur déniera le droit de souffrir plus il souffriront, de toutes les manières possibles. Mais le médecin est confronté lui-même à des exigences sans limite, qu'il accepte de s'appliquer à lui-même, pour entretenir l'illusion de la toute puissance médicale. Il glisse ainsi de l'utilité de savoir deux ou trois choses à l'obligation de tout savoir. Et quand on est dans cette situation et qu'on se trouve face à un fibromyalgique, ou n'importe quel patient qui vous met en échec, on a tendance à réagir comme beaucoup de profs en face d'un cancre, qu'ils n'arrivent pas à faire rentrer dans les cases, en rejetant la responsabilité sur lui et en le niant.
Concrètement il y a 3,5 millions d'hommes et 5,5 millions de femmes en France qui en 2008 connaissaient des limitations fonctionnelles. Alors la souffrance ce n'est plus l'exception mais la norme.
Je rejoins les idées d'Ivan Illitch concernant la contre-productivité d'un progrès technologique non maîtrisé qui ne s'inscrit pas dans un projet global centré sur l'humain, qui doit l'englober et le dépasser.
CMT
Qu'elle me hérisse cette réglette EVA pour coter la douleur, conçue pour des études cliniques, utilisée abusivement en pratique quotidienne, et qui permet si facilement de gagner du temps, de ne pas écouter pleinement le malade, de ne pas comprendre le contexte clinique, psychique, social et culturel du patient exprimant sa douleur, qui permet de ne pas se poser la question de l'empathie, qui n'oblige plus à réflechir sur la démarche thérapeutique consécutive, à choisir une prise en charge adaptée, pas forcément médicamenteuse, qui autorise le soignant à fonctionner comme un robot déshumanisé prestataire de service d'un patient consommateur de soins, déshumanisé lui aussi!
Un très beau texte ...
Je vous remercie de l'avoir écrit.
lire au sujet de la "fibromyalgie" le rapport très intéressant de la HAS
http://www.has-sante.fr/portail/upload/docs/application/pdf/2010-10/syndrome_fibromyalgique_de_ladulte_-_rapport_dorientation.pdf
il y a un chapitre où il est clairement question de disease mongering
un autre ou est fait l'historique de la création du syndrome
un autre ou ils se posent la question de la pertinence de chercher les points douloureux ...
http://www.salon.com/books/laura_miller/2011/02/06/the_illumination/index.html
Dr du 23
Bonsoir
Je lis ce blog avec beaucoup d'intérêt. J'en ai dévoré bien des articles, en applaudissant des deux mains.
Mais.....Entre souffrir une minute, une heure un jour ou des années, il me semble qu'il y a tout de même une belle différence d'échelle.
Je souffre depuis plusieurs années d'une maladie de tarlov.
Les symptômes se rapprochent souvent d'une névralgie pudendale.
Pour moi une racine s3 abîmée et pas de régénération après opération.
Position assise douloureuse ++.
Je ne vais pas en faire un roman. Je m'adapte comme je peux, je renonce mais reconstruis également. Je prends le minimum de médicaments, (et suis loin d'être seule dans ce cas) me méfie du liryca, du cymbalta comme de la peste. Mais j'ai eu beaucoup de mal à obtenir une prescription de rivotril. 3 euros le flacon......
Mais c'est un peu difficile de lire ces billets....Moi je veux bien serrer les dents (enfin dans mon cas, les fesses)....mais c'est long c'est long.....
Dernier détail. J'ai été soignante, dans un service de néonatalogie et quand j'ai commencé à travailler, la douleur des bb, personne n'en tenait vraiment compte.
Ce n'est plus le cas, heureusement.
Cordialement
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